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DISCOURS ET MORCEAUX ORATOIRES.

Que, dans tous vos discours, la passion émue Aille chercher le cœur, l'échauffe, le remue. BOILEAU. Art poet, chant 11.

DEMOSTHENE Et Cicéron.

Ne compter pour rien les travaux de l'enfance, et commencer les sérieuses, les véritables études dans le temps où nous les finissons; regarder la jeunesse, non comme un àge destiné par la nature au plaisir et au relachement, mais comme un temps que la vertu consacre au travail et à l'application; négliger le soin de ses biens, de sa fortune, de sa santé même, et faire, de tout ce que les hommes chérissent le plus, un digne sacrifice à l'amour de la science et à l'ardeur de s'instruire; devenir invisible pour un temps; se réduire soi-même dans une captivité volontaire, et s'ensevelir tout vivant dans une profonde retraite, pour y préparer de loin des armes tou jours victorieuses: voilà ce qu'ont fait les Démosthène et les Cicéron. Ne soyons plus surpris de ce qu'ils ont été; mais cessons en même temps d'être surpris de ce que nous faisons pour arriver à la même gloire à laquelle ils sont parvenus 1.

D'AGUESSEAU. Décadence du Barreau.

UNION DE LA PHILOSOPHIE ET de l'éloquence *.

C'est en vain que l'orateur se flatte d'avoir le talent de persuader les hommes, s'il n'a acquis celui de les connaître.

L'étude de la morale et celle de l'éloquence sont nées en même temps, et leur union est aussi ancienne dans le monde que celle de la pensée et de la parole.

On ne séparait point autrefois deux sciences qui, par leur nature, sont inséparables : le philosophe et l'orateur possédaient en commun l'empire de la sagesse ; ils entretenaient un heureux

1 Toujours, autant du moins qu'il nous est possible, le premier morceau de chaque genre en est le précepte ou l'exemple.

2 Ce morceau, comme principe général, nous a paru de

commerce, une parfaite intelligence entre l'art de bien penser et celui de bien parler; et l'on n'avait pas encore imaginé cette distinction injurieuse aux orateurs, ce divorce funeste à l'éloquence, de l'esprit et de la raison, des expressions et des sentiments, de l'orateur et du philosophe.

S'il y avait quelque différence entre eux, elle était tout à l'avantage de l'éloquence: le philosophe se contentait de convaincre, l'orateur s'appliquait à persuader.

L'un supposait ses auditeurs attentifs, dociles, favorables; l'autre savait leur inspirer l'attention, la docilité, la bienveillance.

l'exacte rigueur du raisonnement, faisaient admiL'austérité des mœurs, la sévérité du discours, rer la philosophie; la douceur d'esprit, ou naturelle, ou étudiée, les charmes de la parole, le talent de l'imagination, faisaient aimer l'orateur.

L'esprit était pour l'un, et le cœur était pour l'autre. Mais le cœur se révoltait souvent contre les vérités dont l'esprit était convaincu; l'esprit, au contraire, ne refusait jamais de se soumettre aux sentiments du cœur ; et le philosophe, roi légitime, se faisait souvent craindre comme un tyran; au lieu que l'orateur exerçait une tyrannie si douce et si agréable, qu'on la prenait pour la domination légitime.

Ce fut dans ce premier âge de l'éloquence que la Grèce vit autrefois le plus grand de ses orateurs jeter les fondements de l'empire de la parole sur la connaissance de l'homme et sur les principes de la morale.

En vain la nature, jalouse de sa gloire, lui refuse ces talents extérieurs, cette éloquence muette, cette autorité visible qui surprend l'âme des auditeurs, et qui attire leurs vœux avant que

nature à n'être pas séparé du précédent. Il est, en grande partie, traduit ou imité de Cicéron, dans le traité De Oralore.

l'orateur ait mérité leurs suffrages. La sublimité de son discours ne laissera pas à l'auditeur, transporté hors de lui-même, le temps et la liberté de remarquer ses défauts; ils seront cachés dans l'éclat de ses vertus: on sentira son impétuosité, mais on ne verra point ses démarches; on le suivra comme un aigle dans les airs, sans savoir comment il a quitté la terre.

Censeur sévère de la conduite de son peuple, il paraîtra plus populaire que ceux qui le flattent, il osera présenter à ses yeux la triste image de la vertu pénible et laborieuse; et il le portera à préférer l'honnête difficile, et souvent même malheureux, à l'utile agréable et aux douceurs d'une indigne prospérité.

La puissance du roi de Macédoine redoutera l'éloquence de l'orateur athénien; le destin de la Grèce demeurera suspendu entre Philippe et Démosthène; et, comme il ne peut survivre à la liberté de sa patrie, elle ne pourra respirer qu'avec lui.

D'où sont sortis ces effets surprenants d'une éloquence plus qu'humaine? Quelle est la source de tant de prodiges, dont le simple récit fait encore, après tant de siècles, l'objet de notre admiration?

Ce ne sont point des armes préparées dans l'école d'un déclamateur; ces foudres, ces éclairs qui font trembler les rois sur leurs trônes, sont formés dans une région supérieure. C'est dans le sein de la sagesse qu'il avait puisé cette politique hardie et généreuse, cette liberté constante et intrépide, cet amour invincible de la patrie; c'est dans l'étude de la morale qu'il avait reçu des mains de la raison même cet empire absolu, cette puissance souveraine sur l'âme de ses auditeurs. Il a fallu un Platon pour former un Démosthène, afin que le plus grand des orateurs fit hommage de toute sa réputation au plus grand des philosophes.

LE MÊME.

LES INSECTES D'UN JOUR SUR L'HYPANIS, ET DISCOURS DE L'UN D'EUX, QUI, EN MOURANT VERS LE SOIR, DONNE SES DERNIERS AVIS A SES DESCENDANTS ET A SES AMIS.

Aristote dit qu'il y a sur la rivière Hypanis de petites bêtes qui ne vivent qu'un jour. Celle qui meurt à huit heures du matin, meurt en sa jeunesse; celle qui meurt à cinq heures du soir, meurt en sa décrépitude 1.

Ces quatre lignes sont traduites de Cicéron, Tusculanes, d'où l'auteur a tiré le sujet de ses réflexions et du dis

cours.

Supposons qu'un des plus robustes de ces Hypaniens fût, selon ces nations, aussi ancien que le temps même; il aura commencé à exister à la pointe du jour, et, par la force extraordinaire de son tempérament, il aura été en état de soutenir une vie active pendant le nombre infini de secondes de dix ou douze heures. Durant une si longue suite d'instants, par l'expérience et par ses réflexions sur tout ce qu'il a vu, il doit avoir acquis une haute sagesse; il voit ses semblables qui sont morts sur le midi, comme des créatures heureusement délivrées du grand nombre d'incommodités auxquelles la vieillesse est sujette. Il peut avoir à raconter à ses petits-fils une tradition étonnante de faits antérieurs à tous les mémoires de la nation. Le jeune essaim, composé d'êtres qui peuvent avoir déjà vécu une heure, approche avec respect de ce vénérable vieillard, et écoute avec admiration ses discours instructifs. Chaque chose qu'il leur racontera, paraitra un prodige à cette génération dont la vie est si courte. L'espace d'une journée leur paraîtra la durée entière des temps, et le crépuscule du jour sera appelé, dans leur chronologie, la grande ère de leur création.

Supposons maintenant que ce vénérable insecte, ce Nestor de l'Hypanis, un peu avant sa mort, et environ à l'heure du coucher du soleil, rassemble tous ses descendants, ses amis et ses connaissances, pour leur faire part, en mourant, de ses derniers avis. Ils se rendent de toutes parts sous le vaste abri d'un champignon; et le sage moribond s'adresse à eux de la manière suivante:

Amis et compatriotes, je sens que la plus longue vie doit avoir une fin. Le terme de la mienne est arrivé; et je ne regrette pas mon sort, puisque mon grand âge m'était devenu un fardeau, et que pour moi il n'y a plus rien de nouveau sous le soleil. Les révolutions et les calamités qui ont désolé mon pays, le grand nombre d'accidents particuliers auxquels nous sommes tous sujets, les infirmités qui affligent notre espèce, et les malheurs qui me sont arrivés dans ma propre famille, tout ce que j'ai vu dans le cours d'une longue vie, ne m'a que trop appris cette grande vérité, qu'aucun bonheur, placé dans les choses qui ne dépendent pas de nous, ne peut être assuré, ni durable. Une génération entière a péri par un vent aigu; une multitude de notre jeunesse imprudente a été balayée dans les eaux par un vent frais et inattendu. Quels terribles déluges ne nous a pas causés une pluie soudaine! Nos abris même les plus solides ne sont pas à l'épreuve d'un orage de grêle. Un nuage sombre fait trembler tous les cœurs les plus courageux.

J'ai vécu dans les premiers âges, et converse avec des insectes d'une plus haute taille, d'une constitution plus forte, et je puis dire encore

d'une plus grande sagesse qu'aucun de ceux de la génération présente. Je vous conjure d'ajouter foi à mes dernières paroles, quand je vous assure que le soleil qui nous paraît maintenant au delà de l'eau, et qui semble n'être pas éloigné de la terre, je l'ai vu autrefois fixé au milieu du ciel, et lancer ses rayons directement sur nous. La terre était beaucoup plus éclairée dans les âges reculés, l'air beaucoup plus chaud, et nos ancêtres plus sobres et plus vertueux.

Quoique mes sens soient affaiblis, ma mémoire ne l'est pas; je puis vous assurer que cet astre glorieux a du mouvement. J'ai vu son premier lever sur le sommet de cette montagne, et je commençai ma vie vers le temps où il commença son immense carrière. Il a, pendant plusieurs siècles, avancé dans le ciel avec une chaleur prodigieuse, et un éclat dont vous ne pouvez avoir aucune idée, et que sûrement vous n'auriez pu supporter; mais maintenant, par son déclin, et une diminution sensible dans sa vigueur, je prévois que toute la nature doit finir en peu de temps, et que ce monde va être enseveli dans les ténèbres en moins d'une centaine de minutes.

Hélas! mes amis, combien ne me suis-je pas autrefois flatté de l'espérance trompeuse d'habiter toujours cette terre! quelle magnificence dans les cellules que je me suis moi-même creusées! quelle confiance n'avais-je pas mise dans la fermeté de mes membres et les ressorts de leurs jointures, et dans la force de mes ailes! Mais j'ai assez vécu pour la nature et pour la gloire, et aucun de ceux que je laisse après moi n'aura la même satisfaction en ce siècle de ténèbres et de décadence que je vois commencer. ›

Anonyme.

CONTRE L'USAGE DES VIANDES.

Tu me demandes pourquoi Pythagore s'abstenait de manger de la chair des bêtes? Mais moi je te demande, au contraire, quel courage d'homme eut le premier qui approcha de sa bouche une chair meurtrie, qui brisa de sa dent les os d'une bête expirante, qui fit servir devant lui des corps morts, des cadavres, et engloutit dans son estomac des membres qui, le moment d'auparavant, bêlaient, mugissaient, marchaient et voyaient? Comment sa main put-elle enfoncer un fer dans le cœur d'un être sensible? comment ses yeux purent-ils supporter un meurtre? comment put-il voir saigner, écorcher, démembrer un pauvre animal sans défense? comment put-il supporter l'aspect des chairs pantelantes? comment leur odeur ne lui fit-elle pas soulever le cœur? comment ne fut-il pas dégoûté, repoussé, saisi d'hor

reur, quand il vint à manier l'ordure de ces blessures, à nettoyer le sang noir et figé qui les couvrait?

Les peaux rampaient sur la terre, écorchées ;
Les chairs au feu mugissaient embrochées;
L'homme ne put les manger sans frémir,
Et dans son sein les entendit gémir.

Voilà ce qu'il dut imaginer et sentir la première fois qu'il surmonta la nature pour faire cet horrible repas, la première fois qu'il eut faim d'une bête en vie, qu'il voulut se nourrir d'un animal qui paissait encore, et qu'il dit comment il fallait égorger, dépecer, cuire la brebis qui lui léchait les mains. C'est de ceux qui commencèrent ces cruels festins, et non de ceux qui les quittent, qu'on a lieu de s'étonner encore ces premiers-là pourraient justifier leur barbarie par des excuses qui manquent à la nôtre, et dont le défaut nous rend cent fois plus barbares qu'eux.

‹ Mortels bien-aimés des dieux, nous diraient ces premiers hommes, comparez les temps; voyez combien vous êtes heureux, et combien nous étions misérables! La terre nouvellement formée, et l'air chargé de vapeurs, étaient encore indociles à l'ordre des saisons: le cours incertain des rivières dégradait leurs rives de toutes parts: des étangs, des lacs, de profonds marécages inondaient les trois quarts de la surface du monde; l'autre quart était couvert de bois et de forêts stériles. La terre ne produisait nuls bons fruits, nous n'avions nuls instruments de labourage; nous ignorions l'art de nous en servir; le temps de la moisson ne venait jamais pour qui n'avait rien semé aussi la faim ne nous quittait point. L'hiver, la mousse et l'écorce des arbres étaient nos mets ordinaires. Quelques racines vertes de chiendent et de bruyère étaient pour nous un régal; et, quand les hommes avaient pu trouver des faînes, des noix et du gland, ils en dansaient de joie autour d'un chêne ou d'un hêtre, au son de quelques chansons rustiques, appelant la terre leur nourrice et leur mère c'était là leur unique fête, c'étaient leurs uniques jeux; tout le reste de la vie humaine n'était que douleur, peine et misère.

Enfin, quand la terre dépouillée et nue ne nous offrait plus rien, forcés d'outrager la nature pour nous conserver, nous mangeâmes les compagnons de notre misère plutôt que de périr avec eux. Mais vous, hommes cruels, qui vous force à verser du sang? Voyez quelle affluence de biens vous environne! combien de fruits vous produit la terre! que de richesses vous donnent les champs et les vignes! que d'animaux vous offrent leur lait pour vous nourrir, et leur toison pour vous habiller! Que leur demandez-vous de plus, et quelle rage vous porte à commettre tant de meurtres, rassasiés de biens et regorgeant de vivres? Pour

quoi mentez-vous contre notre mère, en l'accusant de ne pouvoir vous nourrir? Pourquoi péchez-vous contre Cérès, inventrice des saintes lois, et contre le gracieux Bacchus, consolateur des hommes, comme si leurs dons prodigués ne suffisaient pas à la conservation du genre humain? Comment avezvous le cœur de mêler avec leurs doux fruits des ossements sur vos tables, et de manger avec le lait le sang des bêtes qui vous le donnent ? Les panthères et les lions, que vous appelez bêtes féroces, suivent leur instinct par force, et tuent les autres animaux pour vivre. Mais vous, cent fois plus féroces qu'elles, vous combattez l'instinct sans nécessité, pour vous livrer à vos cruelles délices. Les animaux que vous mangez ne sont pas ceux qui mangent les autres; vous ne les mangez pas ces animaux carnassiers, vous les imitez. Vous n'avez faim que de bêtes innocentes et douces, et qui ne font de mal à personne, qui s'attachent à vous, qui vous servent, et que vous dévorez pour prix de leurs services. ›

O meurtrier contre nature! si tu t'obstines à soutenir qu'elle t'a fait pour dévorer tes semblables, des êtres de chair et d'os, sensibles et vivants comme toi, étouffe donc l'horreur qu'elle t'inspire pour ces affreux repas, tue les animaux toi-même, je dis de tes propres mains, sans ferrements, sans coutelas; déchire-les avec tes ongles, comme font les lions et les ours; mords ce boeuf et le mets en pièces, enfonce tes griffes dans sa peau; mange cet agneau tout vif, dévore ses chairs toutes chaudes, bois son âme avec son sang. Tu frémis, tu n'oses sentir palpiter sous ta dent une chair vivante! Homme pitoyable! tu commences par tuer l'animal et puis tu le manges, comme pour le faire mourir deux fois. Ce n'est pas assez; la chair morte te répugne encore; tes entrailles ne peuvent la supporter, il la faut transformer par le feu, la bouillir, la rôtir, l'assaisonner de drogues qui la déguisent: il te faut des charcutiers, des cuisiniers, des rôtisseurs, des gens pour t'ôter l'horreur du meurtre et t'habiller des corps morts, afin que le sens du goût, trompé par ces déguisements, ne rejette point ce qui lui est étranger, et savoure avec plaisir des cadavres dont l'œil même eût eu peine à souffrir l'aspect 1.

J.-J. ROUSSEAU. Émile, liv. 11, trad. de Plutarque.

ÉLOGE FUNÈBRE DE NephtÉ, Reine d'Égypte. Le grand prêtre de Memphis, conducteur du convoi, monta sur le char, et, se tenant debout et la tête nue, prononça ce discours :

1 Voyez Ovide, Métamorphoses, liv. XV.

<Inexorable dieu des enfers, voilà notre reine que vous avez demandée pour victime, dans le printemps de son âge et dans le plus grand besoin de ses peuples. Nous venons vous prier de lui accorder le repos dont sa perte va peut-être nous priver nous-mêmes. Elle a été fidèle à tous ses devoirs envers les dieux; elle ne s'est point dispensée des pratiques extérieures de la religion, sous le prétexte des occupations de la royauté; et les seules pratiques extérieures ne lui ont point tenu lieu de vertu. On apercevait au travers des soins qui l'occupaient dans ses conseils, ou de la gaieté à laquelle elle se prêtait quelquefois dans sa cour, que la loi divine était toujours présente à son esprit, et régnait toujours dans son cœur. De toutes les fêtes auxquelles la majesté de son rang, le succès de ses entreprises, ou l'amour de ses peuples l'ont engagée, il a paru que celles qui l'amenaient dans nos temples étaient pour elle les plus agréables et les plus douces. Elle ne s'est point laissée aller, comme bien des rois, aux injustices, dans l'espoir de les racheter par ses offrandes; et sa magnificence à l'égard des dieux a été le fruit de sa piété, et non le tribut de ses remords. Au lieu d'autoriser l'animosité, la vexation, la persécution par les conseils d'une piété mal entendue, elle n'a voulu tirer de la religion que des maximes de douceur, et elle n'a fait usage de la sévérité que suivant l'ordre de la justice générale, et par rapport au bien de l'État. Elle a pratiqué toutes les vertus des bons rois avec une défiance modeste qui la laissait à peine jouir du bonheur qu'elle procurait à ses peuples. La défense glorieuse des frontières, la paix affermie au dehors et au dedans du royaume, les embellissements et les établissements de différentes espèces, ne sont ordinairement, de la part des autres princes, que les effets d'une sage politique, que les dieux, juges du fond des cœurs, ne récompensent pas toujours; mais, de la part de notre reine, toutes ces choses ont été des actions de vertu, parce qu'elles n'ont eu pour principe que l'amour de ses devoirs et l'envie du bonheur blic. Bien loin de regarder la souveraine puissance comme un moyen de satisfaire ses passions, elle a conçu que la tranquillité du gouvernement dépendait de la tranquillité de son âme, et qu'il n'y a que des esprits doux et patients qui sachent se rendre véritablement maîtres des hommes. Elle a éloigné de sa pensée toutes les vengeances; et, laissant à des hommes privés la honte d'exercer leur haine dès qu'ils peuvent, elle a pardonné, comme les dieux, avec un plein pouvoir de punir.

pu

Elle a réprimé les esprits rebelles, moins parce qu'ils résistaient à ses volontés, que parce qu'ils faisaient obstacle au bien qu'elle voulait faire. Elle a soumis ses pensées aux conseils des sages,

ni

et tous les ordres du royaume à l'équité de ses lois. Elle a désarmé les ennemis étrangers par son courage, par la fidélité à sa parole, et elle a surmonté les ennemis domestiques par sa fermeté et par l'heureux accomplissement de ses projets. Il n'est jamais sorti de sa bouche, ni un secret, un mensonge, et elle a cru que la dissimulation nécessaire pour régner ne devait s'étendre que jusqu'au silence. Elle n'a point cédé aux importunités des ambitieux, et les assiduités des flatteurs n'ont pas enlevé les récompenses dues à ceux qui servaient leur patrie loin de sa cour. La faveur n'a point été sous son règne; l'amitié même, qu'elle a connue et cultivée, ne l'a point emporté auprès d'elle sur le mérite, souvent moins affectueux et moins prévenant. Elle a fait des grâces à ses amis, et elle a donné les postes importants aux hommes capables. Elle a répandu des honneurs sur les grands, sans les dispenser de l'obéissance, et elle a soulagé le peuple, sans lui ôter la nécessité du travail. Elle n'a point donné lieu à des hommes nouveaux de partager avec le prince, et inégalement pour lui, les revenus de l'État; et les deniers du peuple ont satisfait sans regret aux contributions proportionnées qu'on exigeait d'eux, parce qu'elles n'ont point servi à rendre leurs semblables plus riches, plus orgueilleux et plus méchants.

Persuadée que la providence des dieux n'exclut pas la vigilance des hommes, qui est un de ses présents, elle a prévenu les misères publiques par des provisions régulières; en rendant ainsi toutes les années égales, sa sagesse a maîtrisé en quelque sorte les saisons et les éléments. Elle a facilité les négociations, entretenu la paix, et porté le royaume au plus haut point de la richesse et de la gloire, par l'accueil qu'elle a fait à tous ceux que la sagesse de son gouvernement attirait des pays les plus éloignés ; et elle a inspiré à ses peuples l'hospitalité, qui n'était pas encore assez établie chez les Égyptiens.

Quand il s'est agi de mettre en œuvre les grandes maximes du gouvernement, et d'aller au bien général, malgré les inconvénients particuliers, elle a subi avec une généreuse indifférence les murmures d'une populace aveugle, souvent animée par les calomnies secrètes de gens plus éclairés, qui ne trouvent pas leur avantage dans le bonheur public. Hasardant quelquefois sa propre gloire pour l'intérêt d'un peuple méconnaissant, elle a attendu sa justification du temps, et, quoique enlevée au commencement de sa course, la pureté de ses intentions, la justesse de

ses vues et la diligence de l'exécution lui ont procuré l'avantage de laisser une mémoire glorieuse et un regret universel.

Pour être plus en état de veiller sur le total du royaume, elle a confié les premiers détails à des ministres sûrs, obligés de choisir des subalternes qui en choisissent encore d'autres dont elle ne pouvait plus répondre elle-même, soit par l'éloignement, soit par le nombre. Ainsi, j'oserai le dire devant nos juges et devant ses sujets qui m'entendent, si, dans un peuple innombrable, tel que l'on connaît celui de Memphis et des cinq mille villes de la dynastie, il s'est trouvé, contre son intention, quelqu'un d'opprimé, non-seulement la reine est excusable par l'impossibilité de pourvoir à tout, mais elle est digne de louange, en ce que, connaissant les bornes de l'esprit humain, elle ne s'est point écartée du centre des affaires publiques, et qu'elle a réservé toute son attention pour les premières causes et pour les premiers mouvements.

Malheur aux princes dont quelques particuliers se louent, quand le public a lieu de se plaindre! Mais les particuliers mêmes qui souffrent n'ont pas droit de condamner le prince, quand le corps de l'État est sain, et que les principes du gouvernement sont salutaires. Cependant, quelque irréprochable que la reine nous ait paru à l'égard des hommes, elle n'attend, par rapport à vous, ô justes dieux ! son repos et son bonheur que de votre clémence. ›

TERRASSON. Sethos.

UN VIEILLARD DE SYRACUSE, AU PEUPLE ASSEMBLÉ POUR DÉLIBÉRER SUr le sort des PRISONNIERS ATHENIENS 1.

Vous voyez un père infortuné, qui a senti plus qu'aucun autre Syracusain les funestes effets de cette guerre, qui lui a ravi deux fils, la consolation et l'espoir de sa vieillesse. Je ne puis point, à la vérité, ne point admirer leur courage et leur bonheur d'avoir sacrifié au salut de la république une vie que la loi commune de la nature leur aurait tôt ou tard enlevée; mais je ne puis aussi ne pas sentir la plaie cruelle que leur mort a faite à mon cœur, et ne point haïr et détester les Athéniens, auteurs de cette malheureuse guerre, comme les homicides et les meurtriers de mes enfants!

Cependant, je ne puis le dissimuler, je suis moins sensible à ma douleur qu'à l'honneur de ma patrie; et je la vois prête à se déshonorer pour

1 Ces prisonniers avaient été faits dans les derniers combats de la guerre de Sicile, conseillée par Alcibiade, et à laquelle Nicias s'était opposé. Les prisonniers furent réduits

en esclavage ou condamnés aux travaux des mines. Nicias et Démosthène, qui commandaient les Athéniens, subirent le dernier supplice. (N. E.)

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