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de passious et d'images. L'un offre des notions abstraites et générales l'autre applique des idées sensibles à des objets particuliers. L'un éclaire la raison; l'autre échauffe l'imaginatiou et remue le cœur. Il est rare qu'ils se trouvent réunis tous les deux au même dégré sans se nuire réciproquement. Platon, que la nature avoit destiné à la poësie, et dont le désespoir de surpasser Homère fit un philosophe, rappelle sans cesse aux lecteurs l'idée de sa première vocation, lorsqu'il porte daus la philosophie des fictions et des rèves qui ne doivent éclore que du cerveau des poëtes. Si de même un homme né avec l'esprit philosophique a l'ambition déplacée de vouloir briller dans les lettres, il n'apportera dans le sanctuaire des Muses, où règne la chaleur et l'enthousiasme, qu'une poësie morle et des discours glacés: ainsi la philosophie, très-utile aux lettres, quand elle se contente d'éclairer le génie, et de lui fournir des matériaux, leur devient très-funeste, quand elle prétend se substituer au génie et usurper ses fonctious; mais cela n'arrive jamais. Ne calomnions pas la saine philosophie et les vrais philosophes. L'erreur qui nous aveugle sur nous mêmes, et nous empêche de discerner notre talent, la témérité et la présomption qui nous porte à vouloir briller dans un genre, pour lequel nous ne sommes point nés, sont deux défauts incompatibles avec le véritable esprit philosophique. Aristole se contenta de édiger les préceptes de l'éloquence et de la poësie; il ne lutta point contre Sophocle et Démosthènes ; il ne s'exerça point dans ces mêmes arts, dont il étoit en quelque sorte le créateur, et s'il eût eu cette foiblesse, j'ose dire qu'il eût été incapable de composer sa Rhétorique et sa Poëtique. C'est l'abus qu'ont fait de la phi

losophie des hommes qui n'étoient pas véritable-, ment philosophes, qui a causé dans la littérature les ravages affreux, dont tous les gens de goût gémissent.

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L'objet principal de la philosophie est de dcouvrir des vérités inconnues, et d'offrir à l'esprit des idées nouvelles, Ainsi le mérite particulier du philosophe doit être de penser d'une manière plus subtile et plus profonde que les autres hommes, et de s'élever dans ses conceptions sublimes, audessus de la portée du vulgaire. Au contraire le but de la poésie et de l'éloquence est plus particulièrement de toucher et d'intéresser le cœur. Des idées claires, simples et naturelles, sont les plus propres à produire cet effet, pourvu qu'elles soient énoncées avec des tours vifs et animés, revêtues d'images sensibles, et parées du coloris de l'expression. Les meilleurs écrivains sont remplis de pensées que le sujet fournissoit de lui-même, et qu'un autre eût pu trouver comme eux. Quel lecteur s'est jamais avisé de songer que Racine et Boileau avoient de l'esprit ? Mais il n'y a que les connoisseurs délicats qui sentent l'extrême difficulté et le prodigieux mérite de cette simplicité, si facile en apparence. Tout mortel n'a pas des yeux pour découvrir l'art merveilleux caché sous cet air aisé et naturel. Le commun des hommes n'admire que ce qu'il regarde comme au-dessus de ses forces; les spectateurs sont saisis et se récrient à la vue des sauts et des tours de force d'un voltigeur; il regarde tranquillement les mouvemens souples et faciles, les graces libres et aisées d'un danseur accompli; c'est sur ce goût naturel des ignorans pour ce qui leur paroit extraordinaire et nouveau, que se sont appuyés les modernes Tome V

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qui ont prétendu suppléer par l'esprit philosophique au génie qui leur manquoit.

Vers la fin du siècle de Louis XIV, et dans un temps où l'on savait encore estimer les beautés simples et vraies, on vit paroître deux écrivains, qui, par la nature de leurs talens, étoient plus propres à briller dans la philosophie que dans les lettres. Délicatesse, élégance, précision, finesse, netteté, méthode, ils avoient tout, excepté le génie et le goût. Cependant ils fixèrent tous les regards, et se firent un grand nom, parce que leur nouvelle manière d'écrire sembloit annoncer qu'ils pensoient, et faisoient penser plus que les auteurs qui les avoient précédés. Le premier changea les bergers en métaphysiciens dans ses églogues, mit en madrigaux l'astronomie dans ses mondes, et la morale en épigrammes dans ses dialogues des morts. Le second fit hurler Melpomène en vers durs et barbares, tira de la lire de Pyndare et d'Horace des sons aigus et discordans, et corrompit la douce naïveté de l'appologue. Novaleur téméraire, il vouJut anéantir la poësie, et réformer, d'après ses chétives productions, les principes de l'art, établis d'après les chefs-d'oeuvres de l'antiquité. Tous deux secondèrent de tout leur esprit l'illustre auteur de Peau d'âne, et prouvèrent avec beaucoup d'art et de sagacité, que les auteurs anciens, qu'ils ne connoissoient pas, dont ils n'entendoient ni la langue ni les usages, étoient fort inférieurs aux modernes, qu'ils pouvoient lire sans traduction et sans commentaire; tous deux nuisirent beaucoup aux lettres, où ils introduisirent l'esprit de systême et d'innovation, et commencèrent à mettre en crédit cette affectation dé finesse et de précision philosophique absolument contraire au vrai goût de l'éloquence

et de la poësie. Heureusement leurs talens n'étoient point assez éminens pour opérer un bouleversement général dans les esprits. En politique comme en littérature, les grandes révolutions sont rarement l'ouvrage des hommes médiocres.

La France étoit agitée par le systême de Law; tous les esprits étoient tournés du côte du calcul et des combinaisons de finance, et cette fermentation les disposoit aux innovations littéraires, lorsqu'un jeune homme se présenta dans la carrière avec les qualités les plus brillantes, et sur-tout avec cette passion pour la gloire, qui fait les grands hommes quand elle est bien dirigée. Il porta ses regards sur la littérature française, et vit qu'il ne lui manquoit qu'un poëme épique. Il se persuada modestement qu'un ouvrage regardé avec raison comme le dernier effort de l'esprit humain, pourroit être l'amusement de sa jeunesse. Sans s'embarasser de la fable, du merveilleux et des autres beautés grandes et solides, qui conviennent à l'épopée, mais qui exigeoient un talent plus formé et des méditations plus profondes, il remplit à la hâte son poëme de portraits brillans, de comparaisons ingénieuses, de lieux communs, d'antithèses et de sentences, ornemens d'une espèce plutôt philosophique que poétique, parce qu'ils tiennent à la pensée et non pas aux sentimens, et partent de l'esprit, bien plus du coeur. Il déclama contre le fanatisme et conque tre la cour de Rome, et parla à vingt ans sur la religion et la politique, avec autant de hardiesse et d'assurance qu'un philosophe consommé.

Sa témérité fut heureuse; on ne se borna point à excuser ces beautés étrangères et frivoles en faveur de son age; le vulgaire séduit par la nouveauté de la manière, plaça cet essai informe à côté des

chefs-d'œuvre de Virgile et du Tasse: le même vernis philosophique qui avoit si bien réussi au jeune poëte dans l'épopée, lui fut aussi d'un grand secours dans la tragédie. Il conçut que pour enlever les suf→ frages, il falloit apporter sur la scène des beautés d'un nouveau genre, auxquelles Racine n'eût point encore accoutumé le spectateur: c'est dans ce dessein que d'abord il préféra les sujets qui pouvoient lui fournir les moyens de développer des vues morales et politiques. Les Croisades, la découverte du nouveau monde, la conquête de la Chine par les Tartares, l'établissement de la religion mahométane, voilà les grands objets qu'il présenta sur la scène, étayant ainsi, par l'importance des faits et des événemens, la foiblesse du plan et la petitesse des moyens employés dans sa fable. Racine n'avoit jamais donné à ses acteurs qu'une éloquence simple et naturelle et des sentimens convenables à leurs situations et à leurs caractères. Le nouveau tragique fit penser et parler ses personnages en philosophes. Ce ton fier imposant et majestueux, avec lequel ils débitoient leurs dogmes et leurs sentences, parut extraordinaire, dans les femmes sur-tout. On fut étonné d'entendre Jocaste, princesse payenne, déclamer contre les oracles et les prêtres du paganisme, alors respectés même des plus grands philosophes. On trouva singulier que Zaïre, élevée dès l'enfance dans un sérail, parlât comme un docteur, du pouvoir de l'éducation, et de l'influence que peuvent avoir les préjugés de l'enfance sur le choix d'une religion. Une Américaine simple et ignorante, qui disserte sur le suicide avec autant de subtilité que Sénèque, fut regardée comme une espèce de phénomène. Enfin l'on fut étrangement surpris qu'un Tartare, chef d'une horde grossière

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