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d'abord; mais ma mère a dit: Laisse-la faire, crainte de pire. Nina est une honnête fille qui sait bien se conduire. Barraupied est un honnête garçon, peut-être vaut-il mieux qu'elle le surveille de peur qu'il ne se gâte en garnison.

<< Par bonheur, Barraupied n'était envoyé qu'à Paris, de sorte que j'ai pu le rejoindre au bout d'une semaine et travailler à côté de lui. Je dis : à côté, quoiqu'il soit caserné au fort de Vincennes, mais le pauvre garçon ne quitte l'exercice que pour rôder tout le long de la rue de la Paix, regarder derrière la vitre du magasin et m'accompagner jusque chez moi. Du reste, jaloux comme un tigre; mais je n'en suis pas fâchée.

<< Mardi dernier, c'était vers sept heures et demie du soir, il avait en poche sa permission de dix heures et montait sa garde à la porte de madame Roquin-Charost, en me regardant travailler dans l'intérieur du magasin. Il mangeait, comme il dit, son pain à la fumée du rôti, lorsqu'un grand et gros Allemand, fait comme un Prussien, avec de grosses moustaches, des breloques et une canne de tambour-major, s'arrêta près de lui à regarder les ouvrières de madame Roquin-Charost. Est-ce moi, est-ce une autre qu'il regardait? Barraupied dit que c'était moi, et, de fait, mes voisi

nes ne me valent pas, à beaucoup près (c'est encore une opinion de François). Mais que ce fût ma voisine ou moi, Barraupied se mit en colère comme - un coq et demanda à l'autre pourquoi il s'arrêtait là. Le Prussien, car c'était bien un Prussien à ce que nous avons su depuis, voulut lever sa canne; mais Barraupied, qui n'est pas manchot, la lui arracha des mains et le jeta dans le ruisseau d'un coup de pied. Puis comme le Prussien criait à fendre l'âme qu'il avait la tête cassée ou le bras foulé, les sergents de ville arrivèrent au grand trot pour lui prêter main-forte et saisir le coupable. Mais vous pensez bien que Barraupied ne s'était pas arrêté là pour les attendre, et comme il n'est pas plus goutteux que manchot, il prit le chemin de la rue Montmartre au pas gymnastique accéléré, et m'attendit tranquillement dans ma chambre pour me raconter son exploit, dont nous avons bien ri.

« Mais avec tout cela, monsieur, le temps se passe. J'ai déjà dix-neuf ans et François doit demeurer encore cinq ans au régiment sans compter la garde mobile. Je ne puis pas me marier, moi, et cependant il est bien dur de rester fille quand on est honnête. Et ce n'est pas tout que de rester fille; François voudra-t-il rester garçon? Voilà le

plus dangereux. Ici, je le vois tous les jours et je tiens au doigt et à l'œil, je l'empêche d'aller aux bals de barrière avec les camarades, je l'occupe et je l'apaise avec de bonnes paroles; mais prendrat-il toujours patience?

<«< Que faire pourtant? Nous marier? Son colonel le lui défend. Vivre comme frère et sœur à côté l'un de l'autre ? le voudra-t-il toujours? n'ai-je pas à craindre qu'il s'ennuie et me plante là? Et, dans ce cas, ne serais-je pas exposée à coiffer sainte Catherine? ou du moins n'aurais-je pas perdu tout le fruit de ma patience et de ma sagesse? Que faire, mon Dieu ! que faire ?

« C'est à cela que nos députés et nos ministres devraient songer. Car, enfin, mon histoire est celle de six cent mille filles, et encore j'ai pu suivre jusqu'ici mon François. Mais si quelqu'un l'envoie en Afrique, ou Amérique, aux Indes, en Cochinchine, ou plus simplement à Berlin, je vais rester seule et sans consolation sur la terre, car enfin l'on ne me permettra pas de marcher à la queue du régiment avec les bagages, et si j'en obtenais la permission, à quoi me servirait-elle? Je suis fleuriste de mon métier. Pourrais-je fabriquer des fleurs artificielles pour les officiers?

<< On m'a dit que de savants hommes se plai

gnent que la population ne s'accroît plus en France et qu'ils en donnent des raisons qui font rougir. Je ne veux pas savoir quelles sont ces raisons; mais ne pensez-vous pas, monsieur, que le meilleur moyen d'encourager la population, c'est de permettre à tout le monde de se marier de bonne heure? Réduisez le service militaire à deux ans, et nous aurons tout de suite des maris et bientôt après des pères de famille. Les jeunes gens, les ouvriers surtout, ne demandent pas mieux que de se marier. Ils n'ont pas le moyen de payer des filles entretenues comme font les riches bourgeois. Qu'estce qui les retient? La conscription.

<< Pensez bien à ceci, monsieur. Toute femme ne demande pas mieux que de vivre honnêtement entre son mari et ses enfants; mais si vous enlevez tous les ans cent mille jeunes gens et si vous les faites soldats, vous condamnez du même coup cent mille filles au célibat et à tous les désordres qui l'accompagnent. De là toutes ces malheureuses que la faim, la misère ou l'ennui obligent à se livrer au premier venu. De là le désordre et l'infanticide, aujourd'hui si commun. »

Les raisons de mademoiselle Nina m'ont paru dignes d'être présentées au public,

LIBRA

OF THE

RY

UNIVERSITY

CALIFORNIA

L'INFANTICIDE

Le sujet que je vais traiter est si délicat, que j'ose à peine y porter la main ; mais on ne guérit pas les plaies d'un peuple en les couvrant d'un voile. Il faut quelquefois sonder la blessure et faire crier le malade. Si nous répétions chaque matin : La France est un vrai paradis, tous les hommes y sont beaux, grands, forts, courageux, intelligents, sincères, honnêtes et libres; toutes les femmes sont belles, vertueuses et bonnes; les enfants reçoivent l'éducation la plus sage et la plus complète; les lois sont excellentes et observées religieusement par tous les citoyens; ce refrain monotone et cette ridicule admiration de nousmêmes nous réduiraient d'abord à l'immobilité (car

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