Images de page
PDF
ePub

qu'on peut en dire et en penser, c'est qu'il est; et le néant, quand on prétend en faire quelque chose, n'est qu'une décevante chimère.

On voit qu'avec la sagesse antique je fais très-bon marché de cette étrange conception du néant; mais je n'en maintiens pas moins ce que j'ai dit du Nirvâna bouddhique; et après de longues réflexions, et un examen approfondi des arguments qu'on a opposés à cette thèse, je persiste, et je crois toujours ne m'être point trompé. Aussi j'ose prier les lecteurs qui s'intéressent à ces matières de vouloir bien peser les raisons qui vont suivre, et de se demander si elles ne sont pas décisives.

Tout le monde convient que le bouddhisme est une réforme de la religion brahmanique. Or,qui dit réforme dit, par cela même, différence. Donc si le Nirvana bouddhique n'est, comme on le veut croire, que l'absorpion de l'âme humaine en Dieu, dans l'esprit universel et infini, dans l'âme du monde, le bouddhisme n'a plus de raison d'être; car on ne voit plus ce qu'il est venu réformer, s'il a donné de la destinée de l'homme après la mort la même solution précisément que le brahmanisme en donnait avant lui. Le bouddhisme n'a jamais prétendu changer l'organisation brahmanique; et c'est une simple rivalité de doctrine que dans son désintéressement magnanime il a engagée contre l'erreur,

Les croyances bouddhiques impliquaient la ruine des castes; mais, c'était une conséquence indirecte que le Bouddha n'avait ni cherchée ni prévue, et qui pendant plus de mille ans parut si peu redoutable aux brahmanes eux-mêmes, qu'ils la laissèrent se développer tout à l'aise, sans tenter ni de l'arrêter ni de la combattre. Il faut donc une dissemblance de système entre le bouddhisme et le brahmanisme, qu'il prétendait remplacer; et cette dissemblance capitale, d'où sont venues toutes les autres, ne se trouve que dans la manière de comprendre et de pratiquer la voie qui mène au salut éternel.

Que se dit en effet le Bodhisattva dans ses premières et douloureuses méditations à Loumbinî, dans son séjour aux écoles brahmaniques de Vaiçâlî et de Râdjagriha, dans ses austérités à Ourouvilva, et même dans son avénement définitif à Bodhimanda? Il se dit que la voie enseignée par le brahmanisme n'est pas la vraie; elle ne mène pas l'homme à la délivrance; elle ne le soustrait pas à la transmigration; elle ne l'arrache pas à cette affreuse nécessité qui le soumet à la succession d'existences sans terme ni repos. Le Bodhisattva répudie la foi brahmanique, qui flatte lien l'homme de l'anéantir et de l'absorber en Dieu, mais qui ne l'exempte pas cependant de renaître indéfiniment à la vie. L'honneur du Bouddha parfaite

ment accompli, c'est de substituer à cette foi impuissante une doctrine meilleure et plus efficace, celle du Nirvana.

A ce premier fait, s'en joint un autre qui n'est pas moins certain, et qui n'est pas moins péremptoire, bien qu'en général on ne paraisse pas en tenir assez de compte. Il n'y a pas la moindre trace de la croyance à Dieu dans tout le bouddhisme, et supposer qu'il admet l'absorption de l'âme humaine dans l'âme divine ou infinie, c'est une supposition toute gratuite, qui n'est pas même possible dans la pensée du Bouddha. Pour croire que l'homme peut se perdre en Dieu, à qui il se réunit, ne faudrait-il pas commencer par croire en Dieu lui-même ? Mais c'est à peine si l'on peut même dire que le Bouddha n'y croit pas. Il ignore Dieu d'une manière si complète qu'il ne cherche même pas à le nier; il ne le supprime pas ; il n'en parle pas, ni pour expliquer l'origine et les existences antérieures de l'homme, ni pour expliquer sa vie présente, ni pour conjecturer sa vie future et sa délivrance définitive. Le Bouddha ne connaît Dieu d'aucune façon ; et tout entier à ses douleurs héroïques et à ses sympathies, il n'a jamais porté ses regards ni si haut ni si loin. Le Bouddha étant sans Dieu, comment a-t-il pu jamais absorber en Dieu l'âme humaine, et faire consister le Nirvana dans cette absorption?

J'avoue d'ailleurs que le Nirvana sous celle forme mitigée, que toutefois il n'a pas, me semblerait si près du néant que je les confondrais volontiers l'un avec l'autre. L'absorption en Dieu, et surtout dans le Dieu du brahmanisme, est l'anéantissement de la personnalité, c'est-à-dire le vrai néant de l'âme individuelle; et je ne vois pas ce qu'on gagne à imposer cette forme nouvelle au Nirvana bouddhique. Mais je vais plus loin, et les Soûtras à la main, je soutiens que le Bouddha n'admet pas plus l'âme de l'homme qu'il n'admet Dieu. Je ne crois pas qu'il soit possible de citer un seul texte bouddhique où la distinction la plus simple et la plus vulgaire de l'âme et du corps soit établie, ni paraisse même soupçonnée. La mort n'est qu'une modification aussi trompeuse que tout le reste. L'homme, à moins qu'il ne suive la voie du Bouddha, renaît tout entier dans telle espèce d'êtres ou dans telle autre, selon ses mérites; mais il n'y a pas eu de destinée spéciale ici pour son âme et là pour son corps. L'âme a transmigré dans un autre corps, c'est vrai; mais elle n'est pas plus distincte de ce corps nouveau qu'elle ne l'était de l'ancien; elle ne vit jamais sans lui, pas même dans ce fameux ciel du Toushita, où trônent les dieux du Panthéon brahmanique, pêle-mêle avec les bodhisattvas innombrables qu'y a joints la superstition des Bouddhistes. Si le Bouddha

n'a jamais séparé l'âme du corps, comment veut-on qu'il puisse absorber l'âme dans l'esprit de Dieu, qu'il ne connaît pas plus qu'elle ?

Il faut bien se souvenir que ces doctrines, toutes déplorables et tout absurdes qu'elles sont, n'ont rien de neuf quand le bouddhisme les proclame et les met par la prédication à la portée du vulgaire. On sait qu'elles sont sorties de l'école du Sânkhya de Kapila, qui est le Sankhya-athée, comme le désignent les brahmanes (Niriçvaru). Le Sânkhya, longtemps avant le bouddhisme, enseignait ainsi que lui la délivrance de l'homme par la science et la vertu; et l'on ne peut pas dire que Kapila absorbât l'âme humaine en Dieu, puisque Dieu n'existe pas dans son système, et que c'en est là le caractère particulier. Que faisait-il donc de l'âme, et que devenait-elle une fois délivrée? Sur ce point, qui est le seul grave, le philosophe se taisait; et son silence jetait sur sa solution une incertitude et une obscurité que le Bouddha a courageusement dissipée. L'âme, ou plutôt ce composé d'âme et de corps qu'on appelle l'homme, n'est délivrée réellement que si elle est anéantie; car pour peu qu'il en restât le moindre atome, l'âme pourrait encore renaître sous une de ces apparences sans nombre que revêt l'existence; et sa libération prétendue ne serait qu'une illusion comme toutes les autres. Le seul asile, et la

« PrécédentContinuer »