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et barbare, discourût sur la constitution chinoise, aussi savamment qu'un mandarin lettré. Cette singularité parut très-piquante; la multitude toujours prête à admirer ce qui s'élève au-dessus des idées ordinaires, ne vit pas que de pareils traits étoient déplacés dans une tragédie, qu'ils détruisoient l'illusion et choquoient le principe le plus essentiel de l'art. Personne ne s'avisa de songer que cette philosophie sublime et profonde n'étoit nouvelle que dans la bouche des actrices. L'auteur fut décoré du titre de poète philosophe, et regardé comme le créateur d'un nouveau genre.

Tandis que M. de Voltaire dénaturoit la poésie et la scène en y introduisant l'esprit philosophique, le célèbre citoyen de Genève abusoit aussi de la philosophie pour corrompre l'éloquence. Capable de rajeunir par les charmes de son style des sujets usés, et de douner du prix aux choses les plus communes, il voulut joindre à une manière neuve des idées encore plus singulières. Les lettres, la société, le gouvernement, la religion, l'éducation furent tour à tour les objets de ses profondes spéculations, et sur tous ces points il affecta de s'éloigner des opinions reçues. Les orateurs qui l'avoient précédé, s'étoient contentés de développer et de mettre dans un beau jour des vérités déja connues, laissant aux philosophes le soin de faire des découvertes. Ils étoient persuadés que le véritable triomphe de l'éloquence n'est point dans cette subtilité de l'esprit, qui enfante des idées extraordinaires; mais dans l'art difficile d'embellir et de relever par les tours et les expressions, des idées ordinaires et communes. Ils ne cherchoient point à étonnér leurs auditeurs par la nouveauté des systêmes, mais ils vouloient les convaincre et les toucher par la force des rai

sons et le pathétique des sentimens. Dépouillez des agrémens du style et des mouvemens oratoires toutes les pensées de Bourdaloue, de Bossuet, de Fénélon; vous verrez que ces grands hommes ont pensé d'une manière simple et naturelle. Avec tant de vivacité dans l'imagination, tant d'énergie et de sensibilité dans le caractère, un génie aussi mâle et aussi vigoureux, Rousseau pouvoit se passer des prestiges du paradoxe. Avec une dialectique aussi serrée et tant de force dans le raisonnement, il n'avait pas besoin, de prendre un ton brusque et tranchant, d'étaler un appareil scientifique, qui ressemble un peu aux apprêts des charlatans de place, d'affecter une précision dure, où il entre de la prétention et de la morgue, et qui dégénère quelque fois en obscurité.

Tels ont été ces deux hommes si estimables par leurs talens personnels, et devenus si funestes à la littérature par le ton qu'ils y ont introduit; d'autant plus dangereux que des succès brillans ont accrédité et en quelque sorte consacré leurs défauts. On pourroit leur appliquer la réflection de Velleius Paterculus au sujet des Gracques : s'ils eussent voulu suivre les loix et se conformer à l'ordre établi, leur mérite les eût élevés par des voies légitimes à ces mêmes honneurs qu'ils n'ont obtenus, qu'en déchirant le sein de la patrie. On ne peut guères les comparer ensemble que. comme écrivains. L'un fut grand poëte; l'autre grand orateur. Cependant on peut dire que dans un genre à la vérité moins difficile et moins varié, Rousseau est plus parfait, a des beautés plus réell s et plus solides: mais si on les rapproche l'un de l'autre comme philosophes, il me semble que le citoyen de Genève a beaucoup d'avantage

sur son rival. Voltaire léger superficiel dans les matières les plus graves, croit suppléer aux connoissances qui lui manquent, par la finesse et la vivacité de son esprit. Rousseau approfondit les questions qu'il traite; il ne se contente pas de les effleurer, et parce qu'il est éloquent, il ne se croit point dispensé d'être instruit. L'un abonde en plaisanteries et en sarcasmes; l'autre en raisonnemens et en preuves: l'un réjouit et fait rire par les saillies de son imagination; l'autre áccable et entraîne par le poids de ses argumens et la force de ses pensées: l'un plait et amuse; l'autre intéresse et touche. Voltaire dans ses bouffonneries indécentes, paroît souvent ne respecter ni le public ni luimême, Rousseau toujours grave et sérieux, met dans la discussion des matières philosophiques la dignité convenable. Voltaire, goguenard malin, rit sans cesse des folies humaines, et semble mépriser les hommes, même en affectant de les instruire; Rousseau, misantrope sublime, s'attendrit sur les maux de l'humanité, et paroît aimer les hommes, même en affectant de les décrier. Ce qui distingue encore plus le Génevois, c'est que sa plume éloquente ne s'est jamais trempée dans le fiel; qu'il n'a jamais déshonoré son génie par des haines atroces et des libelles affreux, et que harcellé continuellement par des adversaires implacables, il a quelquefois répondu honnêtement à des satires amères et, le plus souvent, ne leur a opposé que le mépris et le silence.

La gloire et la réputation de ces deux illustres écrivains ont entraîné sur leurs traces la foule des littérateurs médiocres, qui nés sans aucun génie, sont toujours prêts à prendre le ton à la mode. Ces imitateurs serviles, ne pouvant atteindre aux

qualités éminentes de leurs modèles, se sont efforcés sur-tout d'attraper cette teinte philosophique que l'un et l'autre ont répandue sur leurs ouvrages. Les poëtes, les orateurs se sont travestis en philosophes, persuadés qu'un jargon obscur et sententieux, des vues hazardées, des déclamations guindées et emphatiques devoient enlever tous les suffrages, et tenir lieu des beautés naturelles, qu'on avoit jusqu'alors admirées chez les anciens. Dès-lors tout le systême littéraire a été bouleversé. La poésie du temps de nos pères étoit l'art de peindre et d'imiter la nature; l'éloquence étoit l'art de toucher le coeur. Vieux préjugés, doctrine de quelques pédans stupidement orthodoxes; les auteurs du bel air ont réformé ces abus; la poésie et l'éloquence ne sont plus que l'art d'exposer en vers durs, ou en prose entortillée, des idées abstraites et métaphysiques, des sentences ou fausses ou frivoles, des opinions hardies et nouvelles. Le principe fondamental de l'ancienne littérature étoit de cacher l'art; c'est aujourd'hui une loi d'en faire parade, d'étaler avec complaisance toute la subtilité de son esprit, aux dépens même du bon sens et de la vérité. Le premier but des auteurs est de briller et se faire admirer. Voudroit-on restreindre un philosophe à ne rien dire que de simple et de naturel? Ce seroit dégrader ses rares talens. Penser et parler d'une manière extraordinaire, voilà les règles établies par l'esprit philosophique, voilà la véritable source du mauvais goût qui corrompt aujourd'hui le style et les divers genres de littérature.

L'esprit philosophique appliqué à la tragédie a détruit le pathétique et l'intérêt qui résultent de la vérité des sentimens, et de la justesse du dialogue. Les interlocuteurs ne disent plus ce qu'ils doivent

dire, ne pensent plus ce qu'ils doivent penser dans la circonstance où ils se trouvent. Les héros de la scène dans les plus grands dangers, dans les situations le plus vives, dissertent avec finesse et avec profondeur; ils se plaignent par sentences et par axiomes ; aucun sentiment naturel ne sort de leur ame, mais leur esprit est fécond en pensées brillantes. De longues tirades pleines d'antithèses, d'idées fausses et brillantes, des maximes singulières et hardies, voilà en quoi consiste le mérite de la plupart des tragédies de nos modernes philosophes, voilà les beautés neuves dont l'esprit philosophique a enrichi le théâtre.

N'est-ce pas ce même esprit philosophique qui a substitué à la gaîté franche, à la force comique de Molière et de ses imitateurs de froides descriptions de moeurs, de savantes analyses du cœur humain, et des traités de morale en dialogue? N'est-ce pas l'esprit philosophique qui a mis en vogue ces drames sombres et lugubres, qui sont autant de canevas, où nos prédicateurs philosophes insèrent leurs tristes homélies, et placent à chaque ligne les noms des vertus que nous n'avons plus? N'est-ce pas l'esprit philosophique, qui a bani des sociétés, comme de la scène, les ris les jeux et les graces, qui les a poursuivis sur le théâtre Italien, leur dernière retraite, et qui a fait succéder à l'enjouement et à la vivacité de l'opéra comique, des romans insipides et glacés, que la plus touchante musique ne peut réchauffer à peine?

Depuis que le géomètre (1) qui préside au Parnasse françois, s'est déclaré hautement pour les vers

(1) d'Alembert.

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