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CONFÉRENCES DE L'ODÉON

PREMIÈRE CONFÉRENCE

LE CID

MESDAMES ET MESSIEURS,

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Il me semble bien qu'en abordant aujourd'hui la longue série de ces quinze conférences, si mon premier devoir est de vous remercier de votre bienveillant empressement, le second serait de m'excuser, et de me justifier, autant que je le pourrais de l'audace et de la témérité de mon entreprise. Pour le premier, je me flatte que vous ne douterez pas du sentiment de reconnaissance avec lequel je m'en acquitte, et rarement, permettez-moi de le dire, j'en aurai rempli de plus facile ou de plus agréable. Mais pour le second, c'est autre chose, et vous me voyez dans un étrange, mais réel embarras...

Ce qui est téméraire, en effet, c'est d'avoir formé le projet de vous apporter ici, dans cette même salle, sur cette même scène de l'Odéon, quinze fois de suite, non pas, heureusement, les mêmes chefs-d'œuvre, ni, je l'espère, les mêmes idées non plus, mais enfin,

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comment dirai-je? le même conférencier, le même visage, le même son de voix, les mêmes intonations, les mêmes gestes, les mêmes tics, les mêmes manies peutêtre. D'un autre côté, ce qui me paraît, à moi, le plus audacieux dans ce que je vais tenter, c'est d'avoir osé ramasser, pour ainsi dire, en quinze conférences, pas une de plus ni de moins, deux cent cinquante ou bientôt trois cents ans d'histoire, et de l'histoire du théâtre français; l'une des plus chargées qu'il y ait, des plus complexes, des plus riches en anecdotes et des plus fécondes en chefs-d'œuvre! Si bien, que je me trouve dans cette situation singulière, qu'à vrai dire ma témérité n'a d'excuse que dans mon audace, mais mon audace n'a de justification à son tour que dans le sentiment que j'ai de ma témérité; et, puisque, pour me les faire pardonner toutes deux, je suis ainsi, dès le début, obligé de jouer sur les mots, vous voyez assez, si je voulais insister, dans quel galimatias je me précipiterais, indubitablement.

Pardonnez-moi donc de passer outre aux préliminaires, et, aujourd'hui surtout, que j'ai beaucoup de choses à vous dire, plus que je n'en aurai d'ordinaire, permettez-moi d'entrer immédiatement dans mon sujet. Non seulement, en effet, je dois vous parler du Cid et de Corneille, mais, avant que d'en venir au Cid, ne faut-il pas bien que je vous dise quelques mots de l'intention première, du plan général de ces quinze conférences, et de l'esprit aussi dans lequel je les traiterai? Si brièvement que je sois résolu de le faire, je crains fort d'être encore assez long, et je vous en fais mes excuses par avance.

Il n'est question, vous le savez, tout autour de nous, depuis dix ou douze ans, que de « réforme du théâtre ».

On ne veut plus de «< conventions », ce qui semble assez naturel d'abord, ce qui l'est peut-être moins, quand on y songe. On ne veut plus de « règles », ce qui est déjà plus grave. On ne veut plus, enfin, de « lois », ce qui pourrait devenir tout à fait dangereux. En d'autres termes, on demande que le théâtre, comme le roman déjà, ne soit plus désormais qu'une imitation de la vie, telle quelle, dans «< la simplicité de sa nullité crasse », dans la «< réalité de sa platitude nauséeuse »>, ces expressions ne sont pas de moi, -imitation ou reproduction sans logique et sans art, sans art apparent tout au moins, et, comme la vie même, décousue, fragmentaire et incohérente. Ou encore et s'il est malheureusement vrai que la veine dramatique s'est étrangement appauvrie depuis quelques années on semble croire et on dit que sa régénération ne sortira pas d'ailleurs que du mépris, du dédain, de la négation des principes qui l'avaient jusqu'ici, qui passaient pour l'avoir aidée ou favorisée.

Que faut-il penser de ces théories? Messieurs, je n'en sais rien encore, mais j'espère bien qu'à la fin de ces conférences, nous en saurons, vous et moi, quelque chose; et en voilà, par là même, l'intention nettement définie :

A travers l'histoire du théâtre français, depuis Corneille jusqu'à Scribe, depuis le Cid jusqu'au Verre d'eau, je me propose de rechercher avec vous s'il n'y aurait pas des lois, - deux ou trois lois, pas davantage, - dont l'observation se retrouverait également dans des œuvres d'ailleurs aussi peu semblables entre elles que l'Andromaque de Racine et l'Antony de Dumas ; des lois, dont la violation ou l'oubli gâterait, en le laissant d'ailleurs subsister pour la lecture, ce que nous prenons de plaisir à voir jouer des œuvres aussi distinguées que le Turcaret

de Le Sage ou le Menteur même de Corneille; des lois, enfin, qui seraient aussi nécessairement contenues, ou impliquées, pour mieux dire, dans la définition de l'œuvre dramatique, dans sa notion, que les lois de la physiologie générale sont enveloppées ou posées dans le fait seul de l'existence de tout être vivant. Je crois, pour ma part, que le théâtre a ses lois; et ces lois, si peut-être vous pensez avec moi que deux cent cinquante ans d'histoire sont une assez ample matière d'observation, assez riche en faits de toute sorte, je vais essayer, non pas du tout de les déduire a priori d'aucun principe philosophique, ou d'aucune idée préconçue de l'art du théâtre, mais de les induire de l'expérience et de l'histoire.

Cette intention suffisait à me dicter mon programme; et, comme elle explique le choix des pièces que j'y ai inscrites, elle vous rend compte aussi des lacunes que vous y avez remarquées.

Il y en avait d'abord d'inévitables, et même de nécessaires. C'est ainsi que, ni du théâtre de M. Becque ou de celui de M. Pailleron, ni de celui de M. Victorien. Sardou, ni de celui de M. Alexandre Dumas, il ne me convenait ici de parler. Si j'en avais dit trop de bien, j'aurais été, je vous aurais paru suspect de complaisance ou de flatterie. Mais si je n'en avais pas dit assez, vraiment, j'aurais alors abusé de la situation quasi fortifiée que j'occupe sur cette scène, séparé d'eux par cette rampe, et abrité contre leurs représailles par leur absence peut-être et, en tout cas, par leur savoir-vivre et par leur courtoisie.

Les mêmes scrupules n'étaient pas pour m'empêcher de parler du théâtre de Picard ou de celui d'Alexandre Duval, des tragédies de Marmontel, des comédies de Dancourt ou de Scarron. C'est donc aussi pour une autre

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