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CHAPITRE CINQUIÈME

Examen critique du Bouddhisme. Ses mérites : direction toute pratique, mépris des biens vulgaires, charité, sentiment de l'égalité, douceur, austérité, résignation, horreur du mensonge, respect de la famille. Ses défauts: impuissance sociale, préoccupations égoïstes, oubli de l'idée du bien, ignorance du droit et de la liberté, scepticisme, incurable désespoir, méprise absolue sur la vie et sur la personne humaine, athéisme. Condamnation générale du Bouddhisme. Opinions de Bayle et de Voltaire sur l'athéisme de la

Chine,

Puisque j'ai à dire beaucoup de mal du Bouddhisme, je préfère commencer par le bien qu'on lui peut justement attribuer et que j'en pense. Ces éloges, tout limités qu'ils devront être, auront du moins ce résultat de tempérer la sévérité du jugement dont ils seront suivis. La condamnation, précédée de cet adoucissement équitable, ne paraîtra point une injustice ni une colère; et, après avoir loué les bons côtés de cette doctrine, il sera moins pénible d'en blâmer les aberrations et d'en signaler les funestes conséquences.

Voici donc la part du bien ; je ne veux pas l'exagérer; mais je ne voudrais pas non plus la réduire iniquement. Ce qui me frappe d'abord dans le Bouddhisme, je ne parle que de celui du fondateur, c'est sa direction toute pratique. Le Bouddha se propose un très-grand objet, qui

n'est pas moins que le salut du genre humain, ou mème le salut de l'univers; et il marche à son but par les voies les plus directes et les plus faciles. Il est vrai que, se donnant pour philosophe, la spéculation, avec ses analyses et ses profondeurs, ne lui serait point interdite; mais les Brahmanes en avaient fait un tel abus, que le réformateur aura cru devoir s'en abstenir. En effet, il faut bien prendre garde, en voulant descendre jusqu'aux principes des choses, de s'enfoncer dans des ténèbres inutiles et de ne parler qu'à une école au lieu de s'adresser à la foule. La philosophie, lors même qu'elle ne prétend point à devenir une religion, ne doit jamais perdre de vue son devoir suprême, qui est de servir l'humanité; et le philosophe est assez peu digne de ce nom, qui est le seul à se comprendre et à se sauver par la vérité qu'il découvre. Si cette vérité devait rester un avantage individuel, elle n'aurait point tout son prix; et, comme pour la masse des hommes la pratique de la morale importe bien plus que les principes sur lesquels elle repose, il faut savoir gré aux chefs des intelligences de les pousser à bien vivre plutôt encore qu'à bien penser. La réforme, avant qu'on ne la tente, peut avoir été précédée et affermie par ces longues études que la science exige; mais, quand le réformateur paraît enfin sur le théâtre du monde, son enseignement, qui n'est désormais qu'une prédication, doit être aussi clair et aussi simple que possible. Il parle au vulgaire et non point aux savants. Il doit conduire les esprits plus encore que les éclairer; il promulgue des préceptes plus qu'il n'expose des théories.

Cependant, tout en voulant convertir et guider la multitude, Çâkyamouni ne cherche point à l'attirer par de

grossières séductions. Il ne flatte point bassement ses convoitises naturelles; et les récompenses qu'il lui promet n'ont rien de terrestre ni de matériel. Loin d'imiter tant de législateurs religieux, il n'annonce à ses adeptes ni conquêtes, ni pouvoirs, ni richesses. Il les convie au salut éternel, au plutôt au néant, qu'il confond avec le salut, par la voie de la vertu, de la science et des austérités1. C'est présumer sans doute beaucoup des hommes; mais ce n'est pas présumer trop. C'est un bonheur d'entendre ces nobles appels à la conscience humaine dans des temps si reculés et dans des pays que notre civilisation un peu hautaine s'est habituée à trop dédaigner. Nous croyons que ces grandes aspirations n'appartiennent qu'à nous seuls, et nous sommes surpris autant que charmés d'en découvrir ailleurs des traces et des reflets. Dans les Védas et dans la religion qui en était immédiatement sortie, le réformateur ne trouvait rien de pareil; et ce n'est point là qu'il a puisé des leçons de renoncement et d'abnégation. Mais la philosophie brahmanique s'était élevée plus haut que ce culte égoïste où l'homme ne demande aux dieux que de le faire vivre, en échange des hommages ou plutôt des aliments qu'il leur offre; elle avait porté ses regards dans les régions supérieures de l'esprit ; et le système de Kapila

Je ne parle pas du pouvoir magique et des facultés surnaturelles que, dans les doctrines bouddhiques, la science et la vertu confèrent à ceux qui sont parvenus aux degrés supérieurs de la sainteté. Les légendes sont pleines de ces superstitions et de ces extravagances, qui sont à l'usage des Brahmanes longtemps avant que le Bouddhisme ne les adopte et ne les sanctionne à son tour. Voir mon Premier mémoire sur le Sânkhya, dans les Mémoires de l'Académie des sciences morales et politiques, tome VIII, pages 198 et 389. Mais je ne crois pas que le Bouddha lui-même ait jamais fait de ces promesses fallacieuses; il laissait ce charlatanisme et ces jongleries à des adversaires qu'il méprisait.

suffit pour attester qu'en préchant le salut éternel Çakyamouni ne fait point une innovation. Tout le monde, dans l'Inde brahmanique, a cette préoccupation solennelle; l'ascète des Çâkyas la partage; mais il ne la crée pas.

La gloire qui lui est propre, et que nul ne lui disputc, c'est cette charité sans bornes dont son âme paraît embrasée. Le Bouddha ne songe point à s'assurer personnellement le salut et la libération; il cherche par-dessus tout à sauver les autres êtres, et c'est pour leur montrer la voie infaillible du Nirvâna qu'il a quitté le séjour de la joie, le Toushita, et qu'il vient subir les hasards et les épreuves d'une dernière existence. Il ne rachète pas les créatures en s'immolant pour elles dans un sacrifice sublime; il se propose seulement de les instruire par son enseignement et par ses exemples. Il les conduit sur la route où l'on ne peut plus errer, et il les guide au port d'où l'on ne revient plus. Sans doute l'esprit chrétien connaît des doctrines plus belles et plus hautes; mais, six ou sept siècles avant qu'il ne renouvelle le monde, c'est déjà unc bien · dmirable idée que celle d'associer tous les hommes, tous les êtres, dans une foi commune, et de les confondre dans une égale estime et dans un égal amour.

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Voilà comment le Bouddha a pu dire sans orgueil et sans erreur que « sa loi était une loi de grâce pour tous'; » et comment, sans attaquer le régime odieux et dégradant des castes, il a ruiné cependant ce fondement de la société brahmanique. Il n'a pas vu, je l'avoue, le vrai principe

Le Bouddha le dit en propres termes, en répondant aux railleries des Brahmanes qui se moquent de lui quand il convertit Svâgata, le fils d'un marchand tombé dans la plus hideuse misère, Svágata Avadâna, dans le Divya Avadâna, cité par M. E. Burnouf, Introduction à l'histoire du Bouddhisme indien, page 198.

de l'égalité humaine, puisqu'il n'a jamais compris l'égalité morale. Mais, s'il n'a pas connu la véritable nature de l'homme, il a su du moins que tous les hommes sont égaux devant la douleur, et qu'ils doivent l'être aussi devant la délivrance. Il veut leur apprendre à s'affranchir pour jamais de la maladie, de la vieillesse et de la mort; et, comme tous les êtres sans aucune exception sont exposés à ces maux nécessaires, ils ont tous droit à l'enseignement quidoit les y soustraire en les éclairant. Devant l'identité de la misère, il fait tomber les distinctions sociales, ou plutôt il ne les aperçoit pas; l'esclave est pour lui tout autant que le fils d'un roi. Ce n'est pas à dire qu'il n'ait point déploré les abus et les maux de la société dans laquelle il vivait; mais il a été frappé bien plus encore des maux inséparables de l'humanité même, et c'est à ceux-là qu'il s'est dévoué, parce que les autres doivent en comparaison sembler bien peu de chose. Le Bouddha ne s'est point attaché à guérir la société indienne; il a voulu guérir le genre humain.

Il faut louer cette grandeur et cette généralité de vue. L'homme certainement n'est pas tout entier dans la douleur; et en cela la théorie est fausse; mais il est vrai que tous les hommes sont plus ou moins soumis à la douleur, et c'est une entreprise généreuse que de vouloir les en délivrer.

Les moyens qu'emploie le Bouddha pour convertir et purifier les cœurs ne sont pas moins conformes à la dignité humaine; ils sont pleins d'une douceur qui ne se dément point un seul instant dans le maître, et qui subsiste aussi tendre, aussi invincible dans ses disciples les plus éloignés. Il ne songe jamais à contraindre les hommes; il se borne à les persuader. Il s'accommode même à

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