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Des pays où mon nom ne soit point parvenu!
Fuis, traitre! ne viens point braver ici ma haine,
Et tenter un courroux que je retiens à peine.
C'est bien assez pour moi de l'opprobre éternel
D'avoir pu mettre au jour un fils si criminel,
Sans que ta mort encor, honteuse à ma mémoire,
De mes nobles travaux vienne souiller la gloire.
Fuis, et, si tu ne veux qu'un châtiment soudain
T'ajoute aux scélérats qu'a punis cette main,
Prends garde que jamais l'astre qui nous éclaire
Ne te voie en ces lieux mettre un pied téméraire;
Fuis, dis-je, et, sans retour, précipitant tes pas,
De ton horrible aspect purge tous mes Etats.

Et toi, Neptune, et toi, si jadis mon courage
D'infâmes assassins nettoya ton rivage,
Souviens-toi que, pour prix de mes efforts heureux,
Tu promis d'exaucer le premier de mes vœux.
Dans les longues rigueurs d'une prison cruelle,
Je n'ai point imploré ta puissance immortelle.
Avare du secours que j'attends de tes soins,
Mes vœux t'ont réservé pour de plus grands besoins!
Jet'implore aujourd'hui : venge un malheureux père.
J'abandonne ce traître à toute ta colère;
Etouffe dans son sang ses désirs effrontés:
Thésée à tes fureurs connaîtra tes bontés.

RÉPONSE D'HIPPOLYTE.

D'un mensonge aussi noir justement irrité, Je devrais faire ici parler la vérité,

Seigneur; mais je supprime un secret qui vous touche:
Approuvez le respect qui me ferme la bouche:

Et, sans vouloir vous-même augmenter vos ennuis,
Examinez ma vie, et songez qui je suis.
Quelques crimes toujours précèdent les grands crimes;
Quiconque a pu franchir les bornes légitimes,
Peut violer enfin les droits les plus sacrés.
Ainsi que la vertu, le crime a ses degrés,
Et jamais on n'a vu la timide innocence
Passer subitement à l'extrême licence.

Un seul jour ne fait point, d'un mortel vertueux,
Un perfide assassin, un lâche incestueux.

Elevé dans le sein d'une chaste héroïne,
Je n'ai point de son sang démenti l'origine.
Pithée, estimé sage entre tous les humains,
Daigna m'instruire encore au sortir de ses mains.
Je ne veux point me peindre avec trop d'avantage;
Mais, si quelque vertu m'est tombée en partage,
Seigneur, je crois surtout avoir fait éclater
La haine des forfaits qu'on ose m'imputer.
C'est par là qu'Hippolyte est connu dans la Grèce.
J'ai poussé la vertu jusques à la rudesse.
On sait de mes chagrins l'inflexible rigueur.
Le jour n'est pas plus pur que le fond de mon cœur1.
RACINE. Phèdre, act. IV, SC. II.

MARIUS DANS LES MARAIS DE MINTURNES.

Le monde a conspiré la perte d'un seul homme, Et la nature entière est d'accord avec Rome.

De son sein l'Océan m'écarte avec effroi,
La terre me repousse et s'ébranle sous moi.
C'est en vain que la nuit, moins cruelle et plus sombre,
Favorise mes pas et me prête son ombre;
Au défaut du soleil la foudre ici me luit,
Et montre à l'univers qu'enfin Marius fuit!
Par d'étonnants revers le sort veut que j'expie
Les étonnants succès qui signalent ma vie.
Il veut faire admirer à la postérité

Mon infortune autant que ma prospérité...
Tout se tait; tout a fui dans une horreur profonde,
Et seul je semble errer sur les débris du monde.
Je n'irai pas plus loin : j'attends ici mon sort.
Ce n'est pas d'aujourd'hui que je brave la mort.
Demanderai-je aux dieux qu'un trépas plus illustre
Au nom de Marius ajoute un nouveau lustre?
Quarante ans de combats m'ont épargné ce soin,
Et, pour être immortel, je n'en ai pas besoin.
Expirer loin de Rome, en cette solitude,
N'est-ce pas la punir de son ingratitude?

Je l'abandonne en proie au plus pressant danger.
Oui, me laisser mourir, c'est assez me venger.
Teutons, Cimbres, Gaulois, que ce jour vous rallie;
La mort de Marius vous livre l'Italie.

Mais Sylla cependant ne recueille-t-il pas
Cet absolu pouvoir, objet de nos débats?
Favorable à ses vœux, mon désespoir seconde
Son orgueil qui l'appelle à l'empire du monde.
Est-ce ainsi que mon cœur apprit à le haïr?
Son plus fidèle ami le peut-il mieux servir?
Ah!quels que soient les maux dont la mort nous délivre,
Montrons-nous Marius,. en osant encor vivre.
Dussé-je encor m'attendre à de plus grands revers,
Je ne puis me résoudre à céder l'univers.
Vivons tant que ce noble et puissant héritage
D'un autre que mon fils peut être le partage;
Vivons tant qu'un sénat guidé par l'intérêt
N'aura pas à mes pieds révoqué mon arrêt;
Vivons, tant que ce bras, pour victoire dernière,
N'aura pas à Sylla fait mordre la poussière;
Vivons le ciel le veut. En ces lieux j'aperçois
L'abri qui m'est offert sous ces rustiques toits.
C'est chez l'infortuné que la pitié se trouve :
Sans peine on compatit au malheur qu'on éprouve2.
A travers tant d'écueils les dieux qui m'ont sauvé
Au plus obscur trépas ne m'ont point réservé.
Leurs mains, qui sous mes pas aplanissent la route,
Pour un grand avenir m'ont conservé sans doute.
Éprouvons les destins, fatiguons leur courroux;
Voyons si le malheur est plus constant que nous.

:

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1 voyez, dans Sénèque le tragique, la tragédie d'Hippolyte, traduite ou imitée par Racinę dans plusieurs morceaux de Phedre. r

2 Non ignara mali miseris succurrere disco.

VIRG. En., liv. ler. (N. E.)

Tranquille il me conduit à ces funèbres jeux;
Il triomphe, et je sens succomber mon courage.
Pour la première fois je redoute un présage:
Je crains Argos, Électre, et ses lugubres cris,
La Grèce, mes sujets, mon fils, mon propre fils.
Ah! quelle destinée, et quel affreux supplice
De former de son sang ce qu'il faut qu'on haïsse;
De n'oser prononcer, sans des troubles cruels,
Les noms les plus sacrés, les plus chers aux mortels!
Je chassai de mon cœur la nature outragée;
Je tremble au nom d'un fils : la nature est vengée.
VOLTAIRE. Oreste, act, 1er, SC. IV.

REMORDS DE PHÈDRE.

Misérable! et je vis, et je sontiens la vue De ce sacré Soleil dont je suis descendue! J'ai pour aïeul le père et le maître des dieux; Le ciel, tout l'univers est plein de mes aïeux. Où me cacher? Fuyons dans la nuit infernale! Mais, que dis-je? mon père y tient l'urne fatale. Le Sort, dit-on, l'a mise en ses sévères mains; Minos juge aux enfers tous les pâles humains. Ah! combien frémira son ombre épouvantée, Lorsqu'il verra sa fille, à ses yeux présentée, Contrainte d'avouer tant de forfaits divers, Et des crimes peut-être inconnus aux enfers! Que diras-tu, mon père, à ce spectacle horrible? Je crois voir de tes mains tomber l'urne terrible; Je crois te voir, cherchant un supplice nouveau, Toi-même de ton sang devenir le bourreau. Pardonne! Un dieu eruel a perdu ta famille; Reconnais sa vengeance aux fureurs de ta fille. Hélas! du crime affreux dont la honte me suit, Jamais mon triste cœur n'a recueilli le fruit. Jusqu'au dernier soupir de malheurs poursuivie, Je rends dans les tourments une inutile vie 1. RACINE. Phèdre, act. IV, SC. VI.

MODÈLE D'EXERCICE.

Je ne connais rien dans aucune langue audessus de ce morceau: il étincelle de traits de la première force. Quelle foule de sentiments et d'images! Quelle profonde douleur dans les uns! quelle pompe à la fois magnifique et effrayante dans les autres! et quel coup de l'art, quel bonheur du génie d'avoir pu les réunir! L'imagination de Phèdre, conduite par celle du poëte, embrasse le ciel, la terre et les enfers. La terre lui présente tous ses crimes, et ceux de sa famille; le ciel, des aïeux qui la font rougir; les enfers, des juges qui la menacent: les enfers, qui attendent les autres criminels, repoussent la malheureuse Phèdre. Et quelle inimitable harmonie dans les vers! quelle énergie de diction! Je me suis souvent rappelé qu'un jour, dans une conversation

1 Voyez Sénèque le tragique, Hippolyle.

sur Racine, Voltaire, après avoir déclamé ce morceau avec l'enthousiasme que lui inspiraient les beaux vers, s'écria: Non, je ne suis rien auprès de cet homme-là. Ce n'est pas qu'il faille voir dans cette exclamation presque involontaire un aveu d'infériorité; c'était l'hommage d'un grand génie, dont la sensibilité était en proportion de sa force, et à qui l'admiration faisait tout oublier, jusqu'au sentiment de l'amour-propre. Nous verrons dans la suite que l'auteur de Zaïre, sans avoir rien qui soit dans ce genre, balance tant de perfection par d'autres avantages. Mais quel homme que celui qui a pu seul arracher à Voltaire le cri que vous venez d'entendre!

Il prophétisait, Despréaux, lorsqu'il disait à son ami, dans une épitre digne de tous les deux :

Eh! qui, voyant un jour la douleur vertueuse
De Phèdre, malgré soi perfide, incestueuse,
D'un si noble travail justement étonné,
Ne bénira d'abord le siècle fortuné

Qui, rendu plus fameux par tes illustres veilles,
Vit naître sous ta main ces pompeuses merveilles?

Voltaire a observé quelque part que ces merveilles étaient plus touchantes que pompeuses : il me semble qu'elles sont l'un et l'autre, et ce que je viens d'en citer le prouve assez. Mais, en effet, ce qu'il y a de touchant, ce qu'il y a d'unique dans le rôle de Phèdre, c'est l'horreur qu'elle a pour elle-même. Jamais la conscience n'a parlé si haut contre le crime, et jamais aussi une passion criminelle n'inspira une plus juste pitié. Ce contraste est marqué dans la Phèdre d'Euripide; il l'est même aussi dans celle de Sénèque, malgré la déclamation qui étouffe si souvent toute vérité mais qu'il l'est bien plus fortement dans Racine ! Il a su lui donner en même temps et plus de passion, et plus de remords.

LA HARPE. Cours de Lillérature.

TROUBLE ET.AGITATION D'AUGUSTE, SANS CESSE EN BUTTE

AUX CONSPIRATIONS.

Ciel, à qui voulez-vous désormais que je fie Les secrets de mon âme et le soin de ma vie? Reprenez le pouvoir que vous m'avez commis, Si, donnant des sujets, il ôte les amis; Si tel est le destin des grandeurs souveraines, Que leurs plus grands bienfaits n'attirent que des baines, Et si votre rigueur les condamne à chérir Ceux que vous animez à les faire périr. Pour elles rien n'est sûr; qui peut tout, doit tout craindre. Rentre en toi-même, Octave, et cesse de te plaindre.

Quoi! tu veux qu'on t'épargne, et n'as rien épargne Songe aux fleuves de sang où ton bras s'est baigne, De combien ont rougi les champs de Macédoine; Combien en a versé la défaite d'Antoine,

Combien celle de Sexte 1, et revois tout d'un temps
Pérouse au sien noyée et tous ses habitants.
Remets dans ton esprit, après tant de carnages,
De tes proscriptions les sanglantes images,
Où toi-même, des tiens devenu le bourreau,
Au sein de ton tuteur enfonças le couteau;
Et puis ose accuser le destin d'injustice,

Quand tu vois que les tiens s'arment pour ton supplice,
Et que, par ton exemple à ta perte guidés,
Ils violent les droits que tu n'as pas gardés!
Leur trahison est juste, et le ciel l'autorise.
Quitte ta dignité comme tu l'as acquise;
Rends un sang infidèle à l'infidélité,
Et souffre des ingrats après l'avoir été.
Mais que mon jugement au besoin m'abandonne!
Quelle fureur, Cinna, m'accuse et te pardonne;
Toi, dont la trahison me force à retenir
Ce pouvoir souverain dont tu me veux punir,
Me traite en criminel, et fait seule mon crime,
Relève, pour l'abattre, un trône illégitime,
Et, d'un zèle effronté couvrant son attentat,
S'oppose, pour me perdre, au bonheur de l'État!
Donc jusqu'à l'oublier je pourrais me contraindre!
Tu vivrais en repos après m'avoir fait craindre!
Non, non, je me trahis moi-même d'y penser :
Qui pardonne aisément, invite à l'offenser.
Punissons l'assassin, proscrivons les complices.
Mais quoi! toujours du sang, et toujours des supplices!
Ma cruauté se lasse, et ne peut s'arrêter :
Je veux me faire craindre, et ne fais qu'irriter.
Rome a pour ma ruine une hydre trop fertile,
Une tête coupée en fait renaître mille;
Et le sang répandu de mille conjurés

Rend mes jours plus maudits, et non plus assurés.
Octave, n'attends plus les coups d'un nouveau Brute;
Meurs, et dérobe-lui la gloire de ta chute;
Meurs tu ferais pour vivre un lâche et vain effort,
Si tant de gens de cœur font des vœux pour ta mort,
Et si tout ce que Rome a d'illustre jeunesse
Pour te faire périr tour à tour s'intéresse;
Meurs, puisque c'est un mal que tu ne peux guérir,
Meurs enfin, puisqu'il faut ou tout perdre ou mourir.
La vie est peu de chose, et le peu qui t'en reste
Ne vaut pas l'acheter par un prix si funeste.
Meurs; mais quitte du moins la vie avec éclat,
Eteins-en le flambeau dans le sang de l'ingrat:
A toi-même, en mourant, immole ce perfide:
Contentant ses désirs, puris son parricide;
Fais un tourment pour lui de ton propre trépas,
En faisant qu'il le voie, et n'en jouisse pas.
Mais jouissons plutôt nous-même de sa peine;
Et si Rome nous hait, triomphons de sa haine.
O Romains! ô vengeance! ô pouvoir absolu !
O rigoureux combat d'un cœur irrésolu,
Qui fuit en même temps tout ce qu'il se propose,
D'un prince malheureux ordonnez quelque chose.
Qui des deux dois-je suivre, et duquel m'éloigner?
Ou laissez-moi périr, ou laissez-moi régner.

CORNEILLE. Cinna, act. IV, SC. III.

CLÉMENCE D'Auguste.

Prends un siége, Cinna, prends; et, sur toute chose, Observe exactement la loi que je t'impose. Prête, sans me troubler, l'oreille à mes discours;

1 Sextus Pompée, vaincu par Antoine et Octave. (N. E.)

D'aucun mot, d'aucun cri n'en interromps le cours.
Tiens ta langue captive; et, si ce grand silence
A ton émotion fait quelque violence,
Tu pourras me répondre après tout à loisir :
Sur ce point seulement contente mon désir.

Qu'il te souvienne

De garder ta parole, et je tiendrai la mienne.
Tu vois le jour, Cinna; mais ceux dont tu le tiens
Furent les ennemis de mon père, et les miens.
Au milieu de leur camp tu reçus la naissance;
Et, lorsqu'après leur mort tu vins en ma puissance,
Leur haine enracinée au milieu de ton sein
T'avait mis contre moi les armes à la main.
Tu fus mon ennemi même avant que de naître,
Et tu le fus encor quand tu me pus connaître;
Et l'inclination jamais n'a démenti

Ce sang qui t'avait fait du contraire parti.
Autant que tu l'as pu, les effets l'ont suivie;
Je ne m'en suis vengé qu'en te donnant la vie.
Je te fis prisonnier pour te combler de biens;
Ma cour fut ta prison; mes faveurs tes liens.
Je te restituai d'abord ton patrimoine;
Je t'enrichis après des dépouilles d'Antoine;
Et tu sais que, depuis, à chaque occasion,
Je suis tombé pour toi dans la profusion.
Toutes les dignités que tu m'as demandées,
Je te les ai sur l'heure et sans peine accordées;
Je t'ai préféré même à ceux dont les parents
Ont jadis dans mon camp tenu les premiers rangs;
A ceux qui de leur sang m'ont acheté l'empire,
Et qui m'ont conservé le jour que je respire:
De la façon, enfin, qu'avec toi j'ai vécu,
Les vainqueurs sont jaloux du bonheur du vaincu.
Quand le ciel me voulut, en rappelant Mécène,
Après tant de faveurs montrer un peu de haine,
Je te donnai sa place en ce triste accident,
Et te fis après lui mon plus cher confident.
Aujourd'hui même encor, mon âme irrésolue
Me pressant de quitter ma puissance absolue,
De Maxime et de toi j'ai pris les seuls avis,
Et ce sont, malgré lui, les tiens que j'ai suivis.
Bien plus, ce même jour, je te donne Émilie,
Le digne objet des vœux de toute l'Italie,

Et qu'ont mise si haut mon amour et mes soins,
Qu'en te couronnant roi je t'aurais donné moins.
Tu t'en souviens, Cinna; tant d'heur et tant de gloire
Ne peuvent pas sitôt sortir de ta mémoire.
Mais, ce qu'on ne pourrait jamais s'imaginer,
Cinna, tu t'en souviens, et veux m'assassiner!

CINNA.

Moi, seigneur, moi que j'eusse une âme si traîtresse! Qu'un si lâche dessein...

AUGUSTE.

Tu tiens mal ta promesse : Sieds-toi ; je n'ai pas dit encor ce que je veux; Tu te justifiras après, si tu le peux. Écoute, cependant, et tiens mieux ta parole.

Tu veux m'assassiner demain au Capitole, Pendant le sacrifice, et ta main, pour signal, Me doit, au lieu d'encens, donner le coup fatal. La moitié de tes gens doit occuper la porte, L'autre moitié te suivre, et te prêter main-forte. Ai-je de bons avis, ou de mauvais soupçons? De tous ces meurtriers te dirai-je les noms? Procule, Glabrion, Virginian, Rutile, Marcel, Plaute, Lénas, Pompone, Albin, Icile, Maxime, qu'après toi j'avais le plus aimé ; Le reste ne vaut pas l'honneur d'être nommé :

Un tas d'hommes perdus de dettes et de crimes,
Que pressent de mes lois les ordres légitimes,
Et qui, désespérant de les plus éviter,
Si tout n'est renversé, ne sauraient subsister.
Tu te tais, maintenant, et gardes le silence,
Plus par confusion que par obéissance.
Quel était ton dessein, et que prétendais-tu,
Après m'avoir au temple à tes pieds abattu?
Affranchir ton pays d'un pouvoir monarchique?
Si j'ai bien entendu tantôt ta politique,
Son salut désormais dépend d'un souverain
Qui, pour tout conserver, tienne tout en sa main;
Et, si sa liberté te faisait entreprendre,
Tu ne m'eusses jamais empêché de la rendre;
Tu l'aurais acceptée au nom de tout l'État,
Sans vouloir l'acquérir par un assassinat.
Quel était donc ton but? D'y régner en ma place?
D'un étrange malheur son destin le menace,
Si, pour monter au trône et lui donner la loi,
Tu ne trouves dans Rome autre obstacle que moi;
Si jusques à ce point son sort est déplorable,
Que tu sois après moi le plus considérable,
Et que ce grand fardeau de l'empire romain
Ne puisse, après ma mort, tomber mieux qu'en ta main.
Apprends à te connaître, et descends en toi-même.
On t'honore dans Rome, on te courtise, on t'aime;
Chacun tremble sous toi, chacun t'offre des vœux;
Ta fortune est bien haut, tu peux ce que tu veux:
Mais tu ferais pitié, même à ceux qu'elle irrite,
Si je t'abandonnais à ton peu de mérite.
Ose me démentir, dis-moi ce que tu vaux ;
Conte-moi tes vertus, tes glorieux travaux,
Les rares qualités par où tu m'as dû plaire,
Et tout ce qui t'élève au-dessus du vulgaire.
Ma faveur fait ta gloire, et ton pouvoir en vient;
Elle seule t'élève, et seule te soutient;
C'est elle qu'on adore, et non pas ta personne;
Tu n'as crédit ni rang, qu'autant qu'elle t'en donne;
Et, pour te faire choir, je n'aurais aujourd'hui
Qu'à retirer la main qui seule est ton appui..
J'aime mieux, toutefois, céder à ton envie ;
Règne, si tu le peux, aux dépens de ma vie.
Mais oses-tu penser que les Serviliens,
Les Cosses, les Métels, les Pauls, les Fabiens,
Et tant d'autres, enfin, de qui les grands courages
Des héros de leur sang sont les vives images,
Quittent le noble orgueil d'un sang si généreux,
Jusqu'à pouvoir souffrir que tu règnes sur eux?
Parle, parle, il est temps.

LE MÊME. Cinna, act. V, SC. Ire.

MODÈLE D'EXERCICE.

Le pardon généreux d'Auguste, les vers qu'il prononce, qui sont le sublime de la grandeur d'âme, ces vers que l'admiration a gravés dans la mémoire de tous ceux qui les ont entendus, et cet avantage attaché à la beauté du dénoûment, de laisser au spectateur une dernière impression qui est la plus heureuse et la plus vive de toutes celles qu'il a reçues, ont fait regarder assez généralement cette tragédie comme le chef-d'œuvre de Corneille; et, si l'on ajoute à ce grand mérite du cinquième acte le discours éloquent de Cinna dans la scène où il fait le tableau des proscriptions d'Octave, cette autre scène si théâtrale où Auguste délibère avec

ceux qui ont résolu de l'assassiner, les idées profondes et l'énergie du style qu'on remarque dans ce dialogue aussi frappant à la lecture qu'au théâtre, le monologue d'Auguste au quatrième acte, la fierté du caractère d'Émilie, et les traits heureux dont il est semé, cette préférence paraîtra suffisamment justifiée. Avant de détailler les raisons peut-être non moins puissantes qu'on peut y opposer, j'ai cru devoir traduire le récit de Sénèque d'où l'auteur de Cinna a tiré son sujet. Il l'avait imprimé avec la pièce, mais en latin; et, comme tout le monde sait à peu près par cœur la scène du pardon, on sera plus aisément à portée, en écoutant la traduction de Sénèque, de se rappeler ce que le poëte a emprunté au philosophe. Ce morceau se trouve dans le Traité de la Clémence.

« Auguste fut un prince doux et modéré, etc. ›

Quoiqu'on ait dû reconnaître dans ce morceau toutes les idées principales, et souvent même les expressions dont Corneille s'est servi dans le monologue d'Auguste et dans la fameuse scène du cinquième acte, je ne crois pas qu'on me soupçonne d'avoir voulu diminuer en rien le mérite de l'ouvrage ni celui de l'auteur. Je me suis, au contraire, assez souvent expliqué sur l'honneur attaché à ces heureux emprunts, qui ne profitent que dans les mains habiles. Il y a loin d'une conversation à une tragédie. J'ai voulu faire connaître bien précisément le fonds que Corneille a fait valoir, ce qui est à autrui, et ce qui n'est qu'à lui. Cette connaissance est nécessaire pour apprécier le degré d'invention qu'il a mis dans chacun de ses ouvrages; et cet exemple peut servir en même temps à repousser les reproches injustes tant répétés par les détracteurs de Racine et de Voltaire, qui, pour leur refuser le génie, rappellent sans cesse ce qu'ils nomment leurs larcins, comme s'il n'y avait qu'eux qui s'en fussent permis de semblables; comme s'il eût existé, depuis la renaissance des lettres, un esprit qui ne dût rien à l'esprit des autres; enfin comme si cette importation des richesses anciennes ou étrangères n'était pas, à proprement parler, le commerce du talent, espèce de commerce qui ne peut, comme beaucoup d'autres, se faire avec succès que par des hommes déjà fort riches de leur propre fonds, et capables d'améliorer celui d'autrui. N'oublions pas surtout de remarquer combien l'auteur de Cinna a embelli les détails qu'il a puisés dans Sénèque. Tel est l'avantage inappréciable des beaux vers, telle est la supériorité qu'ils ont sur la meilleure prose, que la mesure et l'harmonie ont mis dans toutes les bouches ce qui demeurait comme enseveli dans les écrits d'un philosophe, et n'existait que pour un petit nombre de

tion

lecteurs. Cette précision, commandée par le rhythme poétique a tellement consacré les paroles que Corneille prête à Auguste, qu'on croirait qu'il n'a pu s'exprimer autrement; et la conversation d'Auguste et de Cinna ne sera jamais autre chose que les vers qu'on a retenus de Corneille.

Le monologue d'Auguste au quatrième acte, rempli de traits de force et de vérité heureusement imités de Sénèque, les beautés réelles qui, mêlant par intervalles l'admiration à la curiosité, soutiennent l'attention des spectateurs jusqu'au cinquième acte, dont le sublime les transporte assez pour leur faire oublier que jusque-là l'attention et l'intérêt ont souvent faibli et varié, ont fait regarder assez généralement cette tragédie comme le chef-d'oeuvre de Corneille...

A l'égard du cinquième acte, un siècle et demi de succès l'a consacré. La beauté des vers et la simplicité sublime du style font voir que, si l'auteur est redevable à Sénèque de tout le fond de cette scène immortelle, il avait dans son âme le sentiment de la vraie grandeur, et en connaissait l'expression. Il n'y avait qu'Auguste mis en scène par Corneille qui pût dire:

Je suis maître de moi, etc.

Ces paroles mémorables font couler des larmes d'admiration et d'attendrissement, et ce mélange est une des émotions les plus douces que notre âme puisse éprouver.

Lorsqu'un moment auparavant Auguste dit à Cinna :

Apprends à te connaître, et descends en toi-même. On t'honore dans Rome, on te courtise, on t'aime ; Chacun tremble sous toi, chacun t'offre des vœux : Ta fortune est bien haut; tu peux ce que tu veux; Mais tu ferais pitié, même à ceux qu'elle irrite, Si je t'abandonnais à ton peu de mérite. Voltaire rapporte à ce sujet le mot connu du maréchal de La Feuillade: Tu me gâtes le SOYONS AMIS, CINNA. Si le roi m'en disait autant, je le remercierais de son amitié. Cette remarque fait honneur à la délicatesse et au goût du courtisan: elle est certainement fondée. Mais comme il faut toujours que la saine critique considère les objets sous toutes les faces, pourquoi ne nous apercevons-nous pas que cet endroit nuise en rien au plaisir que nous fait toute la scène? C'est qu'au fond le spectateur n'est pas fàché de voir Ĉinna humilié devant Auguste, qui devient alors si grand, qu'il attire à lui tout l'intérêt : disons plus, il attire toute l'attention, et, tant qu'il parle, à peine prend-on garde à celui qui l'écoute. De plus, Cinna lui-même a parlé de lui précédemment dans les mêmes termes; il a dit d'Auguste : Ce prince magnanime,

Qui du peu que je suis fait une telle estime.

Depuis la fin du second acte, on s'est accoutumé

à n'avoir pas une grande idée de Cinna. On n'est donc pas étonné que l'empereur ne fasse pas de lui plus de cas qu'il n'en fait lui-même. On ne voit que la bonté qui pardonne, et l'on oublie tout le reste. Sans doute la bienséance dramatique eût été mieux observée si ces vers n'y étaient pas; mais ce n'est pas un de ces défauts qui blessent les convenances essentielles, tant il y a de nuances dans les fautes comme dans les beautés!

Voltaire remarque, en parlant du grand succès de Cinna, que les idées qui dominent dans cet ouvrage, les discussions politiques sur la meilleure forme de gouvernement, l'espèce de gloire attachée à l'habileté et au courage des conspirateurs, devaient plaire à des esprits occupés des factions et des troubles qui avaient éclaté pendant le ministère de Richelieu, et produit des révoltes et des guerres civiles.

LA HARPE. Cours de Littérature.

ORESTE A PYLADE, RÉSOLU De donner sa vIE POUR
SON AMI.

Et c'est là me chérir!
Dis-moi, qui de nous deux doit en ces lieux périr?
Consulte l'amitié par mes crimes flétrie.
Ai-je quitté pour toi le trône et ma patrie?
L'horreur de tes forfaits, ta rage et tes remords
T'ont-ils ici conduit à travers mille morts?
Parricide vengeur du meurtre de ton père,
Ton bras dégoutte-t-il du meurtre de ta mère?
Vois-tu des traits de sang et des spectres dans l'air,
Au jour que font éclore et la foudre et l'éclair?
Vois-tu fuir devant toi la terre épouvantée,
Marcher à tes côtés ta mère ensanglantée?
Vois-tu d'affreux serpents de ton front s'élancer,
Et de leurs longs replis te ceindre et te presser?...
Le seul trépas est-il ta dernière ressource?
Lui seul de tant d'horreurs peut-il combler la source?
Tu m'aimes! et tu veux qu'en cet horrible état,
Qu'écrasé sous le poids de mon noir attentat,
Fuyant le coup fatal que ma fureur implore,
Je recherche le jour que je souille et j'abhorre,
Proscrit, désespéré, sans asile, sans dieux,
Misérable partout, et partout odieux!

Tu m'aimes! et tu veux, ô comble de l'outrage!
Tu veux dans ton ardeur, ou plutôt dans ta rage,
Que je me souille encor du plus noir des forfaits,
Pour racheter mes maux et payer tes bienfaits!
Tu veux que; redoublant l'excès de mes alarmes,
Afin de t'épargner quelques frivoles larmes,
Déjà de la nature exécrable bourreau,
Au sein de l'amitié je plonge le couteau!
Ah, barbare! peux-tu jusque-là méconnaître
L'âme de ton ami, le sang qui l'a fait naître?
Avec quels traits affreux dans ton cœur me peins-tu?
Pour être criminel, me crois-tu sans vertu?

LA TOUCHE. Iphigénie en Tauride, act. 111, sc. V.

LE PAYSAN DU DANUBE AU SÉNAT ROMAIN. Romains, et vous, sénat, assis pour m'écouter, Je supplie, avant tout, les dieux de m'assister :

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