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il en cite encore plusieurs strophes dans le Dutensiana, et cependant il ne rencontre, ce me semble , que des grands pleins de générosité et de bienfaisance. L'un, l'ayant pris pour précepteur de son fils, et s'aperçevant qu'il étoit fort ignorant, lui dit avec bonté: «Que cela ne vous inquiète » point; je m'en vais vous apprendre le grec, le » latin, l'anglais et les mathématiques, et puis »Vous apprendrez tout cela à mon fils. » Et c'est réellement ainsi que M. Dutens fit son éducation et celle de son élève. Un autre l'établit à Turin, sur le pied le plus brillant; un troisième lui fait donner un bénédifice considérable;un quatrième veut lui assurer douze mille livres de rente, à condition qu'il voudra bien habiter avec lui dans la plus belle terre, le plus beau château, et la maison la plus opulente de l'Angleterre. Enfin, chez les Anglais, M. Mackensie, lord Butle, lord Algernot-Percy et le duc de Northumberland, se le disputent avec une émulation au moins polie. En France, le duc de Choiseul n'est content que lorsque M. Dutens est à Chanteloup; madame la comtesse de Boufflers veut qu'il ait un appartement chez elle; deux autres dames de Boufflers, femmes très-aimables aussi, le traitent avec beaucoup de bonté: il a les mêmes succès auprès des seigneurs de Turin ; les cardinaux, à Rome, l'accablent de politesses et de bons procédés. Il me semble que M. Dutens devoit être assez content des grands, à moins qu'il n'eût lui-même de fort grandes prétentions...

Il avoit celle, par exemple, de recevoir un présent du roi de Sardaigne, et il éprouva, à cette occasion, un petit mécompte assez plaisant. Admis à l'audience du roi, il le voit prendre et tenir, quelque temps à la main une très-belle tabatière ;

il ne douta pas qu'elle ne lui fût destinée, et il fut très - désagréablement surpris lorsque, après avoir pris une prise de tabac, on remit la boîte à la poche. Un quart d'heure après, le roi sort d'une autre poche une nouvelle tabatière plus belle encore que la première : M. Dutens, enchanté, préparoît déjà son remerciement, lorsque S. M. prend gravement une prise de tabac d'Espagne, serre sa boîte, et congédie poliment M. le secrétaire d'ambassade.

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Si l'on passe à M. Dutens cette petite contradiction entre sa bonhomie accoutumée et cette humeur chagrine qui le prend par accès, on sera assez content de lui, de ses principes, de sa conduite, et on trouvera assez d'agrémens et d'inté rêt dans ses Mémoires : le style n'en est, à la vérité, ni correct ni élégant; on s'aperçoit trop en lisant le français de M. Dutens, qu'il sait fort bien l'anglais; mais si cela explique les défauts de son style, cela ne les excuse pas, parce qu'il est trèspossible de bien parler et de bien écrire les deux Jangues.... On peut aussi reprocher à l'auteur, des répétitions de choses qui valoient tout au plus la peine d'être dites une fois. C'est ainsi (et ce n'est pas le seul exemple que je pourrois en rapporter) qu'il répète dans deux volumes différens les circonstances d'une chasse où l'on tua dix-huit mille trois cent quarante-trois lièvres, dix-neuf mille cinq cent quarante-cinq perdrix, neuf mille quatre cent quatre-vingt-dix-neuffaisans. Je fais grace des cailles, des alouettes, etc. et je me borne à dire qu'il fut tiré, en tout, cent seize mille deux cent neuf coups de fusil, dont neuf mille dix par la princesse Charlotte. M. Dutens aime ces énumérations: il nous apprend ailleurs que le comte Brulh avoit

Soo paires-de-souliers, 600 paires de bottes, une chambre pleine de perruques, etc. etc. Ses Mémoires sont donc remplis de trop de minuties sans intérêt, d'anecdotes qu'on trouve par-tout, ou qu'on devroit ne trouver nulle part; tel est ce mot de Beaumarchais, qui, revenant d'Angleterre, disoit <«< qu'il avoit observé une petite différence entre >> Paris et Londres, qui cependant avoit de grands » effets : c'étoit que là on avoit la liberté de la » presse, au lieu qu'à Paris la liberté étoit en » presse.» Quel misérable calembourg!

- Heureusement il y a des mots plus heureux, des anecdotes plus intéressantes dans ces Mémoires. Les philosophes que M. Dutens paroît avoir bien connus, bien appréciés; leurs intrigues, leur orgueil, leur morgue, leur despotisme, lui fournissent quelques chapitres assez curieux (1). On y voit que Condorcet, aidé de son ami d'Alembert, avoit voulu s'approprier une bonne partie des revenus de l'Académie des Sciences; et je laisse cette petite manœuvre à commenter par ce grand philosophe, qui, dernièrement encore, nous assuroit que toutes les fois qu'on pouvoit citer un trait généreux et honorable, il appartenoit à un philosophe, et que

(1) M. Duters voyoit souvent les philosophes chez madame Geoffrin, chez le baron d'Holbac et chez d'Alembert : « c'étoit là,

dit-il, que l'on tramoit sourdement la déstruction de la religion, » du clergé, de la noblesse, du gouvernement. Dès l'année 1766, » je disois aux évêques liés avec eux: il vous détestent ; aux grands seigneurs qui les protégcoient: ils ne peuvent soutenir l'éclat de votre rang qui les éblouit ; aux financiers qui les prònoientí » ils envient vos richessés ; on continuoit à les admirer, à les flat> ter, à les prôner. »

Le lecteur remarquera que ce témoignage est sorti de la bouche d'un protestant qui avoit fait sa fortune à la cour de Londres, et qui par conséquent, quoique français, ne sauroit sous aucun rapport, être soupçonné de partialité en faveur du gouvernement et du clergé de France, contre ceux qui ex tramoient la destruction.

toutes les fois qu'on avoit à parler d'un procédé vil et odieux, c'étoit un de leurs adversaires, un dévot qui en étoit coupable, Les hommes de tous les états, de toutes les conditions, de toutes les nations, les Anglais sur-tout, fournissent aussi à M. Dutens des traits de caractère fort singuliers. Tel est celui-ci, par lequel je terminerai cet extrait déjà fort long. M. Pitt, père du dernier mort, et le duc de Newcastle étoient d'un avis opposé sur la sortie d'une flotte. « M. Pitt, dit M. Dutens, étant retenu au lit par la goutte, se trouvoit » obligé de recevoir ceux qui avoient à lui par»ler, dans une chambre à deux lits, où il ne pou» voit souffrir du feu. Le duc de Newcastle, qui » étoit fort frileux, vint le trouver..... A peine fut» il entré qu'il s'écria lout grelottant de froid: Com>>ment vous n'avez point de feu? Non, répondit » M. Pitt, je ne puis le souffrir quand j'ai la goutte, » Le duc de Newcastle, obligé d'en passer par là, » s'assit à côté du malade, enveloppé dans son >> manteau, et commença à entrer en matière ; » mais ne pouvant résister long-temps à la rigueur » de la saison, permettez, dit-il,que je me mette à » l'abri du froid, dans le lit qui est à côté de vous ; >> et sans quitter son manteau, il s'enfonce dans le »lit de lady Esther Pitt, et continue la conversa»tion au sujet de cette flotte qu'il répugnoit d'en» voyer en mer..... Tous deux s'agitoient avec > chaleur. Je veux absolument que la flotte parle, » disoit M. Pitt, en accompagnant ses paroles des >> gesticulations les plus vives. Cela est impossible; » elle périra, repliquoit le duc en faisant mille » contorsions. Le chevalier Charles-Frédéric, ar»rivant là-dessus, les trouva dans cette posture » ridicule; et il eut toutes les peines du monde à

» garder son sérieux en voyant les deux ministres » d'état délibérer sur un objet aussi impor» tant, dans une situation si nouvelle et si sin» gulière. » A.

X XIV.

Coup-dæil Historique sur le 18e siècle. ....EN sortant des mains de Louis XIV, la France tomba dans celle d'un roi mineur et d'un régent corrompu. La forte constitution de la France n'avoit rien à craindre de la minorité de son chef; mais les mœurs, déjà affoiblies par les doctrines licencieuses qui commençoient à se répandre, ne purent résister à l'influence des vils exemples et des mesures désastreuses du prince qui gouvernoit sous le nom du roi, et qui commença son administration par rendre la France la fable de l'Europe, dont elle avoit été la gloire et quelquefois la terreur.

L'Europe vit avec mépris et pitié, le gouvernement français, méconnoissant les ressources que lui. . offroient le sol le plus fertile et le peuple le plus industrieux, hasarder à un jeu périlleux la fortune publique et particulière, et changer, sur la foi d'un aventurier étranger, en un signe fictif les signes réels de toutes les propriétés. La crédulité fut appe lée au secours de l'extravagance: la nation la plus éclairée fut dupe du vain appât des trésors mensongers du Mississipi; et chez le peuple le plus désintéressé s'alluma tout-à-coup la cupidité la plus effrénée, par le dangereux spectacle des fortunes subites, de chances de gain inespérées et d'une eirculation désordonnée de toutes les valeurs. « Si la » régence, dit Duclos, est une des époques de la

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