Imágenes de página
PDF
ePub

le privait d'un cadeau de quelques écus, ce docile serviteur se fit livrer passage par ladite cité de Tours, non pour vider le pays plus vite, comme on pouvait le croire, mais pour aller s'établir à l'autre bout du pont sur la rive droite de la Loire, là où, maî tre de toutes les voies de communication, il leva tribut à son aise sur les passants et sur les convois. L'hiver, plutôt que les man'lements de Charles VII, le chassa de cette position (1).

Cette impitoyable razzia, exécutée sous les yeux du roi, qui demeurait alors à Amboise, et au moment où la province venait d'être apatisée déjà par les auxiliaires écossais, acheva de jeter le peuple dans la consternation. Il en est parlé avec un violent, quoique prosaïque désespoir, dans une pièce de circonstance qui cut cours en ce temps-là, intitulée : La complainte ou les hélas du pauvre commun de France (2). Voici le couplet où il est question de Rodrigue de Villandrando :

Hélas, sans plus vous dire hélas,
Comment peuvent penser creatures
Qui bien advisent noz figures
Et ont sens et entendement,
Et nous voyent nudz par les rues
Aux gelées et aux froidures,
Nostre povre vie quérant?

Car nous n'avons plus rien vaillant
Comme aucuns veullent langaiger.
Ilz s'en sont très mal informez;

Car s'ilz pensoient bien en Rodigues (3),
Et Escoçois, et leurs complisses,

Et ès yvers qui sont passez,

Et autres voyes fort oblicques

Dont tous estatz nous sont relicques,

Comme chascun nous a plusmé :

Ilz seroient bien hereticques,

Se ilz pensoient bien en leurs nices
Que il nous fust riens demouré.

Mais les larmes et les cris du pauvre étaient-ils capables de

(1) Voyez ci-après la pièce justificative n. 3, qui m'a été fournie par mon confrère M. Vallet de Viriville.

(2) Cette pièce, fourrée par interpolation dans le chapitre 274 du livre I de Monstrelet, a été reproduite par tous les éditeurs, sans qu'aucun d'eux se soit aperçu qu'elle n'a trait à aucun des événements du règne de Charles VI, à la fin duquel elle est placée. (3) Toutes les éditions donnent Todigues, qui n'a point de sens, à l'exception de la première de Vérard (in-fol. goth. sans date, fo 298). La faute date de la deuxième élition gothique, où un T s'est trouvé substitué au R.

troubler la conscience d'un chef de compagnie? Ce n'était pas à cette classe méprisée que notre Rodrigue prétendait demander des approbateurs. Dans son opinion, partagée, on peut le dire, par le grand nombre des gens de guerre, il ne fut jamais plus glorieux que lorsqu'il vint ainsi, jusqu'au pied du trône en quelque sorte, prendre vengeance de ses ennemis et se faire payer de force le prix de ses travaux. Aussi apporta-t-il devant Tours, fièrement et sans crainte de le ternir, un titre nouveau qu'il venait de recevoir, et qui lui donnait rang parmi les grands seigneurs. Au lieu qu'à la journée de Lagny il n'était encore que l'écuyer Rodrigue, depuis son expédition d'Anjou, il s'intitula comte de Ribadeo (1): accroissement d'honneur dont il faut exposer l'origine ainsi que les motifs.

On a vu que Pierre de Vilaines avait vendu le comté de Ribadeo, pour revenir en France. Après son départ, sa sœur, grand'mère de Rodrigue de Villandrando, prétendit la vente être de nul effet, et, se fondant sur les termes de la donation, revendiqua la possession du comté pour ses fils et leur descendance (2). De là, un procès qui n'eut pas une heureuse issue pour les Villandrando, car le roi de Castille Henri III donna la terre et le titre contestés à son connétable don Ruy Lopez d'Avalos (3). Ce dernier fut un grand favori qui fit mauvaise fin, selon l'usage. En 1423, le roi Juan II le chassa de sa cour, dépouillé de toutes ses dignités et seigneuries, de sorte que sa chute remit à flot les espérances conçues jadis par les collatéraux de Pierre de Vilaines. Or Rodrigue, qui se trouvait être alors l'héritier de ces prétentions, ne tarda pas à s'illustrer en France, et le bruit de ses exploits, passant en Espagne, plaida pour lui beaucoup mieux que les droits fort obscurs qu'il pouvait alléguer. Toutefois, le roi don Juan parut vouloir lui faire acheter par des services la grâce qu'il n'était pas éloigné de lui accorder. Ce monarque ayant songé un moment, d'après les conseils de son nouveau connétable Alvaro de Luna, à entraver les projets du roi d'Aragon sur le royaume de Naples, conçut pour cela un plan d'invasion auquel Rodrigue de Villandrando aurait coopéré, en attaquant le Roussillon avec ses compagnies. Pour cette entreprise, on comp.

(1) Voyez pièces justificatives nos 3 et 4.

(2) Josef Pellizer, 1. c.

(3) Lozano, Historia de los reyes nuevos de Toledo, lib. II, c. 9.

tait aussi sur le comte d'Armagnac, à raison de son inimitié bien connue contre le comte de Foix, qui, lui, se trouvait dans les relations les plus intimes avec la cour d'Aragon. Mais le roi d'Aragon, qui était cet illustre Alphonse qu'on a surnommé le Magnanime, eut connaissance de l'agression méditée contre ses états, et le secret ne lui en fut pas plutôt découvert, qu'il envoya des ambassadeurs en France, les uns, pour tâcher de réconcilier par un mariage les maisons d'Armagnac et de Foix, les autres pour agir en sa faveur sur l'esprit de Rodrigue de Villandrando. Les démarches réussirent pleinement auprès de ce dernier, qui alla jusqu'à promettre au roi Alphonse de le servir envers et contre tous, sauf toutefois le roi de Castille et ses serviteurs. Çurita, qui raconte ces faits (1), se tait sur les suites qu'ils eurent; mais lorsque, à peu de temps de là, on voit le comte d'Armagnac recevoir du roi de Castille le comté de Cangasde-Tineo (2) et Rodrigue de Villandrando se donner pour le possesseur reconnu de celui de Ribadeo, il est difficile de ne pas supposer qu'Alvaro de Luna s'employa de tout son pouvoir à rompre dans la main du roi d'Aragon les alliances qu'il croyait tenir de ce côté-ci des Pyrénées, et que la concession des deux comtés servit à consommer ce coup de politique. Nous laissons à d'autres de décider quelle importance toutes ces combinaisons et négociations peuvent avoir pour l'histoire de notre pays; leur utilité ici est de constater les grands intérêts qui ne cessèrent de tenir Rodrigue de Villandrando attaché à l'Espagne; elle est aussi de démontrer l'erreur des écrivains castillans qui ont rapporté la donation du comté de Ribadeo aux événements dont on trouvera le récit ci-après, à la date de 1439 (3): chose impossible, puisque, comme on vient de le dire, à partir du mois d'octobre 1432, Rodrigue s'intitula constamment comte de Ribadeo, en français, de Ribedieu.

Notre aventurier n'eut pas plutôt levé bannière de comte, qu'on le vit frayer avec ce qu'il y avait de mieux au royaume. La Trémouille, ministre tout-puissant de Charles VII, le comte d'Armagnac, qu'il avait si peu contenté dans l'affaire d'André de Ribes, le maréchal de Boussac, tous ces grands

(1) Anales de la corona de Aragon, lib. XIII, c. 71.

(2) Centon epistolario del bachiller Fernan Gomez de Cibdareal, epist. 63 (Madrid, in-4°, 1775).-Fernan Perez de Guzman, Coronica del rey d. Juan el II, cap. 242. (3) Hernando del Pulgar, 1. c., et d'après lui, tous les modernes, Mariana, Lozano, etc.

seigneurs furent de ses amis, et se prévalurent de l'appui de ses armes. Pierre de Beaufort, vicomte de Turenne, inquiet de certaine alliance qu'il avait formée avec des personnes prononcées contre lui, mit tout en œuvre pour l'amener à s'expliquer à son égard, et n'eut de repos que lorsqu'il lui eut fait jurer sur l'Évangile qu'il serait à l'avenir « son bon, vrai, loyal ami, allié et bienveillant (1). » Mais la plus grande familiarité de Rodrigue fut dans la maison de Bourbon, car il y fit tout ce qu'il voulut, jusqu'à prendre pour lieutenants deux fils du duc et pour femme une de ses filles. A la vérité les deux fils étaient båtards et la fille bâtarde. Il faut savoir que le duc Jean de Bourbon eut huit enfants, tant légitimes que naturels, qu'il fut forcé d'abandonner tout petits au gouvernement de sa femme, parce qu'il fut fait prisonnier à Azincourt et emmené en Angleterre, d'où il ne revint plus. Par là, son fils aîné, le comte de Clermont, se trouva, au sortir de tutelle, avoir sur les bras de bien lourdes charges, à savoir, sa famille à entretenir, la rançon de son père à amasser, le duché à défendre contre les continuelles agressions du duc de Savoie, enfin le service du roi qui l'appelait tous les ans de ce côté-ci de la Loire. On peut juger qu'avec ces embarras, le pauvre prince, qui d'ailleurs n'avait pas grand génie, fut toujours à court d'argent et en quête d'amis qui le servissent à bon marché. S'attacher Rodrigue de Villandrando, c'était faire jusqu'à un certain point l'acquisition d'une force armée redoutable. Le Castillan fut donc reçu dans les châteaux du duc, honoré et caressé par les enfants. Il trouva dans l'un des bâtards, qui s'appelait Gui, un homme né pour la guerre; il le prit à son école, lui faisant voir la perspective d'un commandement dans ses compagnies. Peut-être ne tint-il pas à lui qu'un autre bâtard, qu'on avait fait chanoine de Beaujeu, s'éprît aussi de la vie d'homme d'armes; mais enfin la fantaisie du jeune homme fut si forte, qu'il eût été cruel de le repousser, après la renonciation empressée qu'il fit et de son canonicat et de ses vœux. Il fut donc admis aux mêmes leçons que son frère, ni lui ni personne ne prévoyant qu'elles lui feraient trouver son tombeau dans la rivière (2). Quant à la bâtarde, on ne dit pas si elle était belle; mais à coup sûr, c'était assez qu'elle portât les fleurs de lis, pour

(1) Voyez la pièce justificative no 4.

(2) Charles VII le fit noyer dans la Meuse en 1440. maison de France, t. I, p. 304.

Voyez l'Hist. généal. de la

toucher le cœur de l'ambitieux capitaine. Il demanda, et ne iuɩ pas refusé. Le mariage semble s'être fait avec la plus grande célérité, et sans qu'on eût envoyé à Londres demander le consentement du père. Le 24 mai 1433, Charles de Bourbon, agissant en son nom personnel, présenta à l'enregistrement de la chancellerie de Cusset le contrat passé entre Rodrigue de Villandrando et lui, pour l'établissement de sa sœur Marguerite. La dot se composait, outre deux mille écus de trousseau, de la seigneurie d'Ussel en Bourbonnais, avec un revenu fixe de mille livres, sur lequel le revenu d'Ussel était à déduire, et dont l'appoint devait être fourni par les revenus du château de Chateldon, affecté comme demeure aux conjoints, à cause du mauvais état des bâtiments d'Ussel. Le marié versa de son côté une somme de huit mille écus d'or pour constituer le douaire de sa femme, et prit sur lui l'engagement « d'enjouailler ladite demoiselle bien et deuement selon son estat, » c'est-à-dire de lui acheter les parures et bijoux, séant à femme de comte et princesse du sang (1). Voilà à quoi se réduit l'assertion très-spécieuse de Hernando del Pulgar, que, par son mariage, le comte de Ribadeo fut seigneur de vingt-sept villages en Bourbonnais. Ces vingt-sept villages, si tant est que Chateldon et Ussel en aient jamais contenu un si grand nombre dans leurs ressorts, représentaient un revenu de mille livres, et cela sur le papier; car, à l'épreuve, il fallut en rabattre de deux bons tiers. Une retouche du contrat, faite le 2 août 1436 (2), prouve que, durant les trois premières années de son mariage, Rodrigue ne put réaliser que trois cents livres sur les mille qui lui avaient été assignées. Mais gagnant assez pour enrichir sa femme, il mettait au-dessus de l'avantage pécuniaire celui de s'allier à la maison de France.

Pendant que ces affaires se concluaient paisiblement à Moulins, le Languedoc fut en proie à de nouvelles terreurs, à cause du retour des compagnies, que leur chef avait fait passer des bords de la Loire dans leurs retranchements habituels du Gévaudan

[ocr errors]

(1) Voyez ci-après la pièce justificative no 5.

(2) Cette nouvelle convention a été regardée par le Père Anselme comme l'acte définitif précédant le mariage, tandis que le contrat de 1433 n'aurait été qu'un projet d'arrangements échangé entre les deux parties lors des fiançailles. Cette opinion est une erreur que détruira la lecture du texte des deux actes que nous rapportons aux pièces justificatives. Voyez ci-après, pièces 5 et 10..

« AnteriorContinuar »