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bas de l'ordonnance, un ordre particulier émané de lui, indiquant le fonds spécial sur lequel elle devait être payée. Le trésorier de l'épargne ne pouvait et ne devait payer qu'autant qu'il avait des valeurs appartenant au fonds sur lequel l'ordonnance était assignée; mais, comme il n'en avait presque jamais, attendu que les revenus étaient, à cette époque, toujours dépensés deux ou trois ans à l'avance, il donnait, en échange de l'ordonnance, un billet de l'épargne, soit un mandat sur le fermier de l'impôt sur lequel elle était assignée. Ajoutons que, pour la facilité des affaires et des paiements, on subdivisait souvent le montant d'une même ordonnance en plusieurs billets de l'épargne. Il y avait en outre des fonds intacts ou dont les rentrées étaient assurées et prochaines au moment de l'émission des billets qui les concernaient, tandis que les rentrées d'autres fonds étaient éloignées ou même trèshypothétiques. De là résultaient souvent des différences considérables dans la valeur des billets de l'épargne. Les uns étaient au pair, d'autres, plus ou moins au-dessous du pair; d'autres, absolument sans valeur. Cependant, ils émanaient tous de la même source et portaient tous les mêmes signatures. Mais ce qui paraîtra surtout extraordinaire, incroyable, c'est que souvent des billets, complétement dépréciés tant qu'ils étaient entre les mains de quelque pauvre diable, acquéraient leur plus haute valeur en passant dans le portefeuille d'un fermier ou d'un courtisan en faveur, et c'est ici que se faisait le plus odieux, le plus abominable trafic.

En effet, Fouquet et Pélisson conviennent qu'on délivrait souvent, par erreur ou sciemment, des ordonnances trois ou quatre fois supérieures au fonds qui devait les acquitter. On faisait alors ce qui s'appelait une réassignation, c'est-à-dire un nouvel ordre de paiement sur un autre fonds, et quelquefois sur un autre exercice. La même opération se pratiquait pour tous les billets d'une date déjà un peu ancienne qui n'avaient pu être payés sur les fonds primitivement désignés; car plus un billet était vieux, plus il était difficile d'en obtenir le paiement, et il y en avait qui étaient ainsi réassignés cinq ou six fois, toujours sur de mauvais fonds. Mais, je l'ai déjà dit, cela n'arrivait qu'aux gens de rien, aux simples rentiers, aux modestes fournisseurs. Les autres, les traitants, les partisans, les fermiers, ceux qui étaient en état de faire de grandes avances, stipulaient que leurs anciens billets seraient réassignés sur de bons fonds, et l'on acceptait même au

pair dans leurs versements de grandes quantités de ces billets qu'ils s'étaient procurés à vil prix.

Mais voici un bien autre abus : les lois du royaume ne permettant pas d'emprunter au-dessus du denier 18, c'est-à-dire à 5 5/9 pour 100, la Cour des comptes ne pouvait admettre ostensiblement un intérêt plus élevé. Cependant, le malheur des temps, la guerre, mais surtout le défaut d'ordre et de probité chez les administrateurs des finances publiques, faisaient qu'on ne pouvait emprunter les moindres sommes à moins de 15 à 18 pour 100, très-souvent davantage. Il fallait donc, pour légaliser l'opération, augmenter artificiellement le titre du prêteur dans la proportion de l'intérêt légal à l'intérêt réel, et établir l'équilibre sur les registres de l'épargne, en délivrant sous des noms en blanc, des ordonnances de paiement qui ne devaient pas être payées. Ces ordonnances étaient nécessaires en outre pour mettre plus tard les traitants à l'abri des recherches qu'on ne leur épargnait pas, sous prétexte d'usure. Quoique fictives, elles étaient néanmoins, comme les autres, scindées et converties en billets de l'épargne pour la commodité du service et la régularisation des écritures. Or, quelquefois, le traité qui avait donné lieu à une ordonnance de ce genre était révoqué, et c'est ce qui arriva, sous l'administration de Servien et Fouquet, pour un emprunt de 6 millions. En pareil cas, les billets de l'épargne faits et signés en vertu de cette ordonnance devaient être rapportés et biffés. Cette fois, bien que l'emprunt n'eût pas eu lieu, on négligea de les biffer et de les annuler. Qu'arriva-t-il ? Comme ces billets pouvaient être séparés des ordonnances qui les avaient autorisés, on parvint, au moyen d'assignations et réassignations sur de bons fonds, à déguiser leur origine et à convertir en valeurs réelles des valeurs essentiellement fictives. En un mot, grâce à ce brigandage qui fut avéré, mais dont tout le monde déclina la responsabilité, l'Etat se trouva finalement obligé de payer un emprunt qui n'avait pas même été effectué, C'est ce même grief qui devint plus tard, sous le nom de l'affaire des 6 millions, un des principaux chefs de l'accusation de péculat dirigée contre Fouquet.

Telle était donc, sans compter les pots-de-vin, qui jouaient, on le verra plus loin, un très-grand rôle dans toutes les transactions du temps, la nature des principaux abus pratiqués plus ou moins ouvertement dans l'administration des finances, lorsque ce surintendant fut appelé à la diriger. Soyons juste à son égard à

:

l'époque où il parvint aux affaires, la situation était peu rassurante, et de moins habiles, de moins hardis que lui n'eussent pas triomphé à coup sûr des difficultés qu'il rencontra tout d'abord. Non-seulement il n'y avait rien à l'épargne, on y était habitué depuis le ministère du cardinal de Mazarin, mais les revenus de deux années étaient à peu près dévorés, et, malgré ses plus captieuses promesses, le premier ministre n'inspirait plus aucune confiance aux traitants. La banqueroute de 1648 pesait toujours sur le gouvernement, effrayant les esprits et les capitaux. Grâce à l'importance que lui donnait sa charge de procureur général, grâce à sa fortune, à sa réputation d'habileté et à la délicatesse avec laquelle il remplit ses premiers engagements, Fouquet parvint bientôt à procurer à Mazarin tout l'argent que celui-ci lui demandait, et certes il lui en demandait beaucoup. Je n'ai point à m'occuper ici de la politique du cardinal Mazarin, politique patiente, rusée, mais pleine de ressources, petite et mesquine dans les moyens, mais grande par ses résultats, et couronnée enfin par deux succès qui ont fait époque dans l'histoire de nos relations internationales: le traité de Munster et le mariage du roi avec Marie-Thérèse. Mais il faut bien qu'il soit permis de blâmer, comme elle le mérite, l'avidité de ce ministre, de cet étranger, qui, au milieu de la détresse de la France, trouva le moyen de thésauriser, d'entasser sans cesse, prenant de toutes mains, du roi, des traitants, des fermiers, se faisant lui-même l'entrepreneur des fournitures de la guerre, et laissant, en fin de compte, une fortune de 50 millions à ses héritiers. Voilà l'homme que Fouquet contracta l'obligation de satisfaire en arrivant aux finances, et il faut lui rendre cette justice de dire que jamais ni les intérêts de la guerre, ni le soin des négociations diplomatiques ne périclitèrent un instant faute d'argent. Un trait particulier de l'histoire du temps, c'est que les financiers voulaient bien avancer des sommes considérables à Fouquet, mais non à Mazarin, au gouvernement. L'homme privé inspirait plus de confiance que le premier ministre, que l'État. Que faisait alors le surintendant? Il prêtait à l'État des sommes empruntées par lui aux particuliers, et on l'accusa plus tard d'avoir retiré de ces prêts, qu'il avouait, dont il se glorifiait même, des intérêts usuraires. Il se délivrait ensuite des ordonnances de remboursement qui étaient payées au moyen de billets de l'épargue, au fur et à mesure de la rentrée des impôts. Il avait même imaginé, pour simplifier ses opérations

et éviter les retards, de faire verser le produit des impôts dans sa caisse, de sorte que l'Épargne se faisait chez lui, comme on disait alors. Ainsi, les deniers de l'État étaient confondus avec ses propres deniers, et il était tout à la fois ordonnateur, receveur et payeur.

Si l'on pouvait avoir le moindre doute sur les résultats d'un pareil désordre, il suffirait, pour le dissiper, de lire les mémoires d'un financier du temps, de Gourville, mémoires curieux par leur franchise et par l'espèce de naïveté impudente avec laquelle l'auteur avoue la part qu'il a prise à tous les trafics que Fouquet tolérait, encourageait. Ce Gourville, qui avait d'abord appartenu à M. de La Rochefoucauld, s'était mêlé d'une manière très-active aux intrigues de la Fronde et était arrivé à la cour par l'intermédiaire de la maison de Condé, à laquelle il avait rendu quelques services. Actif, plein de résolution, spirituel, adroit à prendre le vent, il parvint à s'insinuer auprès de Fouquet, et le premier conseil qu'il lui donna fut d'amortir l'opposition du Parlement au moyen de quelques gratifications de 500 écus habilement distribués aux meneurs. Le conseil fut trouvé excellent, et Gourville se chargea des négociations qui réussirent à merveille. Bientôt son crédit fit du bruit parmi les gens d'affaires, qui s'adressèrent à lui toutes les fois qu'ils avaient quelque chose à proposer au surintendant. «M. Fouquet, dit-il lui-même, trouva que je m'étais fort stylé; il était aussi bien aise que je lui fisse venir de l'argent. » Quant aux billets de 1648 dont il a été question plus haut, voici comment Gourville en parle. Ce passage de ses mémoires est on ne peut plus significatif:

« Le désordre était grand dans les finances. La banqueroute générale, qui se fit lorsque M. le maréchal de La Meilleraye fut surintendant des finances, remplit tout Paris de billets de l'épargne, que chacun avait pour l'argent qui lui était dû. En faisant des affaires avec le roi on mettait dans les conventions que M. Fouquet renouvellerait de ces billets pour une certaine somme. On les achetait communément au denier 10 (10 pour 100); mais après que M. le surintendant les avait assignés sur d'autres fonds, ils étaient bons pour la somme entière. MM. les trésoriers de l'épargne s'avisèrent entre eux d'en faire passer d'une épargne à l'autre pour en faire leurs profits. Ce qui en ôtait la connaissance, c'est que M. Fouquet en rétablissait beaucoup, et ces messieurs s'accommodaient avec ceux qui avaient les fonds entre les mains. Cela fit beaucoup de personnes extrêmement riches. Cependant, parmi ce grand nombre, le roi ne manquait point d'argent, et ayant tous ces exemples devant moi, je profitai beaucoup1. »

1 Mémoires de Gourville (t. LII de la collection Petitot).

Ainsi, le surintendant, ses commis et ses amis, les trésoriers de l'épargne et les financiers battaient monnaie avec des billets achetés à 10 pour 100 de leur valeur primitive; et tout le monde ayant intérêt à la fraude, il ne se trouvait personne pour la démasquer. Cependant, comme il arrive souvent, l'excès même du désordre en amena la fin. Il y avait alors à la cour, près du cardinal Mazarin, un homme qui observait avec une indignation souvent mal contenue à quel gaspillage l'administration des finances publiques était livrée, attendant le moment favorable pour réformer les abus dont il gémissait. Cet homme, autrefois attaché au ministre Le Tellier, qui l'avait plus tard donné au cardinal Mazarin, dont il était devenu l'homme de confiance, l'intendant, c'était Colbert. La surveillance de Colbert était-elle désintéressée ? N'avait-il pas déjà lui-même, à cette époque, l'espoir de remplacer un jour le surintendant ? Cela paraît hors de doute; mais ce n'est pas ce qu'il s'agit d'examiner ici. Bien que le cardinal Mazarin n'eût qu'à se louer habituellement de l'exactitude avec laquelle Fouquet fournissait à toutes ses dépenses, il ne laissait pas que de prêter volontiers l'oreille aux mauvais rapports qu'on lui faisait sur le compte du surintendant. Or, celui-ci le savait; et, toujours inquiet, troublé, se croyant chaque jour à la veille d'un caprice du premier ministre, d'une disgrâce, il cherchait à s'attacher, en redoublant de largesses, les personnages les plus considérables de la cour, pour se faire un parti en cas de besoin. Après Colbert, un des ennemis les plus dangereux du surintendant, c'était un de ses frères, l'abbé Fouquet, qui l'avait autrefois mis en relation avec Mazarin, mais avec qui il s'était brouillé depuis, et qui le desservait avec une vivacité dont le cardinal paraissait s'amuser beaucoup 1. Au mois de mars 1659, Mazarin partit pour Saint-Jean

1 Mémoires pour servir à l'histoire de Louis XIV, par l'abbé Choisy. « On croit, dit l'abbé de Choisy, qu'une des choses qui gâta autant Fouquet dans l'esprit du roi, fut une querelle qu'il eut dans l'antichambre du cardinal deux mois avant sa mort, avec l'abbé Fouquet, son frère. Cet abbé était fort insolent de son naturel, et prétendait que son frère lui devait sa fortune. Ils s'étaient brouillés, et se dirent publiquement tout ce que leurs ennemis pensaient dans le cœur. L'abbé, entre autres choses, reprocha à son frère, qu'il avait dépensé quinze millions à Vaux, qu'il donnait plus de pensions que le roi, et qu'il avait envoyé tantòt trois, tantôt quatre mille pistoles à des dames qu'il nomma tout haut. Le surintendant, piqué au vif, reprocha à l'abbé les dépenses excessives qu'il avait faites pour faire l'agréable auprès de madame de Châtillon, et fort inutilement » (Liv. 11, p. 135 et 136). Voir aussi, au sujet des profusions de Fouquet, un document contemporain intitulé: Portraits de la cour qui a été publié dans les Archives curieuses de l'histoire de France, par MM. Cimber et Danjou, IIe série, t. VIII, p. 415. Il y est dit entre autres choses, que, d'après Fouquet, il n'y avait

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