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raison que je n'ai pas cru devoir m'y arrêter, et, ici, comme dit Molière, pour me mieux faire entendre,

Je m'en vais vous bailler une comparaison.

On estime, et, grâce à la statistique, on est même certain, qu'il ne se publie pas en France, bon an mal an, moins de deux cent cinquante à trois cents romans. C'est beaucoup. La Librairie Nouvelle en regorge, et vous l'avez vu, les galeries de l'Odéon en sont ellesmêmes inondées. Notez que je ne m'en plains pas! De même qu'en effet pour qu'un seul grain de blé germe, lève, et mûrisse, il faut que la main du semeur en jette à poignées dans le sillon, de même, pour que de loin en loin il apparaisse un chef-d'œuvre dans l'histoire de l'art, il faut que ce chef-d'œuvre ait été précédé de nombreux, de laborieux, de pénibles essais, parmi lesquels nous ne devons pas trop nous étonner d'en rencontrer de bizarres ou de ridicules. Demandez encore aux savants, de combien d'expériences manquées dans le secret de leurs laboratoires, une grande découverte est généralement faite? Mais, d'un autre côté, expériences manquées, chefs-d'œuvre avortés en naissant, si quelques curieux les connaissent, et si d'ailleurs les historiens de la littérature ou de la science ne doivent jamais négliger de s'en enquérir scrupuleusement, l'humanité les ignore, et elle a bien raison. Connaissez-vous les romans de Mile de La Force ou ceux de Mme de Villedieu? Connaissez-vous même les noms de ces deux dames? Et si vous les connaissez, croyez-vous, je ne dis pas en être plus savants, mais plus avancés seulement? Non, sans doute. Je vais cependant plus loin encore. Il ne manque pas, dans nos bibliothèques, d'œuvres distinguées, d'œuvres délicates, d'œuvres charmantes qui

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nous surprennent, quand par hasard nous les ouvrons, celles-ci par ce qu'elles ont encore de fraîcheur, de grâce, d'intérêt, celles-là par d'autres mérites : l'Ourika de Mme de Duras, par exemple, ou, si vous le voulez, la Valérie de Mme de Krudener. Pourquoi donc les ignorons-nous, sans scrupules ni remords? C'est que, pour distinguées qu'elles soient, elles pourraient manquer, sans qu'il y parût, à l'histoire du roman; c'est que, tout ce qu'elle est, cette histoire le serait encore sans elles, l'est donc indépendamment d'elles; et c'est enfin qu'elles peuvent bien faire nombre dans la bibliographie ou dans les annales du genre, mais elles ne font pas lacune dans son histoire, quand on oublie de les y mentionner.

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Il en est de même de plus d'une. tragédie, de plus d'une comédie qui continuent pourtant toujours de figurer au répertoire. La Partie de chasse d'Henri IV a jadis amusé nos pères, et vous-mêmes, mesdames et messieurs, quand on la jouera prochainement pour vous, je ne doute pas qu'elle vous amuse encore. D'autres pièces, plus prétentieuses, le Siège de Calais 1, de du Belloy, l'Inès de Castro, de Lamotte-Houdard, les «< deux grands succès de larmes du XVIIIe siècle », ont violemment ému d'admiration ou de pitié les contemporains de Voltaire et de Rousseau. Que dis-je? Il n'y a pas jusqu'aux élucubrations du vieux Crébillon, sa Sémi

1. C'est dans le Siège de Calais, acte Ier, scène vi, que se trouve la mémorable périphrase:

Le plus vil aliment, rebut de la misère

Mais aux derniers abois ressource horrible et chère,

De la fidélité respectable soutien,

Manque à l'or prodigué du riche citoyen.

On croit que cela veut dire que, « même au poids de l'or, on ne peut plus se procurer de chien ». Le Siège de Calais est de 1765.

ramis et son Atrée, qui n'aient eu l'honneur en leur temps de faire entrer Montesquieu lui-même, c'est lui qui nous l'avoue, dans « les transports des Bacchantes » Autant les ans en ont-ils emporté ! Après un peu de vie, que leur ont prêté le talent de leurs interprètes ou la bonne volonté de leurs contemporains, Sémiramis et Atrée, le Siège de Calais et Inès sont retombés au néant. Nous donc, messieurs, pourquoi les exhumerions-nous de l'oubli où elles dorment leur sommeil? Pourquoi ne leur ferions-nous pas au moins l'aumône de notre silence? Mais pourquoi surtout nous évertuerions-nous à leur trouver une signification, une portée, une valeur qu'elles n'ont jamais eues? Je me suis appliqué à ne comprendre dans notre programme aucune œuvre qui ne marquât une date dans l'histoire du théâtre français, et ainsi, faute de temps, si je ne peux pas vous en retracer l'histoire, du moins en aurai je fortement marqué les Époques...

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Restent, il est vrai, quelques pièces, antérieures à Corneille, et de Corneille lui-même avant son Cid, où je conviens qu'il pouvait être curieux d'aller chercher les origines du théâtre français. Mais à quoi bon? Ces vieilles pièces, auxquelles on est trop indulgent de nos jours, nous avons cru devoir vous épargner l'ennui de les entendre, comme aux excellents acteurs de l'Odéon la fatigue de les apprendre. Les voyez-vous, récitant devant vous les vers prosaïques et raboteux, emphatiques aussi, du vieil Alexandre Hardy: Elmire, ou l'heureuse bigamie? Scédase, ou l'hospitalité violée ? Non, messieurs, nous n'avons pas voulu vous tendre ce piège; nous n'avons pas voulu, sous prétexte d'archaïsme, vous endormir dans vos fauteuils; et nous, pendant ce temps, disserter avec satisfaction sur ce que les prédécesseurs de Corneille auraient pu mettre dans leurs pièces, mais

qu'en réalité ils n'y ont point mis! Aussi bien, le peu de bon qu'il pouvait y avoir chez eux, allez-vous voir que Corneille, - grand emprunteur, je le dis en passant, comme tous les grands inventeurs, a bien su le reprendre... Le reste n'est que de l'érudition, et nous ne sommes pas ici pour faire de l'érudition.

Ajouterai-je une autre et fort bonne raison? C'est que, dans la seconde moitié du XVIe siècle, de 1550 à 1610 environ, il y a eu des auteurs dramatiques; il y en a même eu dont les noms ne sont pas indignes d'être retenus; il n'y a pas eu d'acteurs de profession, ni de théâtre régulier, ni, par conséquent, de public1. Or, on ne saurait trop le répéter, l'œuvre de théâtre ne commence d'exister comme telle qu'aux chandelles, par la vertu de la collaboration et de la complicité du public, sans laquelle j'ose dire qu'elle n'a jamais été ni ne peut être que de la rhétorique. Si donc, par scrupule d'érudition, nous avions eu le courage de monter quelques-unes de ces pièces-- la Bradamante de Robert Garnier, par exemple, ou l'Écossaise d'Antoine de Monchrestien nous fussions allés contre notre dessein même; et c'est pourquoi nous ne l'avons pas fait.

Vous connaissez, mesdames et messieurs, l'intention première et le plan de ces Conférences. Je n'ai plus qu'à vous dire quelques mots de l'esprit dans lequel je les traiterai.

Ces lois du théâtre, dont je vous parlais tout à l'heure, que nous ne connaissons pas encore, mais que nous supposons, il n'est pas probable qu'elles aient rien d'immuable, ou plutôt, si! elles ont quelque chose d'immuable, sans quoi ce ne seraient pas des lois,

1. Consultez sur ce point le livre de M. Eugène Rigal sur Alexandre Hardy. Paris, 1891, Hachette; et aussi son Esquisse d'une histoire des théâtres de Paris, de 1548 à 1635, Paris, 1887, Dupret

-mais je veux dire qu'elles n'ont rien de rigide, qu'elles ne sont pas de fer ni d'airain, qu'au contraire elles sont souples, elles sont ployables, elles sont élastiques, plastiques, organiques, et comme telles, à travers le temps, elles évoluent, conjointement avec les genres dont elles sont l'expression. Cette évolution ou ce mouvement des lois du théâtre à travers le temps, c'est ce que j'essayerai, c'est ce que je m'attacherai surtout à suivre dans ces conférences. Que s'est-il passé, par exemple, entre Corneille et Racine? ou entre Racine et Voltaire? quel changement des mœurs, ou du goût public, de l'idéal du drame ou de la tragédie? Mais de quel poids encore le désir de faire autrement que Racine a-t-il pesé sur la conception dramatique de Voltaire? de quel poids l'ambition de faire autrement que Voltaire sur la conception dramatique d'Hugo? Quels et qui furent enfin Hugo, Voltaire, Racine, Corneille? Et par eux, grâce à eux, quels éléments nouveaux se sont ajoutés et comme incorporés à la définition même de l'œuvre de théâtre? C'est ce que je tâcherai de vous dire, du mieux que je le pourrai, comme je le pourrai; et, en raison de la difficulté du sujet, trop heureux, je le déclare humblement, si je n'y échoue qu'à moitié !

Mais quand j'y échouerais encore plus qu'à moitié, ce que je crois que j'aurais fait pourtant, ce serait d'avoir animé d'une vie propre, indépendante et réelle, une histoire qu'en vérité la plupart de nos historiens n'ont traitée jusqu'ici que comme quelque chose d'inorganique et de mort. Je vous aurais fait comme toucher du doigt les transformations d'un genre littéraire à travers les âges, les moments de son évolution, analogue, sinon tout à fait semblable à celle d'un organisme vivant. Je vous aurais fait enfin et surtout pressentir les avantages d'une méthode dont il se peut bien

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