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oppresseurs, et chargés de fers plutôt qu'asservis.

Ce sont les derniers défenseurs de la liberté polonaise; ce sont ces grands personnages, dont les défauts même ont quelque chose de noble, et ne présentent souvent que l'exagération de quelque vertu, qui ont le plus élevé l'imagination de l'historien, et lui ont inspiré ses plus beaux traits. En peignant dans tous le patriotisme et la fermeté, il a su habilement différencier ces traits généraux, suivant les divers caractères. Le grand général Branicki est à la fois ferme et prudent, courageux et modéré; Mokranouski, plus jeune et plus impétueux, va souvent défier le danger. L'évêque de Cracovie, dans sa noble résignation, ne sait pas même si le danger existe; et, sans craindre ni l'exil ni la mort, il reste immobile à la place que le devoir lui a assignée. Ces trois personnages, si différens entr'eux, le sont encore plus de l'évêque de Kaminieck, qui craint d'exposer inutilement sa vie, qui même ne peut se défendre d'une violente impression de terreur au seul bruit de l'artillerie, ou à la vue d'un glaive nu, mais dont l'infatigable activité sait créer de nombreuses ressources au moment où les plus illustres Polonais: ne savent plus que mépriser la mort : citoyen vraiment grand, qui eût sauvé la Pologne, si elle eût pu l'être; et qui, en lui dévouant ses biens, son génie, son existence toute entière, fit preuve d'un véritable héroïsme, moins brillant sans doute que celui qui sait courir au-devant de la mort, mais. plus utile, et sur-tout plus rare, puisque l'un peut n'être que le résultat d'une exaltation momentanée dont tous les hommes sont plus ou moins susceptibles, tandis que l'autre suppose une persévé

rance dans les résolutions, et une force de carac tère dont la nature se montra toujours très-avare,

Mais si M. de Rulhière s'applique, avec une sorte de prédilection, à peindre ces généreux ci、 toyens, il n'est point injuste à l'égard de ceux qui figurèrent à la tête du parti opposé. Ainsi il représente sous les plus brillantes couleurs le génie et les talens des deux Czartorinski. En effet, ces deux premiers auteurs des malheurs de la Pologne avoient su trouver le seul moyen qui pût la sauver de sa ruine, en l'arrachant aux désordres de l'anarchie, Ils ne commirent qu'une faute, mais sans excuse et sans remède; ce fut d'appeler des étrangers à l'appui de leurs desseins, et de ne pas prévoir que ceux-là même qui les aidoient avec tant de zèle à détruire, en mettroient bien plus encore à les empêcher de réédifier.

Mais où l'auteur fait sur-tout Briller sa profonde connoissance des hommes, autant que l'esprit d'équité qui l'anime, c'est dans la peinture de ces grands personnages, dont la mémoire, environnée jusqu'aujourd'hui de flatteries ou de haines, n'a pas subi encore le jugement sans appel de la pos¬ térité. Telle est cette Catherine II, qui montée sur le trône par le meurtre de son époux, s'y rendit aussitôt l'objet des adulations de ceux qui se disoient philosophes femme profondément perverse, qui crut que l'hypocrisie lui tiendroit lieu de vertus; qui se donnoit pour humaine, en exerçant le plus violent despotisme, et avoit sans cesse à la bouche les mots de modération et de justice, en se livrant sans réserve à son naturel ambitieux et tyrannique.

M. de Rulhière ne parle qu'incidemment de Pierre Ier; mais, dans une seule page, il donne

l'idée la plus juste des travaux politiques de ce prince, beaucoup trop vanté par ceux qu'a éblouis son enthousiasme pour les arts des nations civilisées.

<< La plupart des nations, dit-il, ayant reçu dans leurs moeurs des influences étrangères, sont perpétuellement en contradiction avec elles-mêmes, et n'offrent aux observateurs qu'un tableau variable; mais la discordance actuelle des mœurs du peuple russe passe ce qu'il y a jamais eu de plus bizarre. Leur antique pauvreté et le faste asiatique, les superstitions judaïques et la licence la plus effrénée, la stupide ignorance et la manie des arts, l'insociabilité dans une cour galante, la fierté d'un peuple conquérant et la fourberie des esclaves; des académies chez un peuple ignorant des ordres de chevalerie dans un pays où le nom même de l'honneur est inconnu; des àrcs de triomphe, des trophées et des monumens de bois; l'image de tout, et rien en réalité; un sentiment secret de leur foiblesse et la persuasion qu'ils ont atteint dans tous les genres la gloire des peuples les plus fameux: voilà ce qui résulte après un demi-siècle de ces étonnans travaux de Pierre ler, parce qu'il ne songea point à donner des lois qu'il laissa subsister tous les vices, et qu'il se pressa d'appeler tous les arts avant que d'avoir réformé les mœurs. On croiroit voir les matériaux d'un superbe édifice épars, dégradés et noircis par le temps avant que d'avoir été employés, parce qu'un architecte imprudent les avoit préparés sur des fausses mesures, et que par cette faute, l'ouvrage à peine élevé au-dessus de ses premiers fondemens, et abandonné sans pouvoir être fini, n'offre déjà plus qu'un spectacle de ruines.

« Ce qui restoit de ce règne célèbre, ce, n'étoit pas un empire policé, comme les panégyristes de Pierre ne cessoient de le répéter; c'étoit un peuple féroce armé de tous les arts de la guerre..... »

Le roi de Prusse, l'impératrice Marie-Thérèse, l'ambassadeur Keyserling,le feld-maréchal Munick, vingt autres personnages célèbres qui figurent successivement dans ses Tableaux, donnent occasion à M. de Rulhière de faire admirer l'énergie et l'éclat de son pinceau. Toutefois, en rendant justise à la force et à la variété de ses couleurs, on ne peut s'empêcher de convenir qu'il abuse quelquefois de ce rare talent pour dessiner des caractères. Les portraits sont très-propres sans doute à faire briller l'esprit et le style de l'historien; mais, comme c'est aussi l'un des ornemens que les auteurs médiocres mettent le plus souvent en œuvre, ce devroit être une raison pour le grand écrivain de ne se livrer à ces espèces d'épisodes, que lorsque l'importance des héros les rend en quelque sorte nécessaires. D'ailleurs, le lecteur n'aime pas toujours que l'on prévienne son jugement: quelquefois il voudroit avoir le temps de faire connoissance avec un personnage, afin de s'en tracer l'image dans son esprit, et de la comparer à celle que l'historien lui présenteroit ensuite c'est une satisfaction que M. de Rulhière ne lui donne presque jamais. Un nouvel acteur paroît-il sur la scène, dût-il n'y rester qu'un moment, aussitôt il consacre trois ou quatre pages à l'étudier dans toutes les circonstances de sa vie. Cette manière de procéder, toujours uniforme, ralentit trop souvent la narration, sur-tout dans les deux premiers volumes. Ajoutons que ces digressions, si soigneusement travaillées, où un

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auteur s'épuise en antithèses pour bien saisir toutes les nuances d'un caractère, ne prouvent souvent autre chose que la finesse et les ressources de son esprit. Un trait, un mot, une circonstance adroitement saisie, feront mieux connoître un personnage que le portrait le plus scrupuleusement détaillé. On sait que c'est là le mérite particulier de Plutarque, et qu'il a suffi pour le faire placer parmi les plus grands historiens de l'antiquité.

Les anciens sont peintres : non contens de bien raconter un fait, ils le mettent sous les yeux. Souvent ils suspendront un moment leur récit, pour observer les sentimens divers qui animent leurs personnages. Ils peindront à grands traits l'agitation inquiète de tout un peuple dans l'attente d'une grande nouvelle, ou bien sa consternatiou et son effroi au récit d'une défaite. Tout vit, tout se meut dans leurs tableaux, et c'est là qu'ils se livre à cette ima gina tionpresque poétique que les maîtres de l'art exigent dans un historien. Par ce moyen, ils savent ranimer à propos l'attention du lecteur, et le forcer à se reposer avec eux sur les événemens les plus importans. M. de Rulhière est un de nos écrivains qui, sous ce rapport, comme sous plusieurs autres, se rapproche le plus de ces grands modèles. On en voit une belle preuve dans le tableau de la ville de Varsovie parmi beaucoup d'autres exemples également dignes d'être cités, je n'indiquerai ici que l'incendie de la flotte des Turcs, et sur-tout la description de leur armée, qui précède d'autaut mieux le récit de leurs défaites, qu'elle en expose d'avance le principe.

Mais c'est peu d'un récit animé et pittoresque des faits, il faut encore en savoir démêler les cau

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