Imágenes de página
PDF
ePub

mua point et ne venoit que le pas, et feit prendre à ses gens des lances qui estoient à terre: et venoit en ordre (qui donna grand reconfort à nos gens) et se joignirent ensemble avec grand nombre, et vindrent là où nous estions: et nous trouvasmes bien huict cens hommes-d'armes. De gens-de-pied peu ou nuls. Ce qui garda bien le comte qu'il n'eust la victoire entière: car il y avoit un fossé et une grande haye entre les deux batailles dessusdites.

De la part du Roy s'enfuit le comte du Maine, et plusieurs autres, et bien huict cens hommesd'armes. Aucuns ont voulu dire que ledit comte du Maine avoit intelligence avec les Bourguignons, mais, à la vérité dire, je croy qu'il n'en fust oncques rien. Jamais plus grande ne fust des deux costez: mais par espécial demeurèrent les deux princes aux champs. Du costé du Roy fust un homme d'Estat, qui s'enfuit jusques à Luzignan, sans repaistre : et du costé du comte, un autre homme de bien jusques au Quesnoyle-Comte. Ces deux n'avoient garde de se mordre l'un l'autre. Estans ainsi ces deux batailles rangées l'une devant l'autre, se tirèrent plusieurs coups de canon, qui tuèrent des gens d'un costé et d'autre. Nul ne désiroit plus de combattre, et estoit nostre bende plus grosse que celle du Roy: toutes-fois sa présence estoit grande chose, et la bonne parole qu'il tenoit aux gens-d'armes : et croy véritablement, à ce que j'en ay sceu, que si n'cust esté luy seul, tout s'en fust fuy. Aucuns de nostre costé désiroient qu'on recommençast et par espécial monseigneur de Haultbourdin, qui disoit qu'il voyoit une file ou flotte de gens qui s'enfuyoient: et qui eust pû trouver archiers au nombre de cent, pour tirer au travers de cette haye, tout fust marché de nostre costé.

de nom de ceux du Roy, moururent messire Geofroy de Sainct-Belin, le grand-séneschal de Normandie, et Floquet capitaine. Du party des Bourguignons moururent Philippe de Lallain: et des gens-à-pied et menus gens, plus que de ceux du Roy: mais de gens-de-cheval, en mourut plus du party du Roy. De prisonniers bons, les gens du Roy en eurent des meilleurs de ceux qui fuyoient. Des deux parties il mourut deux mille hommes du moins: et fust la chose bien combatue: et se trouva des deux costez de gens de bien, et de bien lasches. Mais ce fust grand'chose, à mon advis, de se rallier sur le champ, et estre trois ou quatre heures en cet estat, l'un devant l'autre : et devoient bien estimer les deux princes ceux qui leur tenoient compagnie si bonne à ce besoin mais ils en firent comme hommes, et non point comme anges. Tel perdit ses offices et estats pour s'en estre fuy, et furent donnez à d'autres qui avoient fuy dix lieues plus loin. Un de nostre costé perdit authorité, et fust privé de la présence de son maistre : mais un mois après eust plus d'authorité que devant.

Quand nous fusmes clos de ce charroy, chacun se logea le mieux qu'il put. Nous avions grand nombre de blessez, et la pluspart fort descouragez et espouvantez, craignans que ceux de Paris, avec deux cens hommes-d'armes qu'il y avoit avec eux, et le mareschal Joachim, lieutenant du Roy en ladite cité, sortissent, et que l'on eust affaire des deux costez. Comme la nuict fust toute close, on ordonna cinquante lances, pour voir où le Roy estoit logé. Il y en alla par adventure vingt. Il y pouvoit avoir trois jects d'arc de nostre camp jusques où nous cuidions le Roy. Cependant monseigneur de Charolois beut et mangea un peu et chacun en son endroit, et luy fust adoubée sa playe qu'il avoit au col. Au lieu où il mangea, il falut oster qua

et y mit l'on deux boteaux de paille, où il s'assit et remuant illec, un de ces pauvres gens nuds commença à demander à boire. On luy jetta en la bouche un peu de tisane, de quoy ledit seigneur avoit beu, dont le cœur luy revint, et fust connu et estoit un archier du corps dudit seigneur, fort renommé, appellé Savarot, qui fust pansé et guéry.

Estant sur ce propos et sur ces pensées, et sans nulle escarmouche, survint l'entrée de la nuict: et se retira le Roy à Corbeil et nous cui-tre ou cinq hommes morts pour luy faire place: dions qu'il se logeast et passast la nuict au champ. D'avanture se mit le feu en une caque de poudre, là où le Roy avoit esté: et se print à aucunes charettes, et tout du long de la grande haye et cuidions que ce fussent leurs feux. Le comte de Saint-Paul, qui bien sembloit chef de guerre, et monseigneur de Haultbourdin, encores plus, commandèrent qu'on amenast le charroy au propre lieu là où nous estions, et qu'on nous cloïst: et ainsi fust fait. Comme nous estions là en bataille, et ralliez, revindrent beaucoup de gens du Roy, qui avoient chassé, cuidans que tout fust gagné pour eux et furent contraints de passer parmi nous. Aucuns en eschapèrent, et les plus se perdirent. Des gens

On eust conseil qu'il estoit de faire. Le premier qui opina. fust le comte de Sainct-Paul: disant que l'on estoit en peril, et conseilloit tirer à l'aube du jour le chemin de Bourgogne, et qu'on brulast une partie du charroy : et qu'on sauvast seulement l'artillerie : et que nul ne mcnast charroy, s'il n'avoit plus de dix lances: et

que de demeurer là sans vivres entre Paris et | parlé cy-dessus : et amenèrent deux archiers de le Roy, n'estoit possible. Après opina monseigneur de Haultbourdin assez en cette substance, sans sçavoir avant que rapporteroient ceux qui estoient dehors. Trois ou quatre autres semblablement opinèrent de mesme. Le dernier qui opina, fut monseigneur de Contay, qui dit que si tost que ce bruit seroit en l'ost, tout se mettroit en fuite et qu'ils seroient prins devant qu'ils eussent fait vingt lieuës: et dit plusieurs raisons bonnes et que son advis estoit, que chacun s'aisast au mieux qu'il pourroit cette nuict, et que le matin à l'aube du jour on assaillist le Roy, et qu'il falloit là vivre ou mourir: et trouvoit ce chemin plus seur que de prendre la fuite. A l'opinion dudit de Contay conclud monseigneur de Charolois, et dist que chacun s'en allast reposer deux heures, et que l'on fust prest quand sa trompette sonneroit : et parla à plusieurs particuliers pour envoyer reconfor

la garde du duc de Bretagne, portans ses hocquetons, (ce qui reconforta très-fort la compagnie) et fut enquis et loué de sa fuite (considérant le murmure qui estoit contre luy) et plus encore de son retour: et leur fist chacun bonne chère.

ter ses gens.

Environ minuit revindrent ceux qui avoient esté dehors: et pouvez penser qu'ils n'estoient point allez loin et rapportèrent que le Roy estoit logé à ces feux qu'ils avoient veus. Incontinent on y envoya d'autres, et une heure après se remettoit chacun en estat de combattre mais la pluspart avoient mieux envie de fuir. Comme vint le jour, ceux qu'on avoit mis hors du camp, rencontrèrent un chartier, qui estoit à nous, et avoit esté prins le matin, qui apportoit une cruche de vin du village: et leur dit que tout s'en estoit allé. Ils envoyèrent dire ces nouvelles en l'ost: et allèrent jusques là. Ils trouvèrent ce qu'il disoit et le revindrent dire: dont la compagnie eut grand'joie : et y avoit assez de gens, qui disoient lors, qu'il falloit aller après, les quels faisoient bien maigre chère une heure devant. J'avoye un cheval extrêmement las et vieil, il beut un sceau plein de vin: par aucun cas d'aventure il y mit le museau, je le laissay achever: jamais ne l'avoye trouver si bon, ne si frais.

Quand il fut grand jour, tout monta à cheval: et les batailles, qui estoient bien esclaircies : toutes-fois il revenoit beaucoup de gens qui avoient esté cachez ès bois. Ledit seigneur de Charolois fist venir un cordelier, ordonné de par luy à dire qu'il venoit de l'ost des Bretons, et que ce jour ils devoient estre là. Ce qui reconforta assez ceux de l'ost: chacun ne le creut pas, mais tantost après environ dix heures du matin, arriva le vice-chancelier de Bretagne, appellé Rouville (1), et Madre avec luy, dont ay

(1) Ou plutôt Romillé, comme il a été dit ci-dessus.

Tout ce jour demeura encore monseigneur de Charolois sur le champ, fort joyeux, estimant la gloire estre sienne. Ce qui depuis luy a cousté bien cher, car oncques puis il n'usa de conseil d'homme, mais du sien propre : et au lieu qu'il estoit très-utile pour la guerre paravant ce jour, et n'aimoit nulle chose qui y appartint, mais depuis furent muées et changées ses pensées, car il y a continué jusques à sa mort: et par là fut finie sa vie, et sa maison destruite, et si elle ne l'est du tout, si est-elle bien desolée. Trois grands et sages princes, ses prédécesseurs, l'avoient eslevée bien haut, et y a bien peu de roys (sauf celuy de France) plus puissans que luy : et pour belles et grosses villes, nul ne l'en passoit. L'on ne doit trop estimer de soy, par espécial un grand prince, mais doit connoistre que les grâces et bonnes fortunes viennent de Dieu. Deux choses plus je diray de luy : l'une est, que je croy que jamais nul homme peust porter plus de travail que luy, en tous endroits où il faut exerciter sa personne : l'autre, qu'à mon advis je ne connu oncques homme plus hardy. Je ne luy ouy oncques dire qu'il fust las, ny ne luy vey jamais faire semblant d'avoir peur, et si ay esté sept années de rang en la guerre avec luy, l'esté pour le moins, et en aucunes l'hyver et l'esté. Ses pensées et conclusions estoient grandes; mais nul homme ne les sçavoit mettre à fin, si Dieu n'y eust adjouté de sa puissance,

CHAPITRE V.

Comment le duc de Berry, frère du Roy, et le duc de Bretagne, se vindrent joindre avec le comte de Charolois, contre iceluy Roy.

Le lendemain, qui estoit le tiers jour de la bataille, allasmes coucher au village de Mont-l'héry, dont le peuple en partie s'en estoit fui au clocher de l'église, et partie au chasteau. Il les fit revenir, et ne perdirent pas un denier vaillant, mais payoit chacun son escot, comme s'il eust esté en Flandre. Le chasteau tint, et ne fut point assailli. Le tiers jour passé, partit ledit seigneur, par le conseil du seigneur de Contay,

pour aller gagner Estampes (qui est bon et grand | mais nonobstant, messire Charles d'Amboise

logis, et en bon pays et fertile) afin d'y estre plus tost que les Bretons, qui prenoient ce chemin afin aussi de mettre les gens las et blessés à couvert, et les autres aux champs, et fut cause ce bon logis, et le séjour que l'on y fist, de sauver la vie à beaucoup de ses gens. Là arrivèrent messire Charles de France, lors duc de Berry, seul frère du Roy, le duc de Bretagne, monseigneur de Dunois, monseigneur de Loheac, monseigneur de Bueil, monseigneur de Chaumont (1), et messire Charles d'Amboise son fils (qui depuis a esté grand homme en ce royaume), tous lesquels dessus nommez le Roy avoit désapointez, et deffaits de leurs estats, quand il vint à la Couronne, nonohstant qu'ils eussent bien servi le Roy son père, et le royaume, ès conquestes de Normandie, et en plusieurs autres guerres. Monseigneur de Charolois, et tous les plus grands de sa compagnie, les recueillirent et leur allèrent au devant, et amenèrent leurs personnes loger en la ville d'Estampes, où leur logis estoit fait, et les gens-d'armes demeurèrent aux champs. En leur compagnie avoit huict cens hommes-d'armes, de très-bonne estoffe, dont il y en avoit très-largement de Bretons, qui nouvellement avoient laissé les ordonnances (comme icy et ailleurs j'ay dit) qui amendoient bien leur compagnie. D'archers, et d'autres hommes de guerre, armés de bonnes brigandines (2), avoit en très-grand nombre, et pouvoient bien être six mille hommes à cheval, très-bien en poinct. Et sembloit bien à voir la compagnie, que le duc de Bretagne fust un très-grand seigneur: car toute cette compagnie vivoit sur ses coffres.

Le Roy qui s'estoit retiré à Corbeil (comme j'ay devant dit) ne mettoit point en oubly ce qu'il avoit à faire. Il tira en Normandie, pour assembler ses gens, et de peur qu'il n'y eust quelque mutation au pays: et il mit partie de ses gens d'armes ès environs de Paris, là où il voyoit qu'il estoit nécessaire.

Le premier soir que furent arrivés tous ces seigneurs dessusdits à Estampes, se contèrent des nouvelles l'un à l'autre. Les Bretons avoient pris aucuns prisonniers de ceux qui fuyoient du party du Roy: et quand ils eussent esté un peu plus avant, ils eussent pris ou desconfit le tiers de l'armée. Ils avoient bien tenu conseil pour envoyer gens dehors, jugeant que les osts estoient près: toutesfois aucuns les destournèrent;

(1) Pierre d'Amboise, seigneur de Caumont. En 1465 sa maison fut rasée parce qu'il avait embrassé le parti opposé au Roi dans la ligue du Bien Public. Son fils fut maréchal et amiral de France.

et quelques autres, se mirent plus avant que leur armée, pour voir s'ils rencontreroient rien: et prirent plusieurs prisonniers (comme j'ay dit et de l'artillerie : lesquels prisonniers leur dirent que pour certain le Roy estoit mort: car ainsi le cuidoient-ils, parce qu'ils s'en estoient fuis dès le commencement de la bataille. Les dessusdits rapportèrent les nouvelles à l'ost des Bretons, qui en eurent très-grand'joye, cuidans qu'ainsi fust, et espérans les biens qui leur fussent advenus, si ledit monseigneur Charles eust esté roy, et tinrent conseil (comme il m'a esté dit depuis par un homme de bien, qui estoit présent) à sçavoir comme ils pourroient chasser ces Bourguignons, et eux en dépescher, et estoient quasi tous d'opinion qu'on les destroussast, qui pourroit. Cette joye ne leur dura gue res, mais par cela vous pouvez voir et connoistre quels sont les brouillis en ce royaume à toutes mutations.

Pour revenir à mon propos de cette armée d'Estampes, comme tous eussent souppé, et qu'il y avoit largement gens qui se pourmenoient par les rues, monseigneur Charles de France et monseigneur Charolois estoient à une fenestre et parloient eux deux de très-grande affection. En la compagnie des Bretons, y avoit un pauvre homme, qui prenoit plaisir à jetter en l'air des fusées, qui courent parmi les gens quand elles sont tombées, et rendent un peu de flambe: et s'appelloit maistre Jean Boutefeu, ou maistre Jean des Serpens, je ne sçay lequel. Ce follastre estant caché en quelque maison, afin que les gens ne l'apperceussent, en jetta deux ou trois en l'air, d'un lieu haut où il estoit, tellement qu'une vint donner contre la croisée de la fenestre où ces deux princes dessusdits avoient les testes, et si près l'un de l'autre, qu'il n'y avoit pas un pied entre eux deux. Tous deux se dressèrent et furent esbahis, et se regardoient chacun l'un l'autre. Si eurent suspicion que cela n'eust esté fait expressément pour leur mal faire. Le seigneur de Contay vint parler à monseigneur de Charolois son maistre: et dès qu'il lui eust dit un mot en l'oreille, il descendit en bas, et alla faire armer tous les gens-d'armes de sa maison, et les archers de son corps, et autres. Incontinent ledit seigneur de Charolois dit au duc de Berry, que semblablement il fist armer les archers de son corps, et autres. Inconti

(2) Armure faite de lames de fer posées les unes sur les autres.

nent deux ou trois cens hommes-d'armes armez devant la porte, à pied, et grand nombre d'archers: et cherchoit l'on partout dont pouvoit venir ce feu. Ce pauvre homme qui l'avoit fait se vint jetter à genoux devant eux, et leur dit que c'avoit esté lui: et en jetta trois ou quatre autres et en ce faisant, il osta beaucoup de gens hors de suspicion que l'on avoit les uns sur les autres: et s'en prit l'on à rire, et s'en alla chacun désarmer et coucher.

Le lendemain au matin fut tenu un très-grant et beau conseil, où se trouvèrent tous les seigneurs et leurs principaux serviteurs: et fut mis en délibération ce qui estoit de faire : et comme ils estoient de plusieurs pièces, et non pas obéissans à un seul seigneur (comme il est bien requis en telles assemblées), aussi eurent-ils divers propos: et entre les autres paroles qui furent bien recueillies et notées, ce furent celles de monseigneur de Berry, qui estoit fort jeune et n'avoit jamais veu tels exploicts. Car il sembla par ses paroles, que jà en fust ennuyé, et allégua la grande quantité de gens blessez qu'il avoit veus de ceux de monseigneur de Charolois; en monstrant par ses paroles en avoir pitié, usoit de ces mots qu'il eust mieux aimé que les choses n'eussent jamais esté encommencées, que de voir desjà tant de maux venus par luy❘ et pour sa cause. Ces propos desplurent à monseigneur de Charolois et à ses gens, comme je diray cy-après. Toutes-fois à ce conseil fut conclud qu'on tireroit devant Paris, pour essayer si on pourroit réduire la ville à vouloir entendre au bien public du royaume, pour lequel disoient estre tous assemblez, et leur sembloit bien, si ceux-là leur prestoient l'oreille, que tout le reste des villes de ce royaume feroient le semblable. Comme j'ay dit, les paroles dites par monseigneur Charles duc de Berry, en ce conseil, mirent en tel doute monseigneur de Charolois et ses gens, qu'ils vinrent à dire: Avez-vous oui parler cet homme ? Il se trouve esbahy pour sept ou huict cens hommes qu'il voit blessez allans par la ville, qui ne luy sont rien, ne qu'il ne connoist : il s'esbahiroit bientost si le cas luy touchoit de quelque chose; et seroit homme pour appointer bien légère⚫ment et nous laisser en la fange: et pour les anciennes guerres, qui ont esté le temps passé entre le roy Charles son père, et le duc de Bourgogne mon père, aisément toutes ces deux parties se convertiroient contre nous, pourquoy est nécessaire de se pourvoir d'a

[ocr errors]
[ocr errors]

B

L

1, Isabelle de Bourbon, comtesse de Charolais, ne mourut que le 25 septembre 1465. Le comte de Charo

» mys. » Et sur cette seule imagination, fust envoyé messire Guillaume de Clugny, protonotaire (qui est mort depuis évesque de Poictiers) devers le roy Edouard d'Angleterre, qui pour lors régnoit, auquel monseigneur de Charolois avoit tousjours eu inimitié : et portoit la maison de Lanclastre contre luy, dont il estoit issu de par sa mère. Et par l'instruction dudit de Clugny, luy estoit ordonné d'entrer en pratique de mariage (1) à la soeur du roy d'Angleterre, appelée Marguerite, mais non pas d'estraindre le marché, mais seulement de l'entretenir. Car connoissant que le roy d'Angleterre l'avoit fort désiré, lui sembloit que pour le moins il ne feroit rien contre luy, et que s'il en avoit affaire, qu'il le gagneroit des siens. Et combien qu'il n'eût un seul vouloir de conclure ce marché, et que la chose du monde que plus il haïssoit en son cœur, estoit la maison d'Yorch, si fust toutes-fois tant demenée cette matière, que plusieurs années après elle fust conclue : et prit davantage l'ordre de la Jartière, et la porta toute sa vie.

Or mainte telle œuvre se fait en ce monde par imagination, comme celle que j'ai cy-dessus déclarée : et par espécial entre les grands princes, qui sont beaucoup plus suspicionneux qu'autres gens, pour les doutes et advertissemens qu'on leur fait, et très-souvent par flateries, sans nul besoin qu'il en soit.

CHAPITRE VI.

Comment le comte de Charolois et ses alliez, avec leur armée, passèrent la rivière de Seine sur un pont portatif; et comment le duc Jean de Calabre se joignit avec eux; puis se logèrent tout à l'entour de Paris.

Ainsi comme il avoit esté conclu, tous ces seigneurs se partirent d'Estampes, après y avoir séjourné quelques peu de jours, et tirèrent à Sainct-Mathurin de Larchant, et à Moret en Gastinois. Monseigneur Charles et les Bretons demeurèrent en ces deux petites villes: et le comte de Charolois s'en alla loger en une grande prairie, sur le bord de la rivière de Seine, et avoit fait crier que chacun portast crochets pour attacher ses chevaux. Il faisoit mener sept ou huict petits basteaux sur charrois, et plusieurs pipes par pièces, en intention de faire un pont

lais, qui n'était pas encore veuf à cette époque, ne pouvait penser à se remarier.

sur la rivière de Seine, pour ce que ces seigneurs n'y avoient point de passage. Monseigneur de Dunois l'accompagna, luy estant en une litière (car pour la goutte qu'il avoit, il ne pouvoit monter à cheval) et portoit l'on son enseigne après luy. Dès qu'ils vinrent à la rivière, ils y firent mettre de ces batteaux qu'ils avoient apportez, et gaignèrent une petite isle, qui estoit comme au milieu, et descendirent des archers, qui escarmouchèrent avec quelques gensde-cheval, qui deffendoient le passage de l'autre part; et y estoient le mareschal Joachim et Sallezard. Le lieu estoit très - désavantageux pour eux, parce qu'il estoit fort haut, et en pays de vignoble et du costé des Bourguignons y avoit largement artillerie, conduite par un canonnier fort renommé, qui avoit nom maistre Gerauld, lequel avoit esté pris en cette bataille de Mont-l'héry, estant lors du parti du Roy. Fin de compte, il falut que les dessusdits abandonnassent le passage, et se retirèrent à Paris. Ce soir fust fait un pont jusques en cette isle et incontinent fist le comte de Charolois tendre un pavillon, et coucha la nuict dedans, et cinquante hommes - d'armes de sa maison. A l'aube du jour, furent mis grand nombre de tonneliers en besongne, à faire pipes de mesrain, qui avoit esté apporté; et avant qu'il fust midy, le pont fust dressé jusques à l'autre part de la rivière et incontinent passa ledit seigneur de Charolois de l'autre costé, et y fist tendre ses pavillons, dont il y avoit grand nombre, et fist passer tout son ost et toute son artillerie par dessus ledit pont, et se logea en un costeau pendant devers ladite rivière: et y faisoit très-beau voir son ost, pour ceux qui estoient encores derrière.

mais de gens-de-pied peu. Pour ce petit de gens, qu'avoit ledit duc, je ne vis jamais si belle compagnie, ny qui semblassent mieux hommes exercitez au fait de la guerre. Il pouvoit bien avoir quelques six-vingts hommes-d'armes bardez, tous Italiens ou autres, nourris en ces guerres d'Italie: entre lesquels estoient Jacques Galiot, le comte de Campobache, le seigneur de Baudricourt, pour le présent gouverneur de Bourgogne, et autres : et estoient ces hommesd'armes fort adroicts: et pour dire vérité, presque la fleur de nostre ost, au moins tant pour tant: il avoit quatre cens cranequiniers (1), que luy avoit prestés le comte Palatin, gens fort bien montez, et qui sembloient bien gens-de-guerre: et avoit cinq cens Suisses à pied, qui furent les premiers qu'on vit en ce royaume et ont esté ceux qui ont donné le bruit à ceux qui sont venus depuis car ils se gouvernèrent très-vaillamment en tous les lieux où ils se trouvèrent. Cette compagnie, que vous dis, s'approcha le matin, passa ce jour par dessus nostre pont. Et ainsi se peut dire que toute la puissance du royaume de France s'estoit veuë passer par des sus ce pont, sauf ceux qui estoient avec le Roy, et vous asseure que c'estoit une grande et belle compagnie, et grand nombre de gens de bien, et bien en poinct; et devroit-on vouloir que les amis et bien-veillans du royaume l'eussent veuë, et qu'ils en eussent eu l'estimation, telle qu'il appartient, et semblablement les ennemis : car jamais il n'eust esté heure qu'ils n'en eussent plus craint le Roy et ledit royaume. Le chef des Bourguignons estoit monseigneur de Neufchastel (2), mareschal de Bourgogne, joinct avecques luy son frère seigneur de Montagu, le marquis de Rotelin, et grand nombre de chevaliers et escuyers dont aucuns avoient esté en Bourbonnois (3), comme j'ay dit au commencement de ce propos. Le tout ensemble s'estoit joinct pour venir plus asseurément avec mondit seigneur de Calabre, comme j'ay dit lequel sembloit aussi bien prince et grand chef de guerre comme nul autre que visse en la compagnie, et s'engendra grande amitié entre luy et comte de Charolois.

Tout ce jour ne purent passer que ses gens. Le lendemain à l'aube du jour passèrent les ducs de Berry et de Bretagne, et tout leur ost; qui trouvèrent ce pont très-beau, et fait en grande diligence. Si passèrent un peu outre, et se logèrent sur le haut pareillement. Incontinent que la nuict fust venuë nous commençasmes à appercevoir grand nombre de feux bien loin de nous, autant que la veuë pouvoit porter. Au-le cuns cuidoient que ce fust le Roy: toutes-fois, avant qu'il fust minuit, on fut adverty que c'estoit le duc Jean de Calabre, seul fils du roy René de Sicile, et avec luy bien neuf cens hommes-d'armes de la duché et comté de Bourgogne. Bien fust accompagné de gens-de-cheval:

(1) Le cranequin était un pied de biche avec lequel on bandait une arbalète. Les cranequiniers qui se servaient de cet instrument étaient des arbalétriers à cheval.

Quand toute cette compagnie fust passée, que l'on estimoit cent mille chevaux, tant bons que mauvais (ce que je croy), se délibérèrent lesdits seigneurs de partir pour tirer devant Paris : et mirent toutes leurs avant-gardes ensemble. Pour les Bourguignons, les conduisoit le comte de

(2) Thibault de Neuf-Châtel, fait maréchal de Bourgogne en 1439.

(3) Bourgogne, selon un autre manuscrit.

« AnteriorContinuar »