Imágenes de página
PDF
ePub

et prête à donner l'essor aux passions cachées dans les plus honteux replis du cœur humain.

Dans les exemples que j'ai cités, et que j'aurois pu multiplier à l'infini, on a dû être frappé de l'emphase particulière avec laquelle M. de Guibert prononce le mot de grand homme; c'est que l'adoration religieuse des grands hommes est encore un des traits caractéristiques de l'école à laquelle il appartenoit. Elle fut instituée par les philosophes dans des vues qui sont assez expliquées par leur conduite. Qui ne connoît la philosophie que parce qu'elle a dit, ne la connoît qu'imparfaitement : elle n'a pas osé tout dire; mais ses secrets sont tous dans son or gueil. Quand on a lu Voltaire, d'Alembert, Raynal, Condorcet, on sait qu'un homme de lettres du dix-huitième siècle, un philosophe, est ce qu'il y a au monde de plus respectable, de plus digne des hommages de l'univers; qu'il n'y a point assez de marbre et d'airain, de vers et de prose, de richesses et d'honneurs, pour acquitter la reconnoissance du genre humain que la philosophie éclaire et console, tandis que les rois, les grands, les prêtres conspi rent à l'écraser. Cependant, pouvoir et fortune, tout étoit dans la main des oppresseurs; et les philosophes, jetés au hasard dans les classes obscures de la société, n'avoient aucune part à l'autorité et aux distinctions. On régnoit, on gouvernoit sans eux; on avoit même l'insolence de protéger quelquefois ces bienfaiteurs de l'humanité, ces distri buteurs de la gloire et de la honte sur la terre. Ce fut pour se venger des affronts du sort, qu'ils créèrent en opposition aux rangs établis, la dignité de grand homme, à laquelle ils attachèrent des priviléges qui devoient bientôt effacer tous les autres. Les vivans semirent à l'abri des morts; et,pour qu'on

ne s'y méprit pas, ils ne s'arrêtèrent ni aux talens,ni aux vertus ; l'impiété présumée, ou au moins l'indifférence en matière de religion, fut la condition de leur choix : Contradiction manifeste, qui reposoit sur le mensonge; car il n'y a point eu de grand homme véritablement irréligieux. Mais quand le mensonge tourne à son profit, la philosophie s'en honore comme d'une habileté. Son dessein fut mis entièrement à découvert dans les honneurs, ou plutôt dans le culte qu'elle affecta de rendre aux grands hommes qu'elle avoit ainsi adoptés, et parmi lesquels elle eut l'impudence insigne de placer un Fénélon, un Catinat, un l'Hospital. Selon les lois de ce culte fanatique, le philosophe grand homme est un demi-dieu, un astre dans lequel l'oeil humain n'aperçoit aucune tache. L'éloge lui est exclusivement consacré, et les larmes y sont indispensables; le pied de sa statue en est toujours arrosé. Ses amis, ses lecteurs même, ont part aux hommages de la postérité, qui inscrit leur noms audessous du sien. Il est de son essence d'avoir été persécuté par l'envie et par la superstition : quiconque a raisonné sur le grand homine vivant ou mort, est atteint de l'un ou de l'autre crime, quiconque ose soumettre ses écrits aux règles de la critique, sa conduite à celles de la morale, est son ennemi; et ses ennemis sont des monstres qui n'ont rien d'humain. Deux boules noires dans l'élection académique de Fénélon, font sur d'Alembert l'effet d'un tremblement de terre: heureusement, les coupables ont échappé dans la foule, et leurs noms sont ignorés; mais s'ils étoient connus, le cœur de d'Alembert se flétriroit, et il auroit à peine la force de tracer sur chacun d'eux ces lugu

[ocr errors]

bres paroles Il donna une boule noire à Fé nélon (1).

Le principe établi, on arrivoit aux conséquences par un chemin fort court. Les chefs de la philosophie étoient incontestablement grands hommes ; ils se saluoient par ce titre, en public et dans leurs relations privées. Voltaire écrit à d'Alembert: mon cher grand homme; un autre littérateur appeloiť Voltaire: papa grand homme. Ils étoient donc destinés à recueillir le magnifique héritage de leurs prédécesseurs. En dépit des rebelles, les couronnes et les statues les attendoient dans un avenir peu éloigné; on pleureroit aussi d'attendrissement dans leurs panégyriques; les boules noires y seroient vouées à l'exécration. C'étoit aux puissans et aux riches à donner l'exemple de louer les grands hommes, et sur-tout à les combler de pensions et de dîners; à ce prix, le plus stupide penseroit, et la postérité seroit avertie d'accueillir son nom avec respect. L'agriculture et la chimie étoient une mine inépuisable pour ce genre de réputations obscures, qui ne compromettent ni ceux qui les

(1) Eloge de Fénélon. D'Alembert avoit sûrement en vue cet éloquent morceau des boules noires, quand il a dit de lui-même, tome. premier desŒuvres posthumes, pag. 33, qu'il étoit assez propre à écrire des choses tristes et pathétiques; mais il étoit trop fin pour choisir pour sujets de ses élégies sa réception de l'Académie. Tout le monde sait qu'il y eut plus de boules noires pour l'exclure que de boules blanches pour l'admettre, et que Duclos les mêla. Ainsi d'Alembert fut de l'Académie française, et finit par y faire entrer à volonté ses associés, quoique dans la vérité il n'eût jamais dû y être admis lui-même. On peut sur ce sujet, consulter le quatrième volume de la Correspondance de M. de La Harpe; on concevra alors comment on succédoit à Bossuet à Corueille, Boileau, Racine et Fénélon, pour avoir fait des brochures sur le commerce des grains, et imprimé sur les toiles peintes.

distribuent, ni ceux qui les reçoivent, parce qu'elles ne se réalisent point dans le commerce de la société.

Ce qu'il y a de déplorable, c'est qu'on écouta ces charlatans; on les crut; leur camp se grossit chaque jour de transfuges; les flatteurs passèrent de leur côté, et une génération presque entière se précipita au-devant du joug. Les magistrats et les pontifes qui élevèrent une voix courageuse en faveur de la religion et de la patrie, furent bafoués publiquement pendant quarante ans; on épuisa sur eux le ridicule et l'opprobre. Armée de ses promesses et de ses menaces, la philosophie vint siéger dans le conseil du prince; elle s'assit dans le sanctuaire. Des ministres factieux ébranlèrent de toutes leurs forces le trône qu'ils devoient défendre, et des prêtres trahirent bassement le Dieu

qui, d'un soin paternel,

Les nourissoit des dons offerts sur son autel.

M. de Guibert, qui s'étoit fait une habitude du faux enthousiasme, étoit plus propre qu'un autre à l'oeuvre de l'apothéose philosophique. En effet, il ne loue pas, il adore. Si ce n'est pas le style, c'est l'esprit et la superstition naïve des légendes du douzième siècle. Les saints de la philosophie ne font pas de miracles, mais ils sont le plus étonnant de tous; car y a-t-il rien de plus merveilleux que des hommes en qui tout fut vertu, raison, génie, sagesse infaillible, et qui auroient recréé le monde sur un meilleur plan, si on les avoit laissé faire? Les larmes ne manquent pas non plus à M. de Guibert; il en est pourvu pour le commencement, pour le milieu, pour la fin. Il abonde en sermens, en inscriptions et en épitaphes. Je regrette de ne pouvoir citer la péroraison entière de l'éloge de l'Hos Tome V.

5

pital; en voici seulement les dernières lignes, qui ne sont pas les plus remarquables, mais qui se dé→ tachent plus facilement que le reste :

<< Manes d'un grand homme! vous aurez du moins obtenu cette fois le tribut d'hommages d'un » citoyen libre et courageux.... J'aurai fait connoi»tre ce que fut l'Hospital; et en allant visiter sa » statue, je devrai peut-être à cet ouvrage le plaisir >> de trouver devant elle quelque citoyen à genoux, »et les yeux mouillés de larmes. »

Il est probable que M. de Guibert a emporté au tombeau, avec beaucoup d'autres chagrins, celui de n'avoir point recueilli ce fruit de son travail. P. P.

VIII.

Fin du même sujet. — Principes anti-religieux et anti-monarchiques qu'on trouve dans les éloges de Catinat et de l'Hospital.

Dès les premières pages de l'éloge de l'Hospital on lit que « l'Hospital, supérieur à tous les pré» jugés de son siècle, voyoit du haut de son » génie toutes les querelles de religion, comme » l'Eternel les voit du haut de son trône...; qu'il » jugea toujours la religion en homme d'Etat, c'est» à-dire, comme une partie de législation néces»saire à maintenir, mais que le gouvernement » doit accommoder au plus grand bonheur des » hommes ; que de là, il pencha toujours secrè» tement vers le calvinisme, parce qu'il le trou

« AnteriorContinuar »