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X X VII.

Péroraison d'une vie de Rollin.

EN racontant les travaux et les simples événe

mens qui remplirent la vie de Rollin, nous nous sommes quelquefois reportés à une époque qui s'éloigne de nous tous les jours, et une réflexion douleureuse s'est mêlée à nos récits. Nous avons parlé des études françaises, et il n'y a pas long-temps qu'elles étoient interrompues. Nous avons retracé le gouvernement et la discipline des colleges, où s'élevoit une jeunesse heureuse, loin des séductions de la société, et la plupart sont encore déserts. Nous avons rappelé les services de cette université célèbre et vénérable par ses souvenirs, ses antiques honneurs, et cet esprit de corps, qui perpétuoit la tradition des bonnes études, et les maîtres qui devoient la répandre; et elle n'est plus, elle a péri comme tout ce qui étoit grand et utile. Les quartiers même où fleurissoit l'université de Paris témoignent le deuil de cette destruction; leur célébrité n'y attire plus sans cesse de nouveaux habitans, et la population s'est écoulée vers d'autres lieux, pour y donner le spectacle d'autres moeurs. Où sont les éducations sévères qui préparoient des ames fortes et tendres? Où sont les jeunes gens modestes et savans, qui unissoient l'ingénuité de l'enfance aux qualités solides qui annoncent l'homme? Où est la jeunesse de la France? Une génération nouvelle lui a succédé. Eh! qui ne

jetteroit un cri de douleur en la voyant ainsi dépouillée de graces, de vertus, et même de ces nobles traits de la physionomie qui sembloient héréditaires Les enfans de cette génération nouvelle (1) portent sur le front la dureté des temps. où ils sont nés. Leur démarche est hardie, leur langage superbe et dédaigneux. La vieillesse est déconcertée à leur aspect.....

et

Qui pourroit redire les plaintes et les reproches qui s'élèvent tous les jours contre ces nouveaux venus? Hélas! ils croissoient presqu'à l'insu des pères, au milieu des discordes civiles, et ils sont absous par les malheurs publics, car tout leur a manqué l'instruction, les remontrances, les bons exemples, et ces douceurs de la maison paternelle, qui disposent l'enfant aux sentimens vertueux, lui mettent sur les lèvres un sourire qui ne s'efface plus. Cependant il n'en témoignent aucun regret; ils ne rejettent point en arrière un regard de tristesse. On les voit errer dans les places publiques, et remplir les théâtres, comme s'ils n'avoient qu'à se reposer des travaux d'une longue vie. Les ruines les environnent, et ils passent devant elles sans éprouver seulement la curiosité ordinaire à un voyageur: ils ont déjà oublié ces temps d'une éternelle mémoire.

Génération vraiment nouvelle ! et qui sera toujours distincte et marquée d'un caractère singulier qui la sépare des temps anciens et des temps à venir! Elle ne transmettra point ces traditions qui

(1) Il n'est pas nécessaire d'observer que ce tableau d'une génératiou entière privée d'éducation, et en proie aux malheurs de l'ignorance, admet beaucoup d'exceptions. Elles sont même plus nombreuses dans la capitale, devenue le centre de toutes les études, et le rendez-vous de l'élite de la jeunesse française.

(Nate de l'auteur.)

sont l'honneur des familles, ni ces bienséances qui défendent les moeurs publiques, ni ces usages qui sont le lien de la société; elle marche vers un terme inconnu, entrainant avec elle nos souvenirs, nos bienséances, nos mœurs, nos usages et les vieillards ont gémi de se trouver plus étrangers à mesure que leurs enfans se multiplioient sur la terre. Ah! sans doute, il faut pleurer les vertus exilées du toit paternel, les traditions qui s'effacent, les talens qui ne rempliront pas leur destinée; mais il faut plaindre encore ces victimes de la plus terrible expérience qui ait été faite sur des hommes. Déjà ils nous révèlent, malgré eux, toute la tristesse de cette indépendance que l'orgueil avoit proclamée au nom de leur bonheur, et rendent témoignage à la sagesse d'une éducation si bien assortie aux besoins de l'homme, qui préparoit à l'accomplissement des devoirs par de bonnes habitudes, hâtoit le développement de l'intelligence sans le devancer, et retenoit chaque âge dans les goûts qui lui sont propres. Ces apparences austères gardoient au fond des coeurs la joie, la simplicité et une sorte d'énergie heureuse qui doit animer la suite de la vie. Ces résistances opposées au premier essor des passions étoient en même-temps l'appui de la raison et devenoient la force des vertus. Main tenant le jeune homme, jeté comme par un naufrage à l'entrée de sa carrière, en contemple vainement, l'étendue. Il n'enfante que des desirs mourans, et des projets sans consistance. Il est privé de souvenirs, et il n'a plus le courage de former des espérances. Il se croit désabusé, et il n'a point d'expérience. Sou cœur est flétri, et il n'a point eu de passions. Comme il n'a pas rempli les différentes époques de sa vie, il ressent toujours au-dedans

de lui-même quelque chose d'imparfait qui ne s'achèvera pas. Ses goûts et ses pensées, par un contraste affligeant, appartiennent à-la-fois à tous les âges, mais sans rappeler le charme de la jeunesse ni la gravité de l'âge mûr. Sa vie entière se présente comme une de ces années orageuses et frappées de stérilité, où l'on diroit que le cours des saisons et l'ordre de la nature sont intervertis; et, dans cette confusion, les facultés les plus heureuses se sont tournées contre elles-mêmes. La jeunesse a été en proie à des tristesses extraordinaires, aux fausses douceurs d'une imagination bizarre et emportée, au mépris superbe de la vie, à l'indifférence qui nait du désespoir: une grande maladie s'est manifestée sous mille formes diverses. Ceux même qui ont été assez heureux pour échapper à cette contagion des esprits, ont attesté toute la violence qu'ils ont soufferte. Ils ont franchi brusquement toutes les époques du premier âge, et se sont assis parmi les anciens, qu'ils ont étonnés par une maturité précoce, mais sans y trouver ce qui avoit manqué à leur jeunesse,

Peut-être en est-il de ces derniers qui visitent quelquefois ces asiles de la science dont ils out été exilés. Alors, revoyant ces vastes enceintes qui retentissent de nouveau du bruit des jeux et des triomphes classiques, ces hautes murailles où on lit toujours les noms à demi effacés de quelques grands hommes de la France, ils sentent revivre en eux des regrets amers, et des desirs plus douloureux que les regrets. Ils demandent encore cette éducation qui porte des fruits pour toute la vie, et qui ne se remplace point. Ils demandent tant de plaisirs innocens qu'ils n'ont pas connus; ils demandent jusqu'à ces peines et à ces chagrins de

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l'enfance qui laissent des souvenirs si tendres et si sensibles. Mais c'est inutilement voilà qu'après avoir consumé bientôt quinze années, cette grande portion de la vie humaine, dans le silence et pourtant au milieu des révolutions des empires, ils n'ont survécu aux compagnons de leur âge et pour ainsi dire à eux-mêmes, que pour toucher à ce terme où l'on ne fait plus que des pertes sans retour (1). Ainsi donc ils seront toujours livrés à un gémissement secret et inconsolable. Et désormais ils resteront exposés aux regards d'une autre génération qui les presse, comme des sentinelles qui lui crieront de se détourner des routes funestes où ils se sont égarés.

Leur voix sera entendue ; des jours meilleurs se préparent. Nous recueillons dans les restes de l'orage des signes d'espérance. Les études interrompues avec la société recommencent avec elle. Nous avons assez parlé d'éducation, de bonheur, de perfection et de vertu. Déjà même il semble que tous nos systèmes soient relégués parmi ces erreurs célèbres de l'antiquité, qui sont l'objet de l'érudition. Sans doute nous ne perdrons pas cette leçon accablante pour l'orgueil et la curiosité des esprits : Que sur les intérêts de la morale et de la société, il n'est point d'erreur innocente et purement spéculative, puisqu'il n'en est point dont l'ignorance et les passions ne viennent à tirer les conséquen

(1) Quid si, per quindecim annos, grande mortalis ævi spatium, multi fortuitis casibus, promptissimus quisque sævitiâ principis interciderunt? Pauci, et ut ità dixerim, non modò aliorum, sed etiam nostri superstites sumus, exemptis è mediâ vitâ tot annis, quibus juvenes ad senectutem, senes propè ad ipsos exactæ ælatis terminos per silentium venimus. (Tacite Agricola.)

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