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même il débuta dans l'Université, à laquelle il a consacré toute sa vie. C'était au moment de l'occupation étrangère; la population parisienne frémissait au souffle du patriotisme et de l'opposition naissante, et la jeunesse studieuse se passionnait pour les leçons de maîtres vénérés; M. Cousin, succédant à Rémusat, lui adressait de ces paroles belles et puissantes, si propres à raffermir les doctrines spiritualistes. M. Delcasso tente de reproduire ce moment solennel de notre société française, encore incertaine de l'avenir, craintive et confiante tout à la fois, fière de l'indépendance de sa raison et heureuse de sa liberté, alors qu'une jeunesse ardente, avide de mouvement, de croyances et de science, venait demander à l'histoire l'explication des rapports sociaux, au milieu desquels elle se trouvait jetée, et à la philosophie, réconciliée avec la religion, la solution des doutes qu'elle rencontrait autour d'elle, ou qu'elle se précipitait sur les pas de poëtes sympathiques, chez lesquels une inspiration réelle, partant du cœur, avait succédé à une sèche et étroite imitation.

Cette lecture est accueillie par des applaudissements unanimes.

M. Raulin donne lecture d'un travail écrit sur un prétendu poëme du treizième siècle, publié en 1851, dans le Messager des sciences historiques de Bruxelles, par un savant archéologue de Strasbourg, M. de R.

Le héros du roman, Raoul de Créqui, puissant chevalier du Boulonnais, s'est croisé avec Louis le Jeune et est tombé au pouvoir des Infidèles. Sa femme, qui le croit mort, est sur le point d'épouser le sire de Renty, en qui elle espère trouver en même temps un protecteur, quand Créqui reparaît tout à coup et se fait reconnaitre, non sans peine, tant il était devenu méconnaissable. On devine le reste.

M. M. de R., après avoir annoncé aux lecteurs du Mes

sager que la publication de ce poëme, inédit selon lui, et dont le manuscrit original ne s'est pas retrouvé, a été faite d'après une copie du dix-huitième siècle, que M. Matter a trouvée, en 1848, dans les papiers de Sedaine, s'attache à démontrer, avec tout le luxe d'érudition dont il est capable, que l'auteur est probablement Barbe de Verrue, la célèbre trouveresse du treizième siècle, ou une de ses trois fidèles muses, Rose de Créqui, qui descendait du héros du poëme, et qui a vécu, par conséquent, à une époque où le souvenir du chevalier ne pouvait encore s'être effacé entièrement. Il déclare, en outre, très-catégoriquement n'avoir eu d'autre but, en entreprenant cette publication, que d'appeler sur elle les investigations de la critique.

Deux années s'étaient écoulées, et cette publication de M. M. de R. allait peut-être, faute de contradicteurs, passer pour une œuvre authentique, quand M. Génin, entrant tout à coup dans la lice, la qualifia, sans aucun ménagement, de mystification littéraire; puis, entamant une discussion aussi ingénieuse que mordante, dans laquelle il traitait assez rudement M. M. de R. et même M. Matter, «qui n'en pouvait mais», il entreprit de prouver que ce prétendu poëme du treizième siècle ne pouvait en aucune manière être considéré comme une production du moyen âge; qu'il était, au contraire, facile d'y reconnaître, à travers ses faux airs d'archaïsme emprunté, les tournures et les idiotismes du dix-neuvième siècle, les allures et le faire de Balzac.

M. Matter, mis en demeure de s'expliquer, protesta, à son tour, tout à la fois contre les accusations du critique irrité, et contre les procédés de l'éditeur; il possédait, il est vrai, le manuscrit mentionné par M. M. de R., et remontant, selon lui, au dix-septième siècle, mais la publication, qui n'en était qu'une reproduction assez infidèle, avait été faite à son insu et à son grand mécontentement.

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Que pouvait répondre M. Génin à une pareille protestation? Mettre M. Matter hors de cause; et c'est aussi ce qu'il fit, mais il crut devoir retomber avec tout le poids de sa colère sur le malencontreux éditeur, qu'il accusa même d'avoir fabriqué cet impudent pastiche.

Mais voici la partie la plus intéressante du travail. L'auteur du mémoire intervient lui-même et d'une façon fort spirituelle, comme partie au procès, et il prouve que tout le monde a tort, M. M. de R., en offrant le corps du délit comme une œuvre inédite aux lecteurs de la Revue belge, M. Matter, en le faisant dater du dix-septième siècle, et M. Génin en l'attribuant à l'éditeur lui-même.

M. Raulin, par une de ces heureuses chances qui n'arrivent qu'aux bibliophiles, a découvert, l'an dernier, dans une vente publique, un bouquin in-8°, dont le titre manquait, mais qui avait été porté au catalogue avec l'indication suivante: «le Sire de Créqui, nouvelle historique, avec figures». L'article de M. Génin lui revenant tout à coup en mémoire, il se met à feuilleter ce trésor inespéré, et ne tarde pas à s'apercevoir que cette nouvelle historique est suivie d'un poëme ayant pour titre «Roman concernant l'histoire du Sire de Créqui, composé vers 1300», et qui, sauf la ponctuation et l'orthographe, négligées ou altérées par l'éditeur strasbourgeois, était de tous points identique avec la fameuse publication, qui avait si fort remué la bile de M. Génin.

Mais alors quel a été le vrai fabricateur du Sire de Créqui? M. Raulin résout cette question avec une certaine assurance. D'abord, la nouvelle historique, écrite en prose, ne l'embarrasse pas; à en juger par les titres d'autres ouvrages, qu'il a découverts dans son précieux et indiscret bouquin, il ne doute pas qu'elle ne fasse partie des nombreuses Nouvelles d'Arnaud de Baculard, œuvres lar

moyantes et prolixes s'il en fut, et que Laharpe a qualifiées de contes noirs et extravagants. Quant au poëme lui-même, Arnaud, qui en fait un éloge pompeux, se charge lui-même de répondre; il l'attribue au Père Daire, savant bibliothécaire du dix-huitième siècle, familiarisé, par une longue étude de nos chartes du moyen âge, avec le style de cette époque. Or, selon M. Raulin, le bibliothécaire des Célestins était Picard, et, en fabriquant le poëme en question, il a eu principalement en vue de produire un argument de plus en faveur de la supériorité de nos trouvères du Nord, de célébrer leur langage et de rabaisser du même coup ce qu'il appelait le jargon provençal. Mais sa supercherie, inspirée par un patriotisme de clocher, ne paraît pas avoir produit plus d'effet que la supercherie inventée en 1851 par le savant collaborateur de la Revue de Bruxelles. C'est que l'œuvre en question n'avait aucune valeur par ellemême pour le fonds aussi bien que pour la forme.

M. Raulin, après avoir pris incidemment parti pour l'éditeur des œuvres de Clotilde de Surville contre M. Génin, qui, dans le cours de la discussion, avait cru devoir comprendre cette charmante publication dans l'anathème lancé par lui contre les pastiches littéraires, demande, en terminant, s'il n'y aurait pas justice à accorder le bénéfice des circonstances atténuantes à des productions aussi distinguées, en admettant toutefois, ce qu'il ne croit pas, du reste, sur la foi d'un écrivain compétent, M. Antoine Macé, qu'il y ait eu délit d'imposture de la part de Vanderbourg, le parrain avoué des poésies posthumes de Clotilde. Il se contente de poser la question, sans toutefois avoir la prétention de la résoudre.

Cette lecture, vivement applaudie, donne lieu à une conversation fort intéressante. M. Delcasso croit que, pour ce qui concerne les poésies de Clotilde de Surville, il ne serait

pas juste de les attribuer à Vanderbourg, qui s'est chargé de les éditer, puisque cet écrivain aurait été incapable de produire des vers aussi remarquables; cependant il ne pense pas qu'il faille y voir une production du quatorzième siècle; certaines tournures lui paraissent avoir été empruntées à Boileau, et il y a trouvé maintes allusions à des choses et à des faits qui appartiennent bien certainement à une époque postérieure. Il y a, par exemple, dans la jolie poésie que Clotilde adresse à son fils, un grand nombre de vers qui ne sont pas même du dix-septième siècle, et qui appartiennent bien certainement au dix-huitième. Il serait heureux de voir M. Raulin consacrer à l'élucidation de cette intéressante question la sagacité remarquable dont il a fait preuve dans le mémoire qu'il vient de lire. La séance est levée à 9 heures.

Séance du 12 juin 1866.

Présents: MM. SPACH, président; BERGMANN, BECK, CAMPAUX, DELCASSO, ESCHENAUER, GOGUEL, GROSS, MAURIAL, l'abbé P. MURY, RAULIN, DE SCHAUENBURG, l'abbé STRAUB. M. le président dépose sur le bureau :

1° Divers opuscules de M. Delcasso, discours de distribution des prix, rapports de doyen, leçons, circulaires, comptes rendus administratifs, pièces de vers;

2o Le numéro du 26 mai de la Revue des cours littéraires, reproduisant une conférence de M. Schnitzler, membre de la Société, sur le séjour de l'empereur Joseph II aux cours de France et de Russie;

3o Le Bulletin de la Société d'archéologie, sciences, lettres et arts du département de Seine-et-Marne, 2e année, 1865.

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