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toujours, par le cruel avis qu'on vous propose. Les Athéniens, il est vrai, méritent toutes sortes de mauvais traitements et de supplices pour l'injuste guerre qu'ils nous ont déclarée; mais les dieux, justes vengeurs du crime, ne les ont-ils pas assez punis, et ne nous ont-ils pas assez vengés? Quand leurs chefs ont déposé leurs armes et se sont rendus à nous, n'était-ce pas dans l'espérance de conserver leur vie? Et pouvons-nous la leur ôter, sans encourir le juste reproche d'avoir violé le droit des gens, et d'avoir déshonoré notre victoire par une barbare cruauté? Quoi! vous souffrirez que votre gloire soit ainsi flétrie dans tout l'univers, et qu'on dise qu'un peuple qui, le premier, a dans sa ville érigé un temple à la Miséricorde, n'en a point trouvé dans la vôtre ! Sont-ce donc les victoires et les triomphes seuls qui rendent une ville à jamais illustre? Non, non, c'est la clémence pour des ennemis vaincus; c'est la modération dans la plus grande prospérité; c'est, enfin, la crainte d'irriter les dieux par un orgueil fier et insolent. Vous n'avez point sans doute oublié que ce même Nicias, sur le sort duquel vous allez prononcer, est celui qui plaida votre cause dans l'assemblée des Athéniens, et qui employa tout son crédit et toute son éloquence pour les détourner de vous faire la guerre. Une sentence de mort, prononcée contre ce digne chef, est-elle donc une juste récompense du zèle qu'il a témoigné pour vos intérêts? Pour moi, la mort me sera moins triste que la vue d'une telle injustice commise par ma patrie et par mes concitoyens.

ROLLIN. Hist. anc., liv. vii.

SERVILIUS, ACCUSé d'avoir perdu quelques TROUPES EN POURSUIVANT LES ENNEMIS APRÈS LA VICTOIRE, SE DÉFEND DEVANT LE PEUPLE.

Si on m'a fait venir ici pour me demander compte de ce qui s'est passé dans la dernière bataille où je commandais, je suis prêt à vous en instruire; mais si ce n'est qu'un prétexte pour me faire périr, comme je le soupçonne, épargnez-moi des paroles inutiles: voilà mon corps et ma vie que je vous abandonne, vous pouvez en dispo

ser.

Quelques-uns des plus modérés d'entre le peuple lui ayant crié qu'il 'prît courage, qu'il continuât sa défense: Puisque j'ai affaire à des juges, et non pas à des ennemis, ajouta-t-il, je vous dirai, Romains, que j'ai été fait consul avec Virginius dans un temps où les ennemis étaient maîtres de la campagne, et où la dissension et la famine étaient dans la ville. C'est dans une conjoncture si fâcheuse que j'ai été appelé au gou

vernement de l'État. J'ai marché aux ennemis, que j'ai défaits en deux batailles, et que j'ai contraints de se renfermer dans leurs places; et, pendant qu'ils s'y tenaient comme cachés par la terreur de vos armes, j'ai ravagé à mon tour leur terri- . toire, j'en ai tiré une quantité prodigieuse de grains, que j'ai fait apporter à Rome, où j'ai rétabli l'abondance.

Quelle faute ai-je commise jusqu'ici? Me veut-on faire un crime d'avoir remporté deux victoires? Mais j'ai, dit-on, perdu beaucoup de monde dans le dernier combat. Peut-on donc livrer des batailles contre une nation aguerrie, qui se défend courageusement, sans qu'il y ait de part et d'autre du sang de répandu?

« Quelle divinité s'est engagée envers le peuple romain de lui faire remporter des victoires sans aucune perte? Ignorez-vous que la gloire ne s'acquiert que par de grands périls? J'en suis venu aux mains avec des troupes plus nombreuses que celles que vous m'aviez confiées; je n'ai pas laissé, après un combat opiniàtre, de les enfoncer; j'ai mis en déroute leurs légions, qui, à la fin, ont pris la fuite. Pouvais-je me refuser à la victoire qui marchait devant moi? Était-il même en mon pouvoir de retenir vos soldats, que leur courage emportait et qui poursuivaient avec ardeur un ennemi effrayé ? Si j'avais fait sonner la retraite, si j'avais ramené nos soldats dans leur camp, vos tribuns ne m'accuseraient-ils pas aujourd'hui d'intelligence avec les ennemis? Si vos ennemis se sont ralliés, s'ils ont été soutenus par un corps de troupes qui s'avançait à leur secours; enfin, s'il a fallu recommencer tout de nouveau le combat; et si, dans cette dernière action, j'ai perdu quelques soldats, n'est-ce pas le sort ordinaire de la guerre? Trouverez-vous des généraux qui veuillent se charger du commandement de vos armées, à condition de ramener à Rome tous les soldats qui en seraient sortis sous leur conduite? N'examinez donc point si à la fin de la bataille j'ai perdu quelques soldats, mais jugez de ma conduite par ma victoire. S'il est vrai que j'ai chassé les ennemis de votre territoire, que je leur ai tué beaucoup de monde dans deux combats, que j'ai forcé les débris de leurs armées de s'enfermer dans leurs places, que j'ai enrichi Rome et vos soldats du butin qu'ils ont fait dans le pays ennemi; que vos tribuns se lèvent, et qu'ils me reprochent en quoi j'ai manqué contre les devoirs d'un bon général.

Mais ce n'est pas ce que je crains ces accusations ne servent que de prétexte pour pouvoir exercer impunément leur haine et leur animosité contre le sénat et contre l'ordre des patriciens. Mon véritable crime, aussi bien que celui de l'illustre Ménénius, c'est de n'avoir pas nommé,

l'un et l'autre, pendant nos consulats, ces décemvirs après lesquels vous soupirez depuis si longtemps. Mais le pouvions-nous faire dans l'agitation et le tumulte des armes, et pendant que les ennemis étaient à nos portes, et la division dans la ville? Et quand nous l'aurions pu, sachez, Romains, que Servilius n'aurait jamais autorisé une loi qu'on ne peut observer sans exciter un trouble général dans toutes les familles, sans causer une infinité de procès, et sans ruiner les premières maisons de la république, qui en sont le plus ferme soutien.

Faut-il que vous ne demandiez jamais rien au sénat qui ne soit préjudiciable au bien commun de la patrie, et que vous ne le demandiez que par des séditions? Si un sénateur ose vous représenter l'injustice de vos prétentions, si un consul ne parle pas le langage séditieux de vos tribuns, s'il défend avec courage la souveraine puissance dont il est revêtu, on crie au tyran. A peine est-il sorti de charge, qu'il se trouve accablé d'accusations. C'est ainsi que par votre injuste plébiscite vous avez ôté la vie à Ménénius, aussi grand capitaine que bon citoyen. Ne devriez-vous pas mourir de honte d'avoir persécuté si cruellement le fils de ce Ménénius Agrippa, à qui vous devez vos tribuns, et ce pouvoir qui vous rend à présent si furieux?

On trouvera peut-être que je vous parle avec trop de liberté dans l'état présent de ma fortune; mais je ne crains point la mort condamnez-moi, si vous l'osez; la vie ne peut être qu'à charge à un général qui est réduit à se justifier de ses victoires: après tout, un sort pareil à celui de Ménénius ne peut me déshonorer 1. ›

VERTOT. Révol. rom.

L'OMBRE DE FABRICIUS AUX ROMAINS.

O Fabricius qu'eût pensé votre grande âme, si, pour votre malheur, rappelé à la vie, vous eussiez vu la face pompeuse de cette Rome sauvée par votre bras, et que votre nom respectable avait plus illustrée que toutes ses conquêtes? ‹ Dieux ! eussiez-vous dit, que sont devenus ces toits de chaume et ces foyers rustiques qu'habitaient jadis la modération et la vertu? Quelle splendeur funeste a succédé à la simplicité romaine? Quel est ce langage étranger? Quelles sont ces mœurs efféminées? Que signifient ces statues, ces tableaux, ces édifices? Insensés ! qu'avez-vous fait ! Vous, les maîtres des nations,

1 Ce discours est le développement de quelques lignes de Tite-Live, liv. 11, ch 52 Sp. Servilius fut consul l'an de Rome 275 (N. E.)

vous vous êtes rendus les esclaves des hommes frivoles que vous avez vaincus : ce sont des rhéteurs qui vous gouvernent; c'est pour enrichir des architectes, des peintres, des statuaires et des histrions que vous avez arrosé de votre sang la Grèce et l'Asie. Les dépouilles de Carthage sont la proie d'un joueur de flûte.

Romains, hâtez-vous de renverser ces amphithéâtres, brisez ces marbres, brûlez ces tableaux, chassez ces esclaves qui vous subjuguent, et dont les funestes arts vous corrompent. Que d'autres mains s'illustrent par de vains talents: le seul talent digne de Rome est celui de conquérir le monde, et d'y faire régner la vertu. Quand Cynéas prit notre sénat pour une assemblée de rois, il ne fut ébloui, ni par une pompe vaine, ni par une élégance recherchée; il n'y entendit point cette éloquence frivole, l'étude et le charme des hommes futiles. Que vit donc Cynéas de majestueux? O citoyens! il vit un spectacle que ne donneront jamais vos richesses, ni tous vos arts, le plus beau spectacle qui ait jamais paru sous le ciel, l'assemblée de deux cents hommes vertueux, dignes de commander à Rome et de gouverner la terre.

J-J. ROUSSEAU.

INVOCATION A LA PAIX.

Grand Dieu, dont la seule présence soutient la nature et maintient l'harmonie des lois de l'univers, vous qui, du trône immobile de l'empyrée, voyez rouler sous vos pieds toutes les sphères célestes sans choc et sans confusion; qui, du sein du repos, reproduisez à chaque instant leurs mouvements immenses, et seul régissez dans une paix profonde ce nombre infini de cieux et de mondes; rendez, rendez enfin le calme à la terre agitée; qu'elle soit dans le silence! qu'à votre voix la discorde et la guerre cessent de faire retentir leurs clameurs orgueilleuses!

Dieu de bonté, auteur de tous les êtres, vos regards paternels embrassent tous les objets de la création; mais l'homme est votre être de choix; vous avez éclairé son âme d'un rayon de votre lumière immortelle; comblez vos bienfaits en pénétrant son cœur d'un trait de votre amour : ce sentiment divin, se répandant partout, réunira les nations ennemies; l'homme ne craindra plus l'aspect de l'homme, le fer homicide n'armera plus sa main, le feu dévorant de la guerre ne fera plus tarir la source des générations; l'espèce humaine, maintenant affaiblie, mutilée, moissonnée dans sa fleur, germera de nouveau, et se multipliera sans nombre; la nature, accablée sous le poids des fléaux, stérile, abandonnée,

reprendra bientôt avec une nouvelle vie son ancienne fécondité; et nous, Dieu bienfaiteur, nous la seconderons, nous la cultiverons, nous l'observerons sans cesse, pour vous offrir à chaque instant un nouveau tribut de reconnaissance et d'admiration.

BUFFON, Première vue de la nature

RICHARD I, ROI D'ANGLETERRE, PRISONNIER DE HENRI V, EMPEREUR D'ALLEMAGNE, RÉPOND AUX DIVERS REPROCHES QUE CE PRINCE VIENT de lui faire.

Je suis né dans un rang à ne rendre compte de mes actions qu'à Dieu; mais elles sont de telle nature, qu'elles ne craignent pas même le jugement des hommes, et particulièrement, seigneur, d'un prince aussi juste que vous.

Mes liaisons avec le roi de Sicile n'ont rien qui vous ait dû fàcher; j'ai pu ménager un homme dont j'avais besoin, sans offenser un prince dont j'étais ami. Pour le roi de France, je ne sache rien qui m'ait dû attirer son chagrin, que d'avoir été plus heureux que lui. Soit l'occasion, soit la fortune, j'ai fait des choses qu'il eut voulu avoir faites voilà tout mon crime à son égard. Quant au tyran de Chypre, chacun sait que je n'ai fait que venger les injures que j'avais reçues le premier. En me vengeant de lui, j'ai affranchi ses sujets du joug sous lequel il les accablait. J'ai disposé de ma conquête, c'était mon droit ; et, si quelqu'un avait dû y trouver à redire, c'était l'empereur de Constantinople, avec lequel ni vous ni moi n'avons pas de grandes mesures à garder. Le duc d'Autriche s'est trop vengé de l'injure dont il se plaint, pour la compter encore parmi mes crimes. Il m'avait manqué le premier, en faisant arborer son drapeau dans un lieu où nous commandions, le roi de France et moi en personne je l'en punis trop sévèrement : il a eu sa revanche au double; il ne doit plus rien avoir sur le cœur, que le scrupule d'une vengeance que le christianisme ne permet pas.

L'assassinat du marquis de Montferrat est aussi éloigné de mes mœurs, que mes intelligences prétendues avec Saladin sont peu vraisemblables. Je n'ai pas témoigné jusqu'ici craindre assez mes ennemis, pour qu'on me croie capable d'attaquer leur vie autrement que l'épée à la main, et j'ai fait assez de mal à Saladin, pour faire juger que, si je ne l'ai pas trahi, je n'ai pas été son ami. Mes actions parlent pour moi, et me justifient mieux que mes paroles. Acre pris, deux batailles gagnées, des partis défaits, des convois enlevés, avec tant de riches dépouilles dont toute la terre est témoin que je ne me suis pas enrichi, marquent assez, sans que je le dise, que je n'ai pas

épargné Saladin. J'en ai reçu de petits présents, comme des fruits et choses semblables, que ce Sarrasin, non moins recommandable par sa politesse et sa générosité que par sa valeur et sa conduite, m'a de temps en temps envoyés. Le roi de France en a reçu comme moi; et ce sont des honnêtetés que les braves gens dans la guerre se font les uns aux autres sans conséquence.

On dit que je n'ai pas pris Jérusalem : je l'aurais prise si on m'en eût donné le temps c'est la faute de mes ennemis, non la mienne; et je ne crois pas qu'aucun homme équitable me puisse blamer d'avoir différé une entreprise qu'on peut toujours faire, pour apporter à mes peuples un secours qu'ils ne pouvaient plus longtemps attendre. Voilà, seigneur, quels sont mes crimes. Juste et généreux comme vous êtes, vous reconnaissez sans doute mon innocence; et, si je ne me trompe, je m'aperçois que vous êtes touché de mon malheur.

Le P. D'ORLEANS. Révolutions d'Angleterre.

JACQUES MOLAY, GRAND MAITRE DES TEMPLIERS, A SES

JUGES.

N'attendez pas, messieurs, que, gentilhomme et chevalier, j'aille noircir, par une atroce calomnie, la réputation de tant de gens de bien, à qui j'ai si souvent vu faire des actions d'honneur. Ils ne sont coupables ni de lâcheté, ni de trahison; et, si vous en voyez ici deux qui perdent leur honneur et leur âme, pour sauver une misérable vie, vous en avez vu mille périr constamment dans les gênes, et confirmer par leur mort l'innocence de leur vie. Je vous demande donc pardon, victimes illustres et généreuses, si, par une lâche complaisance, je vous ai faussement accusées de quelques crimes devant le roi à Poitiers; j'ai été un calomniateur; tout ce que j'ai dit est faux et controuvé : j'ai été un sacrilége moi-même et un impie, de proférer de si exécrables mensonges contre un ordre si saint, si pieux et si catholique. Je le reconnais pour tel, et innocent de tous les crimes dont la malice des hommes a osé le charger; et parce que je ne saurais jamais assez réparer de parole le crime que j'ai commis en le calomniant, il est juste que je meure; et je m'offre de bon cœur à tous les tourments qu'on me voudra faire souffrir. Sus donc (en se tournant vers les cardinaux), inventez-en de nouveaux pour moi, qui suis le seul coupable: achevez sur ce misérable corps, achevez les cruautés que vous avez exercées sur tant d'innocents. Allumez vos bùchers, faites-y conduire le dernier des templiers, et rassasiez enfin votre cupidité des richesses qui font tout leur crime, et qui ne sont que le prix

glorieux de leurs travaux pour la protection de la foi et la défense des saints lieux 1.

MÉZERAY.

LA PUCELLE D'ORLÉANS, SUR LE Bucher. Eh bien! êtes-vous à la fin de vos souhaits? m'avez-vous enfin amenée à un endroit où vous pensez que je ne vous serai plus redoutable? làches que vous êtes, qui avez eu peur d'une fille, et qui, n'ayant pu être soldats, êtes devenus bourreaux; impies et impitoyables, qui vous efforcez en vain de combattre contre Dieu, ditesmoi, pensez-vous par votre tyrannie détourner les secrets de sa toute-puissance? Ne restait-il plus, pour comble à votre orgueil et à vos injustices, qui veulent, en dépit de la Providence divine, ravir la couronne de France au légitime héritier, que de faire mourir une innocente prisonnière de guerre par un supplice digne de votre cruauté? Celui même qui m'a donné la force de vous chàtier en tant de rencontres, de vous chasser de tant de villes, et de vous mener battant aussi facilement que j'ai mené autrefois un troupeau de moutons, m'a encore, par sa divine bonté, donné le courage de craindre aussi peu vos flammes que j'ai redouté vos épées. Vous ne me faites point injure, parce que je suis disposée à tout souffrir pour sa gloire; mais, votre crime s'élevant contre sa majesté, vous sentirez bientôt la pesanteur de sa justice, dont je n'étais qu'un faible instrument. De mes cendres naîtront vos malheurs et la punition de vos crimes. Ne vous mettez pas dans l'esprit qu'avec moi la vengeance de Dieu soit étouffée; ces flammes ne feront qu'allumer sa colère, qui vous dévorera; ma mort vous coûtera deux cent mille hommes, et, quoique morte, je vous chasserai de Paris, de la Normandie, et de la Guienne, où vous ne remettrez jamais le pied. Et, après que vous aurez été battus en mille endroits et chassés de toute la France, vous n'emporterez avec vous en Angleterre que la colère divine, qui, vous poursuivant toujours sans relâche, remplira votre pays de beaucoup plus grandes calamités, meurtres et discordes, que votre tyrannie n'en a fait naître dans ce royaume; et sachez que vos rois perdront le leur avec la vie pour avoir voulu usurper celui d'autrui. C'est le Dieu des armées, protecteur des innocents et sévère vengeur des outrages, qui vous l'annonce par ma bouche 2.

LE MÊME. Histoire de France.

M. DE MATIGNON AU CONNÉTABLE DE BOURBON POUR LE DÉTOURNER DE NÉGOCIER AVEC LES ENNEMIS DE LA FRANCE.

Si la fidélité que je vous ai toujours témoignée par mes services, et qu'il vous a plu honorer de tant de récompenses, mérite d'être écoutée en vos propres intérêts, je ne puis plus vous céler, monseigneur, qu'il est étrange que ceux qui projettent de certains traités secrets, sous couleur de fidélité et d'affection, hasardent ainsi votre honneur et votre personne, pour se rendre considérables au désavantage de leur maître. Je sais bien qu'il n'importe guère à des gens qui n'ont plus ni conscience ni foi, de ruiner leur patrie, et de bouleverser un royaume où ils ne sont point considérés; mais quelqu'un de vos bons serviteurs peut-il souffrir que leurs intrigues s'ourdissent sous votre nom, et qu'ils engagent un connétable et un prince du sang dans leurs attentats? Voyez, s'il vous plait, monseigneur, de quelle affection ils sont portés à votre service, qu'ils veulent que l'appréhension de perdre une partie de vos biens vous les fasse tous perdre; que vous quittiez la France pour vous venger d'une injure que vous n'avez point encore reçue, et que vous preniez la fuite devant une femme, de peur de lui céder. Certes, ils vous offensent bien plus que ne font vos ennemis mêmes; le procès 3 intenté contre vous ne saurait vous ôter que des terres; mais ces gens voudraient vous ôter l'honneur, que les âmes nobles estiment plus que tous les sceptres du monde; la gloire que vos ancêtres vous ont laissée, et que vous avez portée vous-même au plus haut point, en chassant deux grands empereurs l'un d'Italie, et l'autre des frontières de France; votre charge avec laquelle vous commandez aux armées victorieuses des Français; enfin les espérances de parvenir à la couronne, dont vous n'êtes éloigné que de trois degrés; et, pour vous dédommager de toutes ces pertes irréparables, ils vous proposent, sous la foi espagnole, sur la parole d'un prince qui désavouera ses agents quand il lui plaira, un mariage peu assuré, dont la dot est une injuste guerre contre. votre patrie, et les avances un honteux bannissement. Il est vrai que la régente a fort mal traité Votre Altesse, et qu'elle lui fait souffrir d'énormes injustices; mais quel déplaisir vous a fait la France, elle qui vous a si chèrement nourris, vous et vos ancêtres; elle qui vous a élevé dans un si haut éclat, et qui a rendu votre grandeur si puissante

3

1 Jacques Molay expira au bûcher, le 18 mars 1314. (N. E.)

2 Après avoir été traînée de prison en prison, Jeanne d'Arc fut enfin conduite à Rouen, et là elle fut condamnée à mort et brûlée comme sorcière, le 31 mai 1431. (N. E )

3 La régente lui avait intenté un procès pour la succession de la maison de Bourbon.

4 Maximilien.— 5 Charles-Quint.

6 Charles-Quint lui promettait sa sœur Éléonore, veuve du roi de Portugal.

qu'elle peut aujourd'hui lui être funeste? Oui, monseigneur, votre puissance est seule capable de la détruire; mais votre vertu est trop grande pour se rendre complice d'un si étrange dessein. Vous n'exposerez pas ce royaume, en proie à ceux mêmes contre lesquels vous l'avez vigoureusement défendu; vous n'entreprendrez pas de ruiner un héritage qui peut quelque jour vous appartenir, pour le partager avec des étrangers; vous ne deviendrez pas le gendre des ennemis de votre roi, dont vous êtes déjà le cousin, et dont vous pouvez être le beau-frère. Au reste, comme Sa Majesté est généreuse et magnanime, et que les offenses que vous avez souffertes ne sont pas venues de son propre mouvement, il ne faut pas douter qu'elle les réparera, avec d'autant plus de générosité que vous lui aurez témoigné de patience. Enfin, la force du sang et la raison seront plus puissantes sur son esprit que les mauvais conseils; un peu de constance vous fera triompher de tous vos envieux; et la justice de votre cause, jointe à la gloire de vos belles actions, l'obligera, malgré l'envie, à vous donner la jouissance de tous vos souhaits. Mais, quand le roi ne se porterait pas de lui-même à vous accorder ce que votre rang, votre souveraine vertu et vos services lui demandent, assurez-vous que la nécessité pressante de ses affaires l'y forcera. Car, si ses ennemis n'espèrent point le surmonter sans votre moyen, aussi ne leur saurait-il faire tête sans votre invincible valeur.

LE MEME. Regne de François Ier.

RENAULT AUX PRINCIPAUX CONJURES.

Il commença par une narration simple et étendue de l'état présent des affaires, des forces de la république et des leurs, de la disposition de la ville et de la flotte, des préparatifs de don Pèdre et du duc d'Ossone, des armes et des provisions de guerre qui étaient chez l'ambassadeur d'Espagne, des intelligences qu'il avait dans le sénat et parmi les nobles, enfin, de la connaissance exacte qu'on avait prise de tout ce qu'il pouvait être nécessaire de savoir. Après s'être attiré l'approbation de ses auditeurs, par le récit de ces choses dont ils savaient la vérité comme lui, et qui étaient presque toutes les effets de leurs soins aussi bien que des siens :

Voilà, mes compagnons, continua-t-il, quels sont les moyens destinés pour vous conduire à la gloire que vous cherchez. Chacun de vous peut juger s'ils sont suffisants et assurés. Nous avons des voies infaillibles pour introduire dix mille hommes de guerre dans une ville qui n'en a pas deux cents à nous opposer, dont le pillage joindra

avec nous tous les étrangers que la curiosité ou le commerce y a attirés, et dont le peuple même nous aidera à dépouiller les grands, qui l'ont dépouillé tant de fois, aussitôt qu'il verra sûreté à le faire. Les meilleurs vaisseaux de la flotte sont à nous, et les autres portent dès à présent avec eux ce qui doit les réduire en cendres. L'arsenal, la merveille de l'Europe et la terreur de l'Asie, est presque déjà en notre pouvoir. Les neuf vaillants hommes qui sont ici présents, qui sont en état de s'en emparer depuis près de six mois, ont si bien pris leurs mesures pendant ce retardement, qu'ils ne croient rien hasarder en répondant sur leur tête de s'en rendre maîtres. Quand nous n'aurions ni les troupes du lazaret, ni celles de terre ferme, ni la petite flotte de Haillot pour nous soutenir, ni les cinq cents hommes de don Pèdre, ni les vingt vaisseaux vénitiens de notre camarade, ni les grands navires du duc d'Ossone, ni l'armée espagnole de Lombardie, nous serions assez forts avec les intelligences et les mille soldats que nous avons. Néanmoins, tous ces différents secours que je viens de nommer sont disposés de telle sorte, que chacun d'eux pourrait manquer sans porter le moindre préjudice aux autres : ils peuvent bien s'entr'aider, mais ils ne sauraient s'entre-nuire il est presque impossible qu'ils ne réussissent pas tous, et un seul nous suffit.

Que si, après avoir pris toutes les précautions que la prudence humaine peut suggérer, on peut juger du succès que la fortune nous destine, quelle marque peut-on avoir de sa faveur qui ne soit au-dessous de celles que nous avons? Oui, mes amis, elles tiennent manifestement du prodige. Il est inouï, dans toutes les histoires, qu'une entreprise de cette nature ait été découverte en partie, sans être entièrement ruinée; et la nôtre a essuyé cinq accidents dont le moindre, selon toutes les apparences humaines, devait la renverser. Qui n'eût cru que la perte de Spinosa, qui tramait la même chose que nous, serait l'occasion de la nôtre? que le licenciement des troupes de Lievestein, qui nous étaient toutes dévouées, divulguerait ce que nous tenions caché? que la dispersion de la petite flotte romprait toutes nos mesures, et serait une source féconde de nouveaux inconvénients? que la découverte de Crême, que celle de Maran attireraient nécessairement après elles la découverte de tout le parti?

‹ Cependant toutes ces choses n'ont point eu de suite; on n'en a point suivi la trace, qui aurait mené jusqu'à nous: on n'a point profité des lumières qu'elles donnaient. Jamais repos si profond ne précéda un trouble si grand. Le sénat, nous en sommes fidèlement instruits, le sénat est dans une sécurité parfaite. Notre bonne destinée a

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