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On peut demander pourquoi les peuples sauvages dans la sorte d'éloquence qu'on leur remarque quelquefois, n'ont jamais de mauvais goût, tandis que les peuples civilisés y sont sujets. C'est sans doute parce que les premiers ne suivent que les mouvements impétueux de lear ame, et qu'aucune convention étrangere ne se mêle chez eux aux cris de la nature. Le mauvais goût ne peut guere exister que chez un peuple réuni en grand corps de société, où l'esprit naturel est gâté par le luxe, par les vices, par l'excès de la vanité, et le désir secret d'ajouter à chaque objet ou à chaque idée, pour augmenter l'impression naturelle que cet objet doit faire. La pensée du sauvage est simple comme ses mœurs; et son expression simple est pure comme sa pensée; il n'y entre point d'alliage. Mais le peuple déjà corrompu par les vices nécessaires de la société, et qui faisant des efforts pour s'instruire et secouer la barbarie, n'a pas encore eu le temps de parvenir à ce point qu'on nomme le goût; où le peuple qui, par une pente non moins nécessaire, après l'avoir trouvé s'en éloigne, ne yeut pas seulement peindre ses sentiments et ses idées : il veut encore étonner et surprendre. Il joint toujours quelque chose d'étranger à la chose même. Ainsi tout se dénature, et aucun objet n'est présenté, tel qu'il existe.

L'éloquence françoise pour parvenir au

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point où elle s'est élevée sous le regne de Louis XIV, avoit donc un intervalle immense à franchir. Mais il y a une marche lente et nécessaire des esprits, qui entraîne tout et amene insensiblement, chez un peuple policé, le développement et la perfection des arts. Depuis François premier époque de la renaissance des lettres, l'esprit national s'avança peu-à-peu vers ce terme. Il en est des peuples comme des hommes, et leur marche est la même. Les idées s'entassent par la foule des objets que l'on voit et l'esprit s'agrandit par les tableaux qui viennent frapper l'imagination. Alors il s'excite une espece de seve ou de fermentation générale qui anime tout. Les uns entraînés par le cours politique des affaires, prennent part au destin des nations. Ils négocient, ils combattent, ils ont de ces grandes pensées qui changent, bouleversent ou affermissent le sort des peuples. Les autres observent et suivent ces mouvements. Ils contémplent les succès et les malheurs, le génie qui se mêle avec les fautes, le hasard qui domine impérieusement le génie, et les passions humaines qui par-tout terribles et actives entraînent la marche des états. De ce mélange de chocs et de réflexions, de grands intérêts et de sentiments que ces intérêts font naître, se forme peu-à-peu chez un peuple un assemblage d'idées, qui tantôt se développent rapidement, et tantôt germent avec len

teur. Mais rien ne contribue tant à cette activité générale des esprits que les troubles civils et les agitations intérieures d'un pays. C'est alors que la nature est dans toute sa force, ou qu'elle tend à y parvenir. Alors elle a l'énergie des grandes passions, qui ne peuvent naître que dans l'état violent des sociétés; et elle n'est point assujettie à ce frein que les sociétés reçoivent des loix, et qui, pour le bien général comprimant tout, affoiblit tout. Alors les esprits comme les caracteres se combattent. Tout se heurte et se repousse. Tout prend le poids que lui donne sa force. L'homme qui est né avec de la vigueur, n'étant plus arrêté par des conventions, marche où le sentiment de sa vigueur l'entraîne. L'esprit dans sa marche fiere, ose se porter de tous les côtés, ose fixer tous les objets. L'énergie de l'ame passe aux idées, et il se forme un ensemble d'esprit et de caractere propre à concevoir et à produire un jour de grandes choses. Celui même qui par sa nature est incapable d'avoir un mouvement, s'attache à ceux qui ont une activité dominante et propre à entraîner: alors sa foiblesse même, jointe à une force étrangere, s'éleve et devient partie de la force générale.

Tel fut l'état de la nation françoise, depuis François II, jusqu'à la douzieme année du regne de Louis XIV, c'est

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à-dire, pendant l'espace d'un siecle. Aux troubles et aux guerres civiles qui remuoient fortement les ames, se joignoient en même temps les querelles de religion. Tout le monde étoit occupé de cet intérêt sacré. On écrivoit, on combattoit disputoit. On tenoit un poignard d'une main et la plume de l'autre. Le fanatisme qui chez un peuple éclairé étouffe les lumieres, les faisoit naître chez un peuple ignorant. Enfin, lorsque l'autorité qui sort toujours et s'éleve du milieu des ruines, commença à tout calmer; lorsque la force qui étoit dans les caracteres, contenue de toute part, ne put plus se répandre au dehors, ni rien agiter, elle se porta sur d'autres objets. Elle forma dans les premiers rangs, des hommes d'état; dans ces hommes à qui la puissance est interdite, et qui cependant fatigués de leur obscurité, sentoient le besoin d'en sortir et d'occuper leur siecle d'eux-mêmes, elle développa et créa les talents des arts. Alors naquit le poëte, le peintre, le statuaire, l'orateur. Chacun d'eux appella sur lui les regards de la nation. Mais ce qu'on doit remarquer, c'est que tous les arts précéde rent parmi nous celui de l'éloquence. Ainsi, lorsque nous n'avions pas encore un véritable orateur, déjà le Poussin étoit au rang des premiers peintres de l'Europe; déjà Lesueur avoit irrité l'envie par ses chefd'oeuvres; Sarrazin avoit perfectionné la

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sculpture, et donné des monuments à l'Italie; enfin nous avions eu des poëtes qu'on pouvoit lire, long-temps avant que nous eussions des orateurs qu'on pût entendre.

La poésie a eu la même marche chez tous les peuples. Qu'on ne s'en étonne pas. De toutes les facultés de l'homme, l'imagination est la premiere qui s'éveille. Ce n'est que lentement et par degrés que l'ame se replie sur elle-même. Elle commence par s'élancer au-dehors; elle parcourt tous les objets, et à l'aide de ses sens elle s'empare de l'univers physique. Alors telle que Raphaël ou le Correge, elle dessine pour elle-même une multitude de tableaux. L'imagination a levé le plan de la nature; la poésie l'offre en relief, ou le met en couleurs. Elle a plus d'images que d'idées; elle tient plus aux organes qu'à la réflexion. Il n'en est pas de même de l'éloquence. Ce n'est pas assez pour elle de sentir et de peindre, il faut qu'elle compare et combine une grande multitude d'idées. Il faut qu'elle leur assigne à toutes l'ordre et le mouvement. Il faut qu'elle en fasse un tout raisonné et sensible. Il faut qu'elle ait parcouru les arts, les loix, les sciences et les moeurs; qu'enrichie de connoissances elle les domine et semble planer au-dessus d'elles; qu'en les jetant, elle n'en paroisse ni prodigue, ni avare; que tantôt, elle les

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