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et ceux-ci de Polyeucte:

Ainsi, père jaloux, père injuste et barbare,

C'est contre tout ton sang que ton cœur se déclare!

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Mais, en réalité, malgré tant d'apparences-j'ai tâché de vous le faire voir-nous n'avons plus ici que l'enveloppe sans la substance, que le corps sans l'âme, je dirais volontiers, que le fantôme ou l'ombre sans le corps. Le principe d'intérêt est autre désormais c'est la curiosité qu'il s'agit d'exciter; et le principe aussi du pathétique est ailleurs, nous le verrons prochainement si c'est la sensibilité que l'on va surtout s'efforcer d'émouvoir. Par la tragédie de Crébillon, de même que par la comédie de Le Sage, nous allons maintenant, sans pouvoir nous retenir ou nous arrêter sur la pente, nous acheminer au drame; et, comme je vous le disais, la tragédie française a vécu...

Saluons-la donc, mesdames et messieurs, saluons-la, pour la dernière fois, avant qu'elle ait achevé de disparaître ;... et prenons-en le deuil;... et donnons-lui ce que nous devons de regrets aux choses qu'on ne reverra plus. Elle est morte, elle est bien morte ! Viennent maintenant d'autres formes, qui nous donneront d'autres plaisirs, qui nous agiteront, qui nous troubleront plus profondément, qui nous prendront par les sens, ou plutôt par les nerfs, autant que par l'esprit Elles ne nous demanderont pas non plus, pour en jouir, l'espèce d'apprentissage, d'éducation ou d'initiation qu'exige la tragédie de Corneille et de Racine. Nous nous trouverons de plain-pied tout d'abord avec les héros du drame bourgeois, avec ceux mêmes du drame romantique; et nous nous arracherons avec eux des côtés de cheveux, et nous nous tordrons avec eux les

poignets, et nous hurlerons avec eux de colère ou d'amour Mais, romantique ou bourgeois, ni même naturaliste, ce que le drame ne nous rendra jamais, ce sont les joies nobles, les joies pures, les joies claires et sereines, si je puis ainsi dire, que nous devons à la tragédie. Car, pour avoir, comme autrefois la sculpture grecque, ou comme encore la grande peinture italienne, dégagé l'idéale beauté des voiles qui l'enveloppent ou plutôt qui la masquent dans la réalité, nous pouvons le dire, messieurs sans illusion d'amour-propre, mais non pas sans quelque orgueil peut-être, aucune autre forme d'art n'a paru, depuis trois ou quatre cents ans, qui nous fasse mieux comprendre ce que les philosophes ont si bien appelé le pouvoir consolateur et libérateur de l'art.

14 janvier 1892.

DIXIÈME CONFÉRENCE

LA COMÉDIE DE MARIVAUX

MESDAMES ET MESSIEURS,

Tout semble d'abord un peu singulier dans l'homme dont je voudrais vous entretenir aujourd'hui : l'homme lui-même...et son œuvre... et sa réputation. Modeste ou médiocre même en son temps, la réputation de Marivaux, vous le savez, n'a pour ainsi dire pas cessé de grandir depuis qu'il est mort; et, aujourd'hui, ni de Destouches, ni de Regnard, ni de Le Sage, il n'est critique ou historien de la littérature qui parle avec autant de respect ou de considération que de l'auteur de la Double Inconstance, du Jeu de l'Amour et du Hasard, des Fausses Confidences, de l'Épreuve, et du Legs... Son œuvre n'est pas moins singulière. Non seulement originale, mais unique en son genre, mêlée d'esprit et de mauvais goût, de délicatesse parfois exquise et de libertinage ou de grossièreté même, de réalisme et de poésie, elle attire et elle repousse, elle charme et elle irrite, elle amuse et elle ennuie... Enfin, de l'homme lui-même,

de sa vie, de ses habitudes ou de ses goûts, nous ne savons rien, ou peu de chose; nous n'avons que de vagues renseignements; et sa biographie, mal connue, projette sur son œuvre presque plus d'ombre que de clarté 1...

A quoi cela tient-il? A beaucoup d'autres raisons, sans doute, mais, si je ne me trompe, à celle-ci principalement, qu'on le considère trop souvent en lui-même, en lui seul, sans avoir assez d'égard à ce qui l'a précédé, à ce qui l'a suivi, et surtout, messieurs, au

temps dans lequel il a vécu.

Ce qu'il a, en effet, de plus caractéristique, et non pas de moins singulier, c'est d'être de son temps. Vous n'ignorez pas combien cela est rare! Tous, tant que nous sommes, l'hérédité, l'éducation, les traditions de famille, les exemples, les leçons de nos maîtres nous imprègnent plus ou moins profondément de l'esprit du passé. Quiconque est âgé d'aujourd'hui quarante ans a quelque chose en lui de l'esprit de 1850; et dire d'un homme qu'il a tantôt passé la soixantaine, c'est en dire... qu'il est des environs de 1830. Vraie de tout le monde, l'observation l'est encore davantage de ceux qui font métier d'écrire auteurs dramatiques, poètes ou romanciers, disciples sans le savoir, imitateurs inconscients de Baudelaire, de Flaubert... ou de Scribe. Mais elle l'était bien plus, elle l'est surtout des écri. vains du XVIIIe siècle, d'un Crébillon ou d'un Voltaire, formés à l'école de la tragédie classique et de l'histoire; engagés, comme par profession, de toute une partie d'eux-mêmes, l'intellectuelle, dans les souvenirs de l'antiquité; contemporains à la fois de Louis XIV et de Sémiramis, du Régent et de Manlius Capitolinus; vivant

1. On consultera sur Marivaux le livre de M. G. Larroumet: Marivaux, sa vie et ses œuvres, Paris, 1882, et une étude de M. Émile Faguet dans son Dix-huitième siècle. Paris, 1890.

ainsi comme en partie double; et, du mouvement des rues de Paris ou de la conversation libertine du café Procope et du café Gradot, passant le plus naturellement du monde à rimer pour la scène française les fureurs de Rhadamiste, roi d'Ibérie, ou les remords du fils de Clytemnestre et d'Agamemnon... Mais Marivaux, lui, Marivaux est de son temps, entièrement, uniquement de son temps; il en est à fond, comme on dit en termes familiers; il n'est que de son temps; et c'est pourquoi, si nous voulons le comprendre, il nous faut commencer par nous renseigner sur ce temps, l'un des moins connus et pourtant des plus curieux de notre histoire littéraire.

C'est le temps de la querelle des anciens et des modernes; et je vous en prie, mesdames et messieurs, ne vous figurez pas, sous cette appellation pédantesque, une dispute ridicule, où des savants en us échangeraient entre eux moins d'arguments que d'injures, ou de raisons que de horions, non; mais voyez-y ce qu'il y faut voir le commencement ou les symptômes d'une révolution des esprits qui, de nos jours même, n'a pas encore épuisé ni produit toutes ses conséquences. Il ne s'agissait, en effet, à vrai dire, de rien de moins que de savoir si les Grecs et les Latins demeureraient éternellement nos maîtres, les régulateurs de nos jugements, et les modèles de notre art... On commençait à se demander s'ils avaient atteint et réalisé pour toujours la perfection en tout genre; ou, au contraire, si peut-être un Bossuet, dans ses Oraisons funèbres, n'avait pas égalé les chefs-d'œuvre d'un Cicéron et d'un Démosthène; si Racine, avec son Andromaque ou son Iphigénie, n'avait pas surpassé les Euripide et les Sophocle; si Molière n'avait pas laissé loin derrière lui les Plaute et les Térence..... Disons encore quelque chose de plus : la question se po

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