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Composé pour un homme plus exercé au maniement des affaires qu'aux subtilités de la jurisprudence, cet écrit n'est plus, comme celui qui le précède, empreint de la rouille du palais. Les faits y sont exprimés d'une manière simple, claire, quelquefois même agréable. L'auteur montre d'abord combien les intérêts privés ont à souffrir de la longueur interminable des procès déférés au parlement de Paris. Ces lenteurs, il les attribue à la multitude des formalités dilatoires autorisées par l'ancien style; aux incertitudes d'un tribunal composé de trop de juges; au verbiage des avocats (1). Ensuite abordant le sujet plus spécial de la discussion, il déroule les abus autrement intolérables qui entravaient l'exercice de la justice suprême en Normandie. Il dépeint l'échiquier de Rouen avec ses cent quatre-vingts assesseurs, avec son parquet garni d'une légion d'avocats qui tous avaient voix consultative dans le jugement, avec ses audiences remplies de clameurs, d'hésitations, de contestations incessantes; et cela dans une cour qui ne siégeait qu'une fois par an, pendant l'espace de six semaines, dans la province de France qui abondait le plus en procès. Aussi, sur des centaines de plaideurs qui se présentaient à l'échiquierde Normandie, bien peu voyaient leur cause appelée. Les autres, remis aux assises suivantes, maudissaient les empêchements de la coutume à l'égal d'un déni de justice (2). A cet inique état de choses, Thomas Basin oppose le tableau de ce qui se passait à Rome. Là, où les appels arrivaient de tous les points de l'Europe, douze ou quinze personnes suffisaient pour vider toutes les causes; mais aussi pas de lenteurs, pas de plaidoiries, pas de délais inutiles. Les plaideurs ayant remis au chancelier apostolique leur requête avec les pièces à l'appui, celui-ci en répartissait les dossiers entre les juges ou auditeurs du tribunal, appelé la Rote. Les auditeurs étaient au nombre de douze ou de quinze au plus; ils siégeaient de deux jours l'un; l'autre ils tenaient conclave, c'està-dire que, réunis dans un même local, ils se communiquaient les affaires dont ils étaient chargés chacun pour leur part, se consultaient et s'éclairaient mutuellement (3). Rien de plus

guum senescallum Normannie; editus mo Domini 1455 » Ms. de la Bibl. du Roi, 5970 A, fol. 67.

(1) Ibid., cap. 1, fol. 67 et 68

(2) Ibid., fol. 68.

(3) Ibid., cap. 4, fol. 70 et 71.

majestueux que leurs audiences. Appelés par le son de la cloche, ils entraient tous ensemble dans une vaste salle où étaient disposées, à des distances convenables, autant d'estrades qu'il y avait de juges; c'est là qu'ils prenaient place, ayant chacun à leurs pieds quatre tachygraphes, et ressemblant à autant d'oracles environnés de leurs muets interprètes. Les parties comparaissaient sans aucune autre assistance que celle de leur procureur. Celui-ci présentait les moyens de son client, rédigés par écrit et paraphés, tout prêts à passer aux mains de l'un des greffiers qui les transcrivait séance tenante, et les soumettait au juge. Le procureur n'avait-il rien à produire, il disait d'un mot que sa partie s'en référait, soit aux pièces, soit aux exceptions de droit(1). Quant aux avocats, ils étaient très-peu nombreux à la Rote, et leur fonction se bornait à rédiger les requêtes, mémoires, libelles, enfin tous les instruments écrits de la défense. Si quelquefois ils étaient admis à plaider, c'était dans les cas très-difficiles et seulement au conclave des auditeurs, qui alors était ouvert au public. De cette façon, rien ne se perdait, ni temps, ni paroles (2); les arrêts ne se faisaient point attendre, et la cour romaine jugeait plus de causes en un jour, que le parlement de Paris en un mois.

Émerveillé de ces résultats, l'évêque de Lisieux voulait qu'on introduisit en France le mode de procédure auquel ils étaient dus; qu'on adoptât le style de la Rote, comme avaient fait le roi d'Aragon et le duc de Milan. Assurément il avait trop d'esprit et d'expérience pour se faire illusion sur la possibilité d'un pareil projet. Lui-même il en montre le côté le plus vulnérable, lorsqu'au moment de conclure il s'écrie: « Mais faites donc que les Français se passent de la pompe du discours (3)! » Là, en effet, résidait la difficulté. Sans contredit la justice muette du tribunal romain eût froissé nos pères, commé elle nous froisserait nous-mêmes. L'esprit libéral de la nation française a besoin de communications, de discussions publiques qu'à tort ou à droit il prend pour des garanties; lui interdire la défense parlée, ce serait lui ôter toute foi en l'équité des jugements. Et puis quelle réforme radicale ne

(1) Ibid., cap. 5, fol. 71 et 72.

(2) Ibid., cap. 7, fol. 74.

(3) << Sed difficile atque durum erit valde nostrates a placitationis verbalis pompa divellere.» Ms. 5970 A, fol. 74.

présupposait pas celle de la procédure ainsi conçue! Pour appliquer avec fruit, au parlement ou à l'échiquier, le style de la Rote, il fallait discipliner les juridictions inférieures comme l'étaient les tribunaux de l'Église dont la Rote recevait les appels; il fallait réduire les coutumes locales à l'unité de droit œuvre immense que les siècles pouvaient seuls accomplir, et que le gouvernement de Charles VII n'avait garde d'entreprendre. C'est pourquoi la proposition de Thomas Basin, au lieu d'être prise au sérieux, doit être considérée plutôt comme une utopie dans laquelle il prouve son aversion pour les abus, mais en même temps son impuissance à les réprimer, parce qu'il ne savait imaginer à la place que des théories impraticables.

Jusqu'à l'âge de quarante-deux ans il avait eu le bonheur de. toujours réussir aux applaudissements de tous, et sa modération à jouir de ce bonheur était si grande, que désormais il pouvait se croire maître de sa fortune. Mais même pour le sage la grandeur a ses déboires. Sans le vouloir, il se trouva impliqué dans de funestes dissentiments. Impatienté des retards qui reculaient l'époque de son règne dans un lointain avenir, celui qui fut depuis Louis XI travaillait sourdement à faire tomber le pouvoir des mains de son père. Comme il ne pouvait en venir à ses fins avec le Dauphiné qu'on lui avait donné pour apanage, il convoita la Normandie, province autrement riche en ressources, et résolut de se la faire adjuger par le vœu du peuple. A cet effet il députa de secrets émissaires, chargés de prodiguer les promesses et les mensonges, pour amener les hommes influents du pays à soutenir aux États une motion dont il avait lui-même dicté les termes : savoir, que la Normandie étant la plus précieuse annexe du royaume, il importait qu'elle fût gardée par un homme sûr; qu'en conséquence il plût au roi d'y créer une lieutenance générale pour l'héritier de la couronne. Ces points étaient longuement développés dans des instructions écrites, que l'évêque de Lisieux reçut pour sa part, en même temps qu'une lettre signée du dauphin. A un homme si renommé par sa prudence, on n'avait pas craint de livrer des témoignages écrits. Par cette marque d'abandon, par la promesse d'un gros traitement, par la perspective du plus brillant avenir, on avait cru le gagner. Thomas Basin refusa (1).

(1) Thomas Basin, Apologia, lib. I, cap. 1, ms. 5970 A, fol. 3.

Il avait fait son devoir : il eut le malheur de ne pouvoir garder pour lui le secret de sa conduite. Le roi, qui se tenait en éveil, fut informé des intrigues de son fils; et comme il avait tout appris, même les noms des personnes qu'on avait pratiquées, son mécontentement retomba sur celles-ci, sans distinction des innocents ni des coupables. Thomas Basin faiblit à l'idée d'une disgrace qu'il n'avait pas méritée. Sa fidélité avait besoin de preuves; il n'en vit pas de plus fortes à donner que de remettre au roi les lettres et instructions envoyées à son adresse : confidence qui eut l'effet d'une dénonciation publique, car le roi la révéla dans le conseil, et le dauphin en fut des premiers instruit par les espions qu'il entretenait autour de son père (1). Cette affaire paraît avoir vivement alarmé Thomas Basin, dans la prévision des vengeances qu'elle pouvait un jour appeler sur sa tête. A la vérité Charles VII était jeune encore, et l'on pouvait croire qu'il régnerait assez longtemps pour pacifier sa maison comme il avait pacifié la France. Vain espoir! Le fils rebelle s'enfuit à l'étranger pour s'interdire la possibilité d'une réconciliation, et le roi, frappé avant l'âge, mourut de ses soupçons et de ses chagrins au moment même où ses parents, ses conseillers, ses amis, ligués ensemble, le poussaient à exclure du trône son héritier par droit de naissance.

Nul mieux que Thomas Basin n'a dépeint l'effet produit par la mort de Charles VII, la stupéfaction passagère des courtisans qui n'avaient pas prévu cette brusque interruption de leurs cabales, puis leur promptitude à changer de livrée, leur départ précipité pour la frontière, où ils couraient acheter la faveur du nouveau roi par les protestations d'un dévouement inaltérable (2). L'indignation avec laquelle l'historien flétrit ces honteuses métamorphoses, atteste la pureté des motifs qui le conduisirent lui-même au-devant de Louis XI. Il se rendit à Reims, la contenance assurée et le cœur plein de désintéressement, décidé, selon l'accueil qui lui serait fait, à subir son châtiment sans se plaindre, ou bien à élever la voix en faveur de son pays. Soit dissimulation, soit caprice, le roi le reçut comme un ami, le maintint dans sa charge de conseiller (3), et l'invita même à

(1) Apologia, lib. 1, cap. 1, fol. 3.

(2) Hist. Ludovici XI, lib. I, cap. 1.

(3) « Loys, par la grâce de Dieu, roy de France... reçue avons l'umble supplicacion

prendre part aux cérémonies de son sacre. En ce temps, l'onction d'un roi était comptée parmi les mystères de la religion, et les prélats qui contribuaient à l'opérer acquéraient sur le prince une sorte de paternité spirituelle. Appelé, sans s'y attendre, à une si haute faveur, l'évêque de Lisieux s'en réjouit comme d'une voie plus facile que lui ouvrait le ciel pour faire entrer ses conseils charitables dans le cœur du souverain. Le lendemain du sacre, il alla trouver Louis XI au monastère de Saint-Thierry, et là, en présence d'une cour nombreuse, il lui fit un discours, dans lequel il dépeignait la misère du peuple, et disait toutes les espérances que les gens de bien avaient fondées sur le nouveau règne (1). Le roi semblait ravi; il trépignait, il accablait de remerciments et d'éloges l'orateur qui avait si bien deviné le fond de sa pensée; puis, alléguant avec une modestie càline sa propre inexpérience, il le supplia de réfléchir encore sur cette matière importante, de façon à pouvoir indiquer le remède après avoir signalé le mal. Et le prélat, qui prit au sérieux ces flatteuses paroles, s'empressa de partir pour Paris, où, en attendant la solennelle entrée du roi, il écrivit un mémoire sur l'objet proposé (2).

Cet ouvrage de Thomas Basin ne se retrouve plus; mais, d'après ce qu'il en dit lui-même, on voit que son projet de réforme reposait sur la réduction de l'armée et sur celle des pensions (3). L'entretien d'une armée permanente et le trafic des consciences étaient les deux moyens qui avaient fait la force du feu roi, et bien que son successeur les eût inventés, s'il ne les avait trouvés

de nostre amé et feal conseiller l'evesque de Lisieux, contenant que jà pieça il feist à nostre très chier seigneur et père que Dieu absoulle et à ses hoirs et successeurs légitimes, le serement de feaulté, etc...; et depuis pour ce qu'il s'est trouvé à nostre sacre et entrée en nostre cité de Paris... voluntairement de rechief nous ait fait ledit serement, etc.» (14 nov. 1461.), Bibl. Roy. Ms. Gaignières, titres des évêchés, vol. 7, fol. 49. (1) « Sequenti die cum per quemdam episcopum regni supplicatio humiliter ac devote sibi (Ludovico) fieret ut regni populos tantis tributorum oneribus, angariis et perangariis miserabiliter attritos... levare sua clementia dignaretur...» Hist. Lud. XI, lib. I, cap. 4. Il se désigne lui-même, et rapporte son discours dans l'Apologie : << Cum crastino die... ad ipsum consalutandum, ad monasterium sancti Theoderici extra urbem... accessissemus... facta cum omni humilitate... reverentia, de duobus majestati suæ devotas preces fecimus, etc... » Ms. 5970 A, fol. 5.

(2) Apol., lib. I, cap. 2, fol. 5, vo.

(3) Apol., lib. I, cap. 3 et 4.

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