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XXIII.

Mémoires d'un Voyageur qui se repose, par M. DUTENS.

M. Dutens a voyagé, puisqu'il a été plusieurs

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fois en Angleterre, plusieurs fois en Italie, souvent én France, et qu'il a failli aller en Espagne; il a été homme de lettres, pnisqu'il a publié les Quvrages d'un autre, deux ouvrages à lui, sans compter ses Mémoires, et qu'il a été membre d'une Académie; il a été homme d'état, puisqu'il a rempli les fonctions de secrétaire d'ambassade dans une des plus petites cours de l'Europe. Voyageur, négociateur, littérateur, un de ces titres suffit pour persuader à un homme que ses Mémoires intéresseront le public pilles réunissoit tous les trois; nous ne pouvions donc manquer d'avoir les Mémoires de M. Datens. C'est un droit que se sont arrogé, dans le dix-huitième siècle, les gens de lettres pleins de leur dignité et de leur importance, et qu'ont eu, dans tous les temps, les politiques et les voyageurs. Il n'est point de si mince diplomate qui ne pense avoir approfondi les plus curieux mystères, pénétré les secrets les plus cachés; il faut donc qu'il les dévoile à ses contemporains, à la postérité, à l'univers, qui pour l'ordinaire n'apprend rien dans ces Mémoires, si ce n'est le rôle important que s'attribue l'auteur dans les événe mens connus qu'il raconte. Quant aux voyageurs,

ils ressemblent tous au pigeon de la fable: ayant beaucoup vu, ils croient avoir beaucoup à dire aussi. Il n'en est point qui au moment de son départ ne se dise:

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Je reviendrai dans peu, conter de point en point, Mes aventures à mon frère.

C'est-à-dire, à tout homme qui voudra m'écouter ou me lire.

Je le désennuierai; mon voyage dépeint

Lui sera d'un plaisir extrême.

Voilà l'idée qui occupe et soutient le voyageur: s'il abandonne sa patrie, ses parens, ses amis; si dans ses courses pénibles il a souvent à regretter

bon souper bon gile, et le reste, il trouve un dédommagement pour tant de sacrifices, de privations, de fatigues et de dangers, dans l'espérance flatteuse de les raconter un jour

Je dirai: J'étois là; tellę chose m'avint.

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Mais ordinairement le voyageur n'ayant le droit de se regarder comme un homme important qu'au moment où il se met en route, ne commence ses Mémoires qu'au point du départ; le négociateur, l'homme d'état, ne parle de lui que lorsqu'il joue un rôle sur la scène du monde, et que ses actions sont liées avec les événemens publics l'un et l'autre nous font grace de leur naissance, de leur enfance, de leur éducation, de leurs espiégleries, de leurs grands succès dans leurs petites écoles, de l'admiration du père, de la mère de la taute et des cousins. Quelques-uns, peut-être se sont écartés de cette sage méthode ; mais elle ne doit pas moins en être regardée comme une règle sévère de bienséance. Il faut à l'homme une raison, qu du moins un prétexté pour őser parler de lui au

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public: le prétexte du voyageur est dans ses observations curieuses et dans les aventures singulières qui ont dû lui arriver, dans tant de climats divers, au milieu de tant de peuples différens, dont les mœurs, les usages, les préjugés sont si opposés, si extraordinaires, si bizarres le prétexte de l'homme d'Etat, est la part qu'il a eue ou qu'il croit avoir eue à la paix, à la guerre, aux intrigues, aux révolutions, aux événemens, enfin, qui ont occupé les hommes, qui ont agité les Etats: ils ne nous racontent leurs aventures particulières que parce qu'ils croient, ou qu'ils feignent de croire qu'elles feront mieux connoître les pays, les peuples, les hommes, et les événemens publics, qui sont, ou l'objet réel, ou l'objet apparent et avoué de leurs ouvrages. Mais les gens de lettres qui nous ont donné leurs Mémoires, se sont tous écartés de cette règle que prescrivoient également la bienséance, la modestie et le goût; ils les ont commencés ab ovo, et ont cru que tout devoit nous intéresser dans leur vie, et leurs enfantillages, et leurs puérilités, et leurs bonnes fortunes, et leurs maîtresses, et leurs intrigues, 'et leurs tracasseries, et leurs querelles,

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C'est sans doute comme homme de lettres que M. Dutensa cru devoir nous parler aussi de sa naissance, de ses parens, de ses aïeux, et se montrer ainsi à ses lecteurs dans toutes les périodes de sa carrière, depuis son berceau jusqu'à une vieillesse ́assez avancée. Cette carrière a été longue; M. Dutens s'y est assez agité pour se faire un nom et une fortune; il a parcouru diverses contrées de l'Europe, y a exercé divers emplois, connu les principaux personnages; il a recherché et obtenu la faveur des grands; il a été accueilli par les

gens de lettres d'un parti, ménagé par ceux de l'autre ; il a eu des relations avec tous ; il aimoit les anecdotes, les historiettes, les contes; il en contoit, on lui en contoit; il les recueilloit, et de tout cela il a composé deux volumes de Mémoires, dont la plus grande partie peut être rangée parmi les lectures inutiles et frivoles, mais'agréables et amusantes. Je ne parle pas du troisième volume, qu'il a intitulé Dutensiana, et dont les répétitions, le désordre et l'ennui qui en résultent, ne peuvent être rachetés par quelques mots heureux et quelques traits remarquables: l'esprit aime naturellement l'ordre, et il n'est point d'ouvrage qui ne soit susceptible d'un ordre quelconque. On est donc choqué avec raison lorsque, dans un livre même d'Ana, on voit passer d'une dissertation théologique sur les plus grands mystères de la religion, à un calembourg; du récit des cruelles infortunes qui précipitèrent un puissant monarque du trône sur l'échafaud, au sentiment de Chrysippe, qui pensoit que le cochon avoit une ame en guise de sel, pour l'empêcher de pourrir ; d'une anecdote relative à l'auteur, aux victoires des Assyriens sur les Arabes; d'une discussion sur Melchisédech, à un voleur de grand chemin, etc. I semble que M. Dutens ait mis tous ses matériaux dans un sac, et qu'après les avoir bien seri coués, bien mêlés, il les ait tirés au hasard. Or, c'est une mauvaise méthode pour faire un livre.

Il y a sans doute plus d'ordre dans les Mémoires, et il étoit plus facile de leur en donner; l'auteur n'avoit qu'à suivre le cours des événemens de sa vie, et c'est ce qu'il a fait. C'est sans doute un inconvénient pour un auteur, de se constituer le héros de son ouvrage; mais cet inconvénient est insépa

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rable des Mémoires : c'en est un autre non moins grave et non moins inhérent au genre, de dévoiler une foule de faits domestiques et cachés qui ne sont point du domaine de l'histoire, sur lesquels l'historien ou le faiseur de Mémoires ira réellement aucun droit, et qui regardent des personnes dont le désir juste et raisonnable seroit peutêtre de rester obscures avec leurs vertus, leurs foiblesses et leurs vices. M. Dutens tâche du moins d'atténuer, ce dernier défaut en disant du bien de presque tout le monde: presque tous les hommes qu'il connoît ont la taille bien prise, la jambe helle, le visage agréable, de l'esprit et du génie. Ces deux dernières qualités, sur-tout, se trouvent réunies dans un grand nombre de personnes de sa convoissance. La plupart des femmes dont il parle sont belles, aimables, vertueuses. M. Dutens paroît un fort bon homme, qui aime tout le monde, et qui est aimé de tout le monde; cependant ces jugemens, si favorables aux individus qui en sont l'objet font tomber l'auteur dans une singulière contradiction. En effet, parle-t-il d'un grand seigueur en particulier, c'est un homme loyal, généreux, et qui a de l'esprit et du génie; parle-t-ik des grands en général, ils sont tous égoïstes et in justes. Il regrette le temps qu'il a passé avec eux les soins qu'il s'est donnés pour leur plaire; il prend pour épigraphe de son ouvrage, un trait de satire contre eux :

Dulcis inexpertis cultura potentis amici,
Expertus metuit.

Il répète ce trait satirique dans le cours de son Quvrage il rapporte dans les Mémoires une satire entière de Reguier-Desmarets contre les grands

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