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spirait leur doctrine leur paraissait une garantie de plus de son infaillible vérité.

Mais le témoignage d'adversaires implacables peut passer pour suspect; et les bouddhistes, tout en souffrant sans colère qu'on les nommât les sectateurs du néant, auraient bien pu toutefois professer une autre doctrine que celle qu'on leur prêtait. Mais leur propre aveu confirme les accusations dont ils étaient poursuivis; ils se sont si peu défendus de croire au néant que leur livre le plus fameux et le plus complet de métaphysique n'est qu'une longue théorie du nihilisme. On voit que je veux parler de la Pradjnâpåramita. Rédigée longtemps avant le premier siècle de notre ère, la Pradjnâpâramitâ est certainement l'expression la plus haute de la philosophie bouddhique. Elle se donne elle-même, comme son nom l'in dique assez peu modestement, pour la Perfection de la sagesse, la Sagesse transcendante, et elle n'est que le développement des germes dispersés dans les Soûtras ou les discours du Tathagata. Or, qu'enseigne la Pradjnâpâramitâ comme le degré supérieur et le seul vrai de la connaissance humaine? C'est la négation de l'objet qui est connu et du sujet qui connaît; c'est l'absolue vacuité non-seulement de toute existence, mais encore de toute notion. Elle va bien au delà du scepticisme le plus audacieux de la Grèce et de la Renais

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sance. Elle essaye de tout nier jusqu'à l'esprit même qui nie; et si une telle contradiction est digne de dédain plus encore que d'étude, elle ne laisse du moins aucun doute sur le système de ceux qui la tentent avec autant d'énergie que de déraison.

Il n'y a point d'autre doctrine que celle du nihilisme, dans toute la métaphysique du bouddhisme, dans l'Abhidharma, qui forme avec les Soûtras et le Vinaya, le Tripitaka, accepté de tous les peuples soumis à cette religion. Dans le premier concile qui suivit la mort du réformateur, Kacyapa, qui lui succédait, se réserva, pour lui-même, la rédaction de l'Abhidharma, tandis qu'il laissait à Ananda la rédaction des Soûtras et à Oupâli celle du Vinaya. Sans doute on ne peut pas soutenir que la Pradjnâpâramitâ soit l'ouvrage du grand Kâcyapa, président et directeur de cette première assemblée, où l'on régla le canon des écritures. Mais on ne peut pas douter qu'elle ne soit la reproduction exacte des principes métaphysiques du Bouddha, expliqués par lui durant cinquante ans, et familiers à tous ses disciples. La Pradjnapâramita a été remaniée à trois ou quatre reprises. Nous possédons toutes ces rédactions, depuis celle qui compte cent mille articles jusqu'à celle qui n'en a plus que huit mille; mais si la forme varie, le fond reste identique; et c'est toujours au nihilisme le plus déter

miné et le plus aveugle qu'aboutissent ces discussions si confuses, même quand elles veulent être plus précises que celles qu'elles essayent de résumer1.

Je puis donc maintenir cette assertion que le Nirvana n'est que l'anéantissement; et pour le prouver, j'ai montré qu'on pouvait appuyer cette opinion, toute choquante qu'elle peut être, sur des autorités irrécusables d'abord sur le caractère propre du bouddhisme venant réformer et contredire la foi brahmanique; en second lieu, sur l'athéisme instinctif et spontané de la nouvelle doctrine; troisièmement, sur ses rapports avec le Sânkhya de Kapila; puis ensuite, sur le texte même des Soûtras bouddhiques, sur les noms significatifs que les brahmanes infligentaux bouddhistes, et enfin, sur la métaphysique tout entière du bouddhisme, depuis l'Abhidharma de Kâcyapa jusqu'aux Vinaya Soûtras de Nagârdjouna, venu quatre ou cinq siècles après lui.

Je trouve que cet ensemble de preuves est plus que suffisant; mais pour qu'il ne manque rien à la démonstration, je rappelle un dernier fait qui n'est ni le moins intéressant ni le moins décisif, du moins à mon avis.

Le bouddhisme vit encore de nos jours, et quelque

↑ Burnouf, Introduction à l'histoire du bouddhisme indien, p. 483.

jugement qu'on en puisse porter, il règne florissant sur une multitude de peuples. Il a chez ces peuples une organisation que soutiennent et que conservent les hommes les plus éclairés, dépositaires et continuateurs de la tradition. Que pensent aujourd'hui ces hommes du Nirvana? et quelle est au juste l'idée qu'ils y attachent? C'est un assez sûr moyen de savoir ce qu'en a pensé, il y a vingt-cinq siècles, le Bouddha lui-même, quand il l'a pour la première fois apporté au monde. Pour répondre à cette question et la résoudre, nous n'avons qu'à consulter ces missionnaires qui ont vécu de longues années au milieu des populations bouddhiques, couvrant encore la plus grande partie de l'Asie. Dans leur apostolat, ces propagateurs courageux et intelligents de la foi chrétienne auront eu le temps de pénétrer la conscience des bouddhistes, et ils peuvent nous dire précisément ce qu'elle est. Interrogeons M. Spence Hardy, qui a passé vingt.ans à Ceylan pour catéchiser les bouddhistes de l'île comme ministre wesleyen; le P. Bigandet, qui a résidé presqu'autant au Birman; M. Wassilief, qui a fait partie pendant dix ans de la mission russe à Pékin; le R. Joseph Müllens, qui a longtemps habité l'Inde comme missionnaire de la Société des missions de Londres, etc., etc. Ils seront tous unanimes pour nous affirmer que, dans la foi des bouddhistes contempo

rains, le Nirvâna n'est que le néant. Pour ma part, je n'hésite pas à les en croire; ou plutôt leur témoignage, venu de tant de points différents, ne fait que répéter celui des Soûtras, interprétés par nos plus illustres philologues. J'eusse été bien étonné que les bouddhistes actuels pensassent du Nirvâna autrement que le Tathagata, leur maître et leur sauveur. Mais cet accord des missionnaires qui ont fréquenté les bouddhistes, me semble bien digne d'attention; et j'engage ceux qui dans le Nirvâna ne veulent pas voir le néant, à ne pas récuser trop vite une si grave autorité.

Ajoutez enfin à tout ceci ce grand exemple de la Chine, tant de fois invoqué dans le dernier siècle, et que nous pouvons invoquer à notre tour avec plus de connaissance de cause. Dans les croyances chinoises, l'idée de Dieu ne se montre guère plus que dans le système de Kapila et celui du Bouddha. Confucius est un admirable moraliste; mais sa morale toute pratique n'aboutit jamais à une théodicée. Lao-tseu, dans les obscurités où il se perd, entrevoit encore moins que lui, s'il est possible, une lueur de la divinité. Le bouddhisme venant se joindre à ces étranges philosophies, n'a fait qu'accumuler les ténèbres. Sans dire tout à fait comme le dix-huitième siècle et dans le même sens que lui, que la Chine est athée, nous voyons de reste qu'elle offre sous le rapport de la religion une

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