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m'eût point d'ambition. Frere naturel du roi de Pologne, élu souverain de la Curlande, accoutumé pendant une époque de sa vie au commandement des armées, espece de despotisme le plus absolu, il avoit de plus une imagination forte et inquiette, et une ame ardente, qui se portoit avec impétuosité à tout; qualité sans laquelle peut-être il n'y a point de grands talents dans aucun genre. Cette force d'imagination lui inspira quelquefois des idées singulieres, et qui sembloient appartenir à un autre siecle et à d'autres mœurs. C'étoit l'excès de la seve dans une plante forte et vigoureuse. Il eut de bonne heure la fantaisie d'être roi; et comme, en regardant autour de lui, il trouva les places occupées, il jeta les yeux sur cette nation qui depuis dixsept cents ans n'a ni souverain ni patrie, qui est par-tout dispersée et par-tout étrangere, et se console de sa proscription par ses espérances et ses richesses. Ce projet extraordinaire l'occupa quelque temps. On ne sait ni à quel point les Juifs s'y prêterent, ni jusqu'où allerent ses négociations avec eux, ní quel étoit son plan. On sait seulement que ce projet fut connu dans le monde; et ses amis l'en plaisantoient quelquefois.

L'idée de la souveraineté de la Curlande, comme nous l'avons vu, étoit beaucoup mieux fondée, mais ne réussit pas mieux.

Il en eut une troisieme qui avoit quelque chose de plus vaste, et qui auroit pu influer sur le sore de l'Europe. C'étoit de devenirempereur de Russie. Ce projet, qui au premier coup d'œil paroît chimérique, ne l'étoit pourtant point. En 1726, le comte de Saxe inspira, comme on sait, la passion la plus forte à la princesse Ivanouska, du chesse douairiere de Curlande. Il n'auroit alors renu qu'à lui de l'épouser. Cette passion dura long

temps, mais ne fut point heureuse. Les infidélités redoublées du comte exciterent d'abord la jalousie de la princesse, puis ses fureurs, puis sa haine, et tout finit enfin par l'indifférence. Tant qu'elle ne fut que souveraine à Mittaw, le comte de Saxe se consola par les plaisirs, d'un mariage qu'il regrettoit peu; mais en 1730, cette princesse, niece de Pierre le Grand, fut appellée au trône de Russie. Alors il sentit des remords de ses infidélités, et montra pour l'Impératrice beaucoup plus d'attachement qu'il n'en avoit eu pour la Duchesse: il n'étoit plus temps. Les illusions de l'amour étoient dissipées; et elle craignit apparemment de se donner un maître. Cependant le comte de Saxe ne perdit pas d'abord l'espérance; et son imagination formoit de vastes projets qu'il· ne devoit point exécuter. Il y en avoit un surtout qui l'occupoit souvent. Une fois monté sur le trône de Russie, il vouloit, disoit-il, passer quelques années à discipliner, selon sa nouvelle méthode, deux cent mille Russes. Il comptoit ensuite marcher à leur tête, attaquer l'empire des Turcs, le conquérir, s'emparer de Constantinople; et maître de ces deux vastes états, souverain d'un empire qui s'étendroit de la Pologne aux frontieres de la Perse, et de la Suede à la Chine, se faire enterrer dans Ste. Sophie. Ce plan immense lui paroissoit tout simple; et dès qu'il auroit le titre de Czar, il ne sembloit pas douter un moment de l'exécution. Qui sait véritablement ce qui seroit arrivé Peut-être la face d'une partie de l'Europe, et de presque toute l'Asie, auroit été changée. Peut-être un homme tel que le maréchal de Saxe, à la tête d'une armée de deux cent mille hommes bien disciplinés, et se précipitant sur l'Asie, auroit renouvellé les exemples des anciennes conquêtes, et fait revivre dans cette partie de

monde toujours foible et toujours vaincue, les temps des Tamerlan et des Gengis. Au reste, tout ce grand roman qui ressembloit assez à celui de Pyrrhus, étoit destiné à mourir dans sa tête. Tout dépendoit d'une femme; et un mariage manqué fit que l'univers resta tranquille, Le comte de Saxe, toujours poursuivi par l'idée de régner, eut aussi des vues sur le Corse. Il y a apparence qu'il eût joué dans cette isle un rôle différent de celui du roi Théodore et qu'il n'eût pas fini par aller mourir de faim en Angleterre.

royaume

de

Enfin dans la guerre de 1741, il se consola de n'être pas souverain, en faisant le destin des rois. Ses succès, ses victoires, cent mille hommes à commander, et trois nations à combattre suffirent pour occuper l'inquiétude et l'activité de son ame. Mais après la paix, ses projets recommencerent. Le repos et la solitude l'effrayoient. Il avoit eu plusieurs fois l'idée de se faire un établissernent en Amérique, et sur-tout au Brésil. Là, il auroit voulu s'emparer de quelques villes, armer et discipliner à l'Européenne les habitants du pays, et peut-être devenir le fondateur d'un empire, La paix d'Aix-la-Chapelle lui donna du loisir pour recommencer ses romans. On prétend que lorsqu'il mourut, il en vouloit enfin réaliser un, - et qu'il avoit déjà trois vaisseaux commandés en Suede pour quelqu'expédition dans le NouveauMonde. Je ne parle pas d'un autre projet d'établissement dans une des isles de l'Amérique septentrionale, sur laquelle il eut des vues. Ón croit que l'Angleterre et la Hollande en prirent de l'ombrage; et c'est ce qui arrêta l'entreprise.

Telle est la suite d'idées extraordinaires qul occupa l'imagination du comte de Saxe pendant tout le cours de sa vie. Cette espece d'agitation

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264 ŒUVRES DE THOMAS.

secrete qui le tourmentoit, jointe à ses grands talents pour la guerre, auroit peut-être pu dans d'autres pays et d'autres temps, en faire un homme propre à des révolutions. Il sembloit que les événements ordinaires de la vie laissassent toujours une partie de son ame, oisive; et qu'importuné de ses forces, il voulût se dédommager par les projets, du repos auquel il étoit condamné. Ce qu'il y a de singulier, c'est que le même homme dont les idées sembloient tenir bien plus à une imagination ardente que réglée, et qui forma souvent des projets bien plus hardis que raisonnés, dès qu'il étoit à la tête des armées, n'avoit que les vues les plus sages, et employoit toujours les moyens les plus sûrs. Ce contraste entre son caractere et son génie, n'a point encore été observé, et mérite, je crois, de l'être.

ÉLOGE

ÉLOGE

DE HENRI-FRANÇOIS

D'A GUESSEAU,

CHANCELIER DE FRANCE, COMMANDEUR DES ORDRES DU ROI.

DISCOURS

QUI A REM PORTÉ LE PRIX DE L'ACADÉMIE FRANÇOISE,

EN 1760.

Tome II.

M

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