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et qui trouve bien singulier qu'un tribunal d'Athènes ait cru devoir prononcer une condamnation contre un citoyen reconnu coupable d'oisiveté. On connaît d'ailleurs l'anecdote assez curieuse, racontée par Athénée. Ménédème et Asclépiade, tous deux disciples de Platon, eurent un jour à comparaître devant l'Aréopage pour y rendre compte de leurs moyens d'existence, qui paraissaient d'autant plus problématiques, que ces deux jeunes hommes étaient sans aucune fortune, et passaient tout leur temps à écouter les enseignements des maîtres de philosophie. Pour toute justification, ils firent appeler en témoignage un boulanger de la banlieue, qui déclara qu'ils gagnaient l'un et l'autre leur vie à moudre du blé dans ses ateliers pendant la nuit. Cette révélation fit sensation, à ce qu'il paraît, car les juges, pleins d'admiration pour leur courage, leur firent donner à chacun 200 drachmes. Thucydide ne fait-il pas dire à Périclès, dans son magnifique éloge des guerriers morts pour la patrie1: <«Il n'est honteux pour personne d'avouer qu'il est pauvre, mais ne pas chasser la pauvreté par le travail, voilà ce qui est honteux > ?

Si l'opinion publique se montrait tellement sévère à l'égard des professions manuelles, exercées par le plus grand nombre de ceux qui composaient les assemblées du peuple', cela provenait en grande partie de l'institution de l'esclavage, cette plaie hideuse des sociétés antiques. A Athènes, les esclaves, nous l'avons vu, formaient à eux seuls au moins les deux tiers de la population; ils étaient les instruments vivants dont on se servait dans la grande et la petite industrie, pour le travail des mines et le service des galères, partout où il fallait des bras pour remuer la terre ou

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1. II, 40.

2. Xén., Mem. de Socrate, HI, 7.

la matière. Ils travaillaient pour le compte du citoyen artisan, quel que fût son métier, et quand celui-ci n'était pas assez riche pour avoir ses esclaves à lui, il en empruntait à d'autres pour faire sa besogne, pendant qu'il passait luimême presque tout son temps dans les assemblées publiques, dans les tribunaux ou au théâtre. L'orateur Eschine parle d'un certain Timarque, qui possédait en toute propriété neuf esclaves exerçant la profession de cordonnier, et qui lui rapportaient chacun deux oboles par jour. Les grands propriétaires d'esclaves se faisaient eux-mêmes fabricants pour tirer le parti le plus avantageux de cette singulière espèce de capitaux; c'est ainsi que le père de Démosthènes possédait une manufacture d'armes blanches, dans laquelle il employait trente-deux esclaves, estimés en moyenne à 350 fr. chacun, et qui tous ensemble lui procuraient par leur travail un revenu net de près de 3,000 fr. Le père d'Isocrate avait aussi une manufacture, dans laquelle des esclaves fabriquaient des instruments de musique, et l'on sait que Cléon, le célèbre démagogue, avait hérité de son père une tannerie, où le travail se faisait presque exclusivement par des esclaves qui lui appartenaient, et dont les produits ne jouissaient pas de la meilleure réputation, si l'on ajoute foi aux témoignages contemporains. On raconte aussi d'Harpalus, un autre démagogue de cette époque, qu'il s'était enrichi en fabriquant des lampes avec l'aide de ses esclaves, et si nous en croyons Aristophane, il ne se serait pas distingué par une honnêteté trop scrupuleuse dans le choix des matières premières qu'il employait. Xénophon cite plusieurs autres citoyens d'Athènes1, qui avaient réalisé de cette manière des profits très-considérables, entre autres, un meunier, Nausicydès, qui avait

1. Xén., Mém. de Socrate, II, 7.

fait d'assez grandes épargnes pour pouvoir en diverses occasions subvenir aux besoins de l'État; un certain Kiribios, boulanger de son état, qui vivait entouré d'un certain luxe, et deux tailleurs, Déméas de Colytte et Ménon, qui s'étaient enrichis en fabriquant des chlamydes. L'orateur Eschine lui-même n'avait pas craint d'exploiter une fabrique d'essences, quoique ce genre d'industrie fût rangé par Solon au nombre des occupations avilissantes.

On comprend qu'au sein d'une société où la richesse jouait un rôle considérable, ces propriétaires d'esclaves n'aient pas cru déroger en s'occupant ainsi d'industrie et de fabrication; mais il n'en est pas moins vrai que, par cela même que le travail retombait presque exclusivement sur une caste méprisée, les professions elles-mêmes durent nécessairement se ressentir de cet état de choses, au moins pour ce qui concerne la manière de les apprécier. Pourquoi, par exemple, Socrate a-t-il besoin de faire tant d'efforts' pour déterminer un certain Aristarque, qui a recueilli sous son toit quatorze femmes de sa famille, à faire entreprendre à celles-ci des travaux manuels, et à conjurer de la sorte une gêne qui va toujours en croissant? c'est que de telles occupations, selon lui, conviendraient mieux à des esclaves qu'à des personnes libres.

Et ce n'étaient pas seulement les arts mécaniques et les petites industries qui étaient l'objet de pareilles préventions; les aubergistes et les petits marchands n'étaient pas mieux traités; ils passaient tous, à tort ou à raison, pour fort peu scrupuleux quant aux moyens de s'enrichir, et il y a lieu de croire qu'une opinion aussi accréditée dut contribuer tout particulièrement à les pousser fatalement dans une voie aussi peu honorable. Il arriva plus d'une fois que

1. Xén., Mém. de Socrate, II, 7.

des orateurs, se faisant en quelque sorte les échos des préjugés populaires, vinrent déclarer à la tribune ou devant les tribunaux que l'honnêteté et la probité étaient des qualités qu'on ne rencontrait que, fort rarement chez les commerçants, et on ne cessait de répéter sur tous les tons que nulle part on ne mentait autant que sur les marchés et dans les boutiques. Parmi les divers genres de négoce, il en était un surtout qui paraît avoir été fort décrié, c'est celui qui avait pour objet les spéculations sur les blés; toutefois, il convient d'ajouter que cette espèce de défaveur tenait presque toujours à des causes d'un ordre différent. Ce qui est certain, c'est qu'on manquait rarement d'attribuer aux diverses opérations de ceux qui s'y livraient le renchérissement fréquent de cette denrée de première nécessité, ainsi que les disettes factices qui pouvaient se produire; et de telles accusations, qui bien souvent n'étaient malheureusement que trop fondées, ne partaient pas seulement du milieu d'une multitude ignorante et presque toujours passionnée; il arriva plus d'une fois que les hommes d'État eux-mêmes contribuèrent à les accréditer, soit en mêlant leurs clameurs à celles de la foule, soit en affectant à leur égard un silence plus ou moins significatif; et la plupart des lois exceptionnelles, qui furent rendues en vue de réglementer ce genre de transactions, ont dû leur origine à des incidents de cette nature.

Nous ne voyons pas que le négociant proprement dit, Τέμπορος, ait partagé cette espèce de réprobation souvent aveugle; quoiqu'il appartînt, la plupart du temps, à la classe des étrangers et des affranchis, il jouissait cependant d'une considération incontestée, qu'il devait, en grande partie, aux services de toute nature qu'il était appelé à rendre à l'État aussi bien qu'aux particuliers. Comme il avait surtout à s'occuper de l'importation et de l'exportation, ses entreprises, outre qu'elles s'étendaient au loin et qu'elles avaient

parfois un caractère de grandeur et de noblesse qui manquait généralement au petit négoce, conduisaient presque toujours, surtout lorsqu'elles étaient accomplies avec loyauté, à la fortune et, par suite, à la considération publique. De plus, il y avait au fond de ces mêmes entreprises quelque chose qui devait flatter singulièrement l'orgueil national du peuple athénien, que ses instincts, ses goûts et ses succès récents poussaient plus particulièrement vers les hasards et les dangers de la mer, car il n'était guère possible que ces hommes hardis et entreprenants choisissent une autre voie pour les mener à bonne fin. En effet, une foule d'obstacles s'opposèrent de tout temps en Grèce au développement du commerce intérieur. C'était tout d'abord la nature du sol, qui ne permettait pas toujours l'établissement de routes convenables; c'était encore le manque d'ingénieurs versés dans l'art de construire des ponts et des canaux, l'absence de cours d'eau navigables, mais surtout le grand nombre de lignes douanières qu'il fallait traverser, car chaque État, quelque petit qu'il fût, tenait à en avoir à ses frontières. Nous ne voyons pas, du reste, que les États de la Grèce aient jamais songé à créer de grandes voies de communication, comme cela eut lieu chez les Romains; le petit nombre de routes qu'on y rencontrait, si toutefois on peut les comparer aux nôtres, étaient généralement peu fréquentées et, par conséquent, peu sûres. De plus, les voitures étaient à cette époque un moyen de transport peu usité, et auquel on ne recourait, les femmes surtout, que dans un but d'agrément; on employait, la plupart du temps, des bêtes de somme pour le transport des marchandises.

Nous lisons dans Pausanias' que, dans le pays des Thito

1. X, 32, 9.

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