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Ces pratiques nuisaient à mes desseins de guerre
Et pouvaient m'empêcher de conquérir la terre.
D'ailleurs j'en devins las, et pour les arrêter,
J'envoyai le Destin dire à son Jupiter

Qu'il trouvât un moyen qui fit cesser les flammes
Et l'importunité dont m'accablaient les dames;
Qu'autrement ma colère irait dedans les cieux
Le dégrader soudain de l'empire des dieux.

Ce que je demandais fut prêt en un moment,
Et depuis, je suis beau, quand je veux, seulement.

Malheureusement, messieurs, quels que soient les mérites de ces comédies, il faut bien avouer qu'elles ont deux graves défauts. Le premier, c'est que l'observation, cette observation des mœurs mondaines, qu'il semble que Corneille s'y soit proposée comme objet, est bien légère, bien superficielle encore, et, pour parler familièrement, toute entière à fleur de peau. La satire n'enfonce pas, et le trait, lancé d'une main négligente, ne pénètre jamais bien avant. Ébauches ou esquisses, il n'y a rien là, je ne dis pas d'achevé, mais d'assez poussé seulement. Mais ce que je trouve plus grave et beaucoup plus fâcheux, c'est que le comique de toutes ces pièces n'est pas franc; l'espèce n'en est pas loyale, si je puis ainsi dire; et trop souvent, ou presque à tout coup, je ne sais quels accents tragiques, ou du moins élégiaques, s'y mêlent inopportunément aux futilités de la conversation mondaine et aux traits de la satire. Disons le mot qu'il faut dire ce sont toujours là des «< tragicomédies »; genre hybride, genre confus, genre indéterminé, dont vous savez sans doute combien on a donné de définitions différentes, également contestables, et que je me garderai bien d'essayer de rectifier. J'en dirai seulement qu'il était l'enfance de l'art, et le témoignage d'une inexpérience égale à manier le comique et le tragique.

C'est ce que confirmerait, messieurs, l'examen du. théâtre d'Alexandre Hardy, de celui de Rotrou, de celui de Scudéri. Si l'on mêlait, si l'on confondait, si l'on brouillait alors ensemble le plaisant et l'effroyable, l'horrible et le bouffon, les larmes et le rire, non, en vérité, ce n'était point par application d'aucune doctrine d'art ou d'aucune conception raisonnée de la vie ! Je ne crois même pas que ce fût pour contenter tout le monde à la fois, donner, dans la même pièce, à ceux-ci de quoi rire, à ceux-là de quoi pleurer, et, les uns etles autres, les attirer indistinctement au Marais ou à l'hôtel de Bourgogne. Mais c'est tout simplement que l'on n'était pas maître encore des moyens de son art. On ne savait pas s'adresser, pour y frapper, à la source des larmes, ni toucher à celle du rire, pour l'en faire jaillir. On tatonnait. Et on n'ignorait pas tout à fait l'art d'épouvanter les enfants et les femmes, non plus que celui de provoquer le gros rire, mais on était incapable d'émouvoir ou d'égayer au vrai sens des deux mots, que Molière allait bientôt appeler les honnêtes gens 1.

ceux

1. Aussi, parce que l'on rencontre, dans les comédies de la jeunesse de Corneille, quelques vers éloquents, emphatiques ou déclamatoires, qui s'élèvent d'un ou deux tons au-dessus de celui de la comédie, n'est-ce pas du tout une raison de se le représenter luimême, comme on le fait communément, à l'étroit dans le genre comique; s'en échappant à la moindre occasion que ses sujets lui présentent; tendant inconsciemment, mais constamment au tragique; et ne s'attardant aux bagatelles de la Veuve ou de la Galerie du Palais que pour n'avoir pas encore trouvé sa véritable voie. On ne réfléchit pas à ce propos, qu'autant qu'il y a de promesses de sa tragédic future dans ses premières comédies, autant montrerait-on de ressouvenirs de sa comédie jusque dans ses dernières œuvres Nicomède, Don Sanche d'Aragon, Pulchérie, ou même, dans ses chefs-d'œuvre tragiques: telles parties du rôle de Félix dans Polyeucte et le rôle entier de l'infante dans le Cid.

Voyez, pour ces traces de comique dans l'oeuvre entière de Corneille, le Commentaire de Voltaire.

Si cependant, messieurs, je me suis bien expliqué l'autre jour en vous parlant du Cid, vous voyez paraître ici la conséquence. En déterminant le vrai caractère de la tragédie, le Cid avait dégagé de la tragi-comédie les deux espèces qui s'y trouvaient confusément mêlées; il les avait séparées ou isolées l'une de l'autre ; et du même coup aussi, par exclusion, il avait déterminé le caractère de la vraie comédie. Permettez-moi d'user, pour m'expliquer, d'une comparaison bizarre. Si vous considérez un corps formé, comme l'eau, par exemple, de la combinaison de deux autres, n'est-il pas vrai que tout hasard ou toute opération qui dégagera l'un des éléments de la combinaison, mettra l'autre en liberté; l'isolera donc, aussi lui, puisqu'ils ne sont que deux; et tôt ou tard nous facilitera, du fait même de son isolement, les moyens de le connaître? Ainsi du Cid. Le succès du Cid, suivi de celui d'Horace, de Cinna, de Polyeucte, ayant eu pour effet d'apprendre à Corneille où il fallait frapper pour nous tirer des larmes, eut pour conséquence de lui faire en même temps connaître où était la source du rire; et comme il était Corneille, un incomparable virtuose, à qui presque tous les sujets étaient bons, qui avait ce que l'on appelait l'outil universel, le Menteur nous est venu de là.

C'en est en effet le premier mérite, le mérite vraiment original et nouveau, analogue ou, pour mieux dire, réciproque de celui du Cid: Le Menteur est une comédie gaie.

On a beaucoup discuté, à ce propos, la question de savoir si le Menteur était une comédie d'intrigue, ou une comédie de mœurs, ou une comédie de caractères; et je m'empresse de dire que ce n'est pas moi qui trouverai la question oiseuse ou la discussion inutile, — ni vous non plus, messieurs, si vous voulez y songer un in

stant. Tout le monde convient, n'est-ce-pas, qu'entre la Cagnotte ou C'élimare le Bien-aimé, de Labiche, et l'Hamlet ou l'Othello de Shakespeare, il y a quelque différence. Ce sont également des œuvres de théâtre; ce sont également des chefs-d'œuvre, on le dit, et j'y consens; mais il y a pourtant une différence, une différence de fond, une différence de nature ou d'espèce, et non pas seulement de degré. Nous ne confondons pas aussi le chat avec le tigre, ni le chien avec le loup, encore moins le chat avec le chien. Pour découvrir et pour noter des différences du même genre, quoique plus délicates, comme étant moins apparentes, plus profondément cachées, entre le Légataire universel et Tartufe, entre Zaïre et le Bajazet, de Racine, qu'y faudra-t-il donc, messieurs? Tout simplement des moyens d'analyse plus délicats eux-mêmes, des instruments de critique plus sensibles et plus précis, un goût plus exercé, je veux dire plus d'expérience : ajoutons-y de surcroît une curiosité plus éveillée, plus aiguë, plus exigeante, plus « scientifique ». Mais la question, vous le voyez, pour être plus difficile à résoudre, n'en demeure pas moins légitime. Du Menteur de Corneille, comme d'une comédie quelconque, on peut toujours se demander ce qu'elle est, et il faut même qu'on se le demande.

Je ne la traiterai pourtant pas aujourd'hui selon son étendue, et je me contenterai, sans autre discussion, de vous faire observer que le Menteur, à proprement parler, n'est encore ni comédie d'intrigue, ni comédie de mœurs, ni comédie de caractère. Le Menteur n'est pas une comédie d'intrigue, si l'intrigue en est assez faible, dépourvue d'ailleurs de tout intérêt propre, et livrée comme au hasard par l'indifférence de l'auteur. Car, à qui importe-t-il que Dorante épouse Clarice ou Lucrèce? Pas même à lui, je pense, et, naturellement,

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bien moins encore à nous. L'intérêt de la pièce n'est pas là; personne de nous ne se soucie de ce que deviendra l'aventure. Mais, d'un autre côté, l'intérêt n'étant pas davantage dans cette espèce d'agréable anxiété qu'excite et que renouvelle, d'acte en acte, de scène en scène, l'ingéniosité d'un habile homme aux prises avec un problème curieux, des embarras duquel nous nous demandons comment il sortira, le Menteur n'est pas une comédie d'intrigue. Le Menteur n'est pas non plus une comédie de mœurs, quoique d'ailleurs il soit bien de son temps. Point de satire générale ici, point de satire particulière non plus, qui mette en scène un «< état » ou une « condition »; point de Ganaches ni de Faux Bonshommes, point d'Effrontés ni de Vieux Garçons. Si cependant c'est en cela que consiste à vrai dire la comédie de mœurs, dans la satire plus ou moins âpre des ridicules d'un âge, d'une profession, ou d'un travers général d'esprit, le Menteur n'est pas une comédie de mœurs. Et, enfin, le Menteur n'est pas une comédie de caractère, si ce n'est pas, proprement, un «< caractère », mais seulement un « défaut » ou un « vice » que d'être menteur, et de l'être surtout comme Dorante, << pour rien, pour le plaisir », comme qui dirait gratuitement, par complaisance pour la fécondité de sa propre imagination, sans motif et sans but. Vous remarquerez, en outre, que le vice de ce jeune gentilhomme ne lui est pas intime; qu'il n'empêche pas de briller en lui toutes les qualités de sarace et de son éducation : bravoure, loyauté même, générosité de cœur, élégance, noblesse; qu'à peine enfin effleure-t-il, mais il n'entame pas, il ne corrompt pas son intégrité morale. Si nous entendons par caractère quelque chose de plus profond et de plus général à la fois, le Menteur n'est donc pas une comédie de caractère.

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