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spirent ces regrets. » Ici Thomasin se rencontre avec Hans Sachs, et avec le chantre des Méditations :

Restreindre ses besoins, modérer ses désirs,

Tel est le vrai secret, ignoré du vulgaire.

Faut-il placer le bonheur dans la domination? pas davantage! Les tours élevées s'écroulent; les pierres au sommet des montagnes roulent du haut en bas; mais de plain pied, en plaine, elles restent immobiles. Le vent renverse les vieux arbres. Hector, Alexandre, César fournissent à Thomasin les exemples à l'appui de sa théorie sur la mobilité du pouvoir.

En parcourant ces méditations, quelquefois un peu diffuses, de Thomasin, on sent que c'est l'expérience qui parle ; on voit un observateur convaincu, dont l'éloquence est naturelle, persuasive, rien qui sente le lieu commun. Le poëte est à la fois simple et pénétrant; il participe aux qualités de l'Allemagne et de l'Italie; c'est une singulière et heureuse fusion.

Pour soutenir et développer sa thèse de la constance et de l'inconstance, il passe en revue tous les vices qui prennent leur origine dans ce qu'il appelle die unstete; puis il décrit les effets de la constance dans un langage vraiment socratique. Il affirme le courage de l'homme pieux dans la bonne et la mauvaise fortune; le malheur de l'homme méchant, malgré l'apparence du bonheur extérieur. Il arrache le triple voile dont le méchant enveloppe son cœur, il prédit, avec la véhémence du prophète, que s'il n'est pas terrifié, tout en ayant la conscience de sa méchanceté, le malheur tôt ou tard fondra sur lui.

Un esprit de la trempe de Thomasin ne peut qu'être un chrétien convaincu. Pour lui ce qui arrive par la volonté de Dieu, est, de toute manière, juste. David, lorsque son fils Absalon se révolte, n'a que ce qu'il mérite; ce qui n'em

pêche pas que ce fils dénaturé n'ait aussi subi une juste punition.

Au surplus, la foi seule peut vouloir que le méchant soit puni, le bon récompensé selon ses œuvres, déjà dans ce monde. Non! il faut que tous deux soient égaux devant Dieu, ayant peur et espérance égales. Si le bon était constamment heureux, il serait assuré de l'amour divin, il finirait par s'amollir. Le bon, s'il est malheureux ici-bas, expie ses péchés involontaires. Le méchant ne saurait être heureux, sans que le bonheur qui lui tombe en partage, ne paraisse futile, comparé au malheur qui l'attend au delà du tombeau. Il n'est d'ailleurs méchant si mauvais qu'il ne fasse quelquefois le bien; le bonheur qui lui arrive ici-bas est sa récompense temporaire. »

Dans cette analyse du bonheur apparent du méchant, et du malheur qui souvent afflige le bon, Thomasin est au niveau des moralistes les plus ingénieux. «Nous ne nous plaignons point, dit-il, du médecin qui tranche dans le vif, mais nous nous lamentons et nous repoussons la main qui veut guérir notre âme. Le malheur, objecterez-vous, peut détourner le bon de faire le bien.... tant pis pour lui! dans ce cas sa vertu n'a pas été constante; elle a fléchi. Rien ne peut, rien ne doit ébranler le bon; la maladie lui enseigne la patience, l'exil ne peut lui enlever son vrai trésor; la prison obscure ne peut éteindre la lumière de sa vertu. L'homme vertueux ne craint point la mort. Si elle arrive brusquement, elle le délivre de tout souci. Mais s'il n'est point enseveli dans un honorable tombeau ?... le ciel le couvrira! Qui meurt retourne dans sa patrie tout se trouve la route qui, à travers la tombe, mène soit au ciel, soit en enfer. Que chacun donc se prépare à ce dernier voyage!

-

par

« L'homme peut à son gré monter par l'échelle de la

vertu vers Dieu, le suprême bien, ou par celle du vice descendre dans l'enfer. L'homme est alourdi par ses péchés; celui qui essaye de monter a toujours la tâche la plus difficile. La vertu seule a frayé pour Abraham, Jacob, Moïse, la route qui les a conduits au ciel; les vices ont attiré Caïn et Nemrod aux enfers. >>

Thomasin n'a point l'air d'ajouter foi au système « de la satisfaction ». Que personne, dit-il, n'espère racheter ses péchés à l'aide des aumônes. Dieu n'a pas besoin de ces dons; il n'est point un juge corruptible qui pour de l'or transforme l'injustice en justice.

En s'énonçant ainsi, Thomasin fait preuve d'un esprit très-libéral; il devance le développement moral de son siècle. Quoique pieux et dévoué à l'Église, il ne méconnaît point l'abus qu'on a fait de certaines doctrines; de même qu'il juge ses contemporains avec indépendance. « Pourquoi, dit-il autre part, n'y a-t-il plus de nos jours autant d'hommes vertueux qu'autrefois?... ce sont les seigneurs qui ont donné le mauvais exemple, le bateau suit le gouvernail..... Que le roi Arthur reparaisse, il trouvera des Erek et des Iwaïn. Hélas! les preux sont obligés de se cacher; les méchants les persécutent, à la cour on les méprise. Ainsi il en est des chevaliers, ainsi des prêtres, qui renoncent à la science (Chunst). Où sont Aristote, Zénon, Parménide?... Platon, Pythagore, Anaxagore? Si Aristote revenait au monde aujourd'hui, il ne trouverait plus un Alexandre pour le tenir en honneur. De nos jours les braves ne sont plus estimés à leur valeur; les sapins sont précipités du haut des montagnes dans les marais; les pierres fausses ont pris la place des pierres précieuses dans les anneaux; les escabeaux sont placés sur les bancs, les bancs sur les tables; le fou a usurpé la place du sage; le jeune homme repousse le vieillard.» Vous le voyez, ce sont, dans

tous les siècles, les mêmes plaintes sur la corruption du monde. Toujours les passions renaissent comme l'hydre de Lerne, et le sage qui poursuit un idéal, ne peut jamais, en jetant les yeux autour de lui, être satisfait du monde tel qu'il est.

Une disposition toute personnelle à notre poëte, c'est le dégoût que lui inspire la situation du clergé de son époque, sans qu'il devienne le moins du monde infidèle aux préceptes de l'Église et aux inspirations chrétiennes.

« Les évêques, qui tiennent leurs honneurs de Dieu luimême, comment remplissent-ils leurs devoirs? ils sont incapables de prêcher eux-mêmes et ils ne viennent pas en aide à ceux qui voudraient se préparer au service de la chaire. Et savez-vous pourquoi? ils veulent que les prêtres soient ignorants comme ils le sont eux-mêmes. Cependant les aveugles admettent d'ordinaire qu'un clairvoyant les conduise. Des hommes, avides de gain, reçoivent des mains de l'évêque la part due à ceux qui se fatiguent sur les bancs de l'école et qui vivent pauvrement. Que l'un de ces pauvres étudiants se présente pour une cure, on lui préférera le premier animal venu. Mon conseil serait de ne point abandonner la vertu, quelque peu de profit que nous en retirions. »

Dans l'une des sections de son long poëme, Thomasin montre le vrai chevalier armé de pied en cap pour lutter avec le vice. Sans aucun doute Thomasin aurait conquis une place considérable parmi les philosophes, s'il s'était exclusivement appliqué à cette branche de nos connaissances. Comme Socrate ou comme Kant, Thomasin fait sortir la philosophie des murs étroits de l'école; il la rend abordable aux laïques. Dans tout le cours de son œuvre, il lutte avec les vices, comme fera quelques siècles plus tard l'auteur de l'Esquif des fous; il représente l'alliance du principe

moral, tel que le comprend l'Allemagne du moyen âge, avec le même principe dans l'antiquité.

Je pourrais étendre cette analyse, traduire quelques fables et apologues mêlés aux maximes de l'auteur, indiquer plus spécialement le contenu du remarquable chapitre sur les sept arts libéraux, et la part immense que le poëte fait à la vertu, de préférence au savoir; mais ces extraits doivent suffire pour caractériser un ouvrage dont je ne veux point, comme Gervinus, surfaire les mérites, quoiqu'il soit l'incontestable produit d'un cœur droit et honnête, d'un esprit impartial et cultivé.

Un poëme didactique, composé dans la première moitié du treizième siècle, et analogue par son contenu et ses tendances au Welsche Gast de Thomasin, c'est le Freidank, ou pour donner le titre au complet, Freidank's Bescheidenheit. Comme pour le Winsbeck, on n'est point encore parvenu à décider si Freidank est un nom propre, ou simplement un pseudonyme indiquant la franchise, le libre parler de l'auteur. Il existait au treizième siècle des familles du nom de Freidank; le poëte autrichien Sifrid Helbling parle d'un gnomologue Bernard Freidank; et la chronique de Colmar, de la fin du treizième siècle, cite un Freidank comme poëtevoyageur. Peut-être est-ce là l'auteur de la Bescheidenheit, c'est-à-dire du recueil de sentences sur les hommes et les choses'. Le Freidank, ou le poëte caché sous ce pseudonyme, était certainement d'extraction bourgeoise, et d'origine suisse. Son caractère a dû être libéral, sérieux, sa piété fervente. Il paraît avoir accompagné Frédéric II dans

1. Bescheiden, verbe actif, signifiant renseigner, porter un jugement certain, etc. Bescheidenheit, pris dans le sens de modestie, n'est

point un terme reçu au treizième siècle.

2. Il fait mention d'un poisson, Albel, qui ne se trouve que dans le lac de Zurich.

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