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nipotentiaire en Russie; M. de Rulhière l'accompagna à Pétersbourg, et fut témoin de la révolution qui avança les jours de Pierre III, et porta Catherine II sur le trône.

Les petites anecdotes que les philosophes ont inventées, conservées et commentées sur leurs amis et sur leurs ennemis, ont également dénaturé le caractère des uns et des autres; et c'est une chose remarquable, qu'au moment même où l'on publie un bon ouvrage de M. de Rulhière, ceux qui semblent desirer davantage le succès de ce livre, réveillent tout ce qui peut prévenir contre l'auteur. Il faut juger l'homme par les faits qui ne sont pas contestés; c'est l'unique manière de trouver la vérité à travers l'exagération des éloges et des satires,

Le maréchal de Richelieu et M. de Breteuil, premiers protecteurs de M. de Rulhière, devinrent et restèrent ses plus fidèles amis. Accueilli avec distinction par madame la comtesse d'Egmont, fille du maréchal de Richelieu, admis dans l'intimité de cette famille, il la cultiva avec assiduité jusqu'au moment où la révolution dispersa dans toute l'Europe les grands qui, par la légèreté de leurs principes, avoient eux-mêmes avancé les événemens devant lesquels ils fuyoient. M. de Rulhière vit avec effroi les premiers essais de cette grande con motion politique, dont les progrès lui causèrent une tristesse qui abrégea ses jours: il mourut le 30 janvier 1791, âgé de cinquante-six ans.

Il me semble que l'exposé rapide de ces fails suffit pour mettre tout lecteur de bonne foi à même de juger M. de Rulhière. Long-temps après être sorti du collège, ceux qui l'ont élevé s'occupent de sa fortune; ses protecteurs deviennent ses amis ; l'ha

bitude qu'il avoit prise d'observer la marche des révolutions, devoit lui donner des avantages dans celle qui s'ouvroit en France; il pouvoit, comme tant d'autres, décorer l'ingratitude du beau nom d'amour de la patrie, et se faire applaudir de la grandeur d'un sacrifice qui auroit tourné au profit de son ambition des calculs aussi vils n'entrèrent jamais dans sa pensée; et soit qu'on veuille attribuer le parti qu'il prit dans la révolution, à la prévoyance d'un esprit accoutumé à calculer le danger des dissensions civiles, soit qu'on n'y voie que le sentiment d'un coeur blessé dans ses plus chères affections, la conduite de M. de Rulhière n'en reste pas moins honorable. Que l'on compare à cette fidélité en amitié, à cette conscience dans ses liaisons, à cet oubli de toute ambition personnelle, ou même de toute gloriole populaire, les faits et gestes de nos philosophes, et l'on verra si c'est à bon droit qu'ils veulent aujourd'hui mettre M. de Rulhière dans la grande confrairie. Et pour ne parler que de ceux qui ne sont plus, qu'on se rappele la conduite de ce làche Champfort, qui trahit sans pitié ceux qui avoient à plaisir embelli la moitié de son existence; qui se déshonora également comme littérateur, en fournissant à un autre facțieux le discours qui provoqua la clôture de l'Académie française; et qui, frappé lui-même de la terreur qu'il avoit contribué à répandre, n'eut point le courage d'attendre la mort, et manqua de la fermeté nécessaire pour se tuer tout-à-fait. Ce Champfort, comme le plus déhonté de la bande,. fut chargé, en 1789, par les philosophes actifs, d'attaquer la réputation de M. de Rulhière; et c'est de là que sont partis les portraits et les anecdotes dont on réveille maintenant le souvénir.

Nous l'avons déjà dit, M. de Rulhière avoit l'esprit juste et ferme; ses liaisons et les mœurs qui régnoient à cette époque, ont pu l'accoutumer à ne pas voir la prospérité de la France aussi garantie par les principes austères de la religion et de la morale, que par l'unité de pouvoir; il crut ( et c'étoit l'esprit de la société dans laquelle il vivoit) qu'on pouvoit affoiblir sans danger l'ascendant de la religion; il fut léger à cet égard, mais sans se faire une affaire de parti d'une opinion. On sait que le maréchal de Richelieu pensoit de même, et que cependant il se moquoit des philosophes. Toutes les flatteries de Voltaire ne purent rien gagner sur lui; il ne vit jamais en eux que des ignorans et des factieux, et les força toute sa vie à le respecter, sans se donner la peine de déguiser le mépris qu'ils lui inspiroient: conduite qui faisoit le désespoir de d'Alembert, et dont il se plaint amérement dans sa Correspondance avec l'hermite de Ferney. M. le maréchal de Richelieu étoit alors à peu près le seul grand seigneur qui osât traiter lestement les philosophes; il est à peu près le seul aussi qui n'ait point eu à se plaindre d'eux.

M. de Rulhière, qui n'avoit ni l'autorité d'un grand nom, ni la fierté que donne l'habitude de commander, et qui desiroit obtenir une réputation littéraire, ne descendit cependant jamais jusqu'à s'unir aux philosophes, quoiqu'ils disposassent alors de toutes les trompettes de la renommée; il vouloit conserver son indépendance, et ne point porter dans la société, où des manières parfaites et un esprit piquant lui donnoient taht d'avantages, cette intolérance inséparable de toute secle et de tout esprit de parti. Il se laissa toujours desirer par les philosophes, et mit quelques soins à entretenir par

mi eux l'idée qu'ils avoient de sa méchanceté : méchanceté qui se bornoit à des épigrammes, et à l'art souvent utile dans le monde de frapper de ridicule les intrigues et les prétentions dangereuses. Il se fit craindre de ceux qu'il pouvoit redouter, et avec lesquels il ne vouloit contracter aucune liaison intime talent que n'eut point M. de Voltaire, puisque, malgré l'ascendant que lui auroit donné son esprit, il fut toujours contraint à marcher avec un parti qui l'entraînoit bien au-delà de ses premières vues, n'ayant d'autre ressource pour en paroitre sans cesse le chef, que d'adopter et de prendre pour son compte les sottises et les folies de tous. Il est singulier sans doute que M. de Rulhière, qui n'a manqué à aucun des devoirs que la probité impose aux hommes, qui n'a trahi aucun sentiment fondé sur la reconnoissance et l'amitié, ait été déclaré méchant par ceux mêmes qui ont sa→ crifié tous les devoirs, tous les sentimens généreux à l'ambition et à la cupidité; mais cela doit être ainsi dans le système philosophique. Quiconque se moque des sectaires et méprise la doctrine, est un monstre cette première règle de l'Ordre ne souffre point d'exception.

M. de Rulhière aimoit à raconter les anecdotes de la révolution dont il avoit été témoin en Russie; il en écrivit l'histoire pour obéir aux desirs de madame la comtesse d'Egmont. Ce manuscrit fut beaucoup lu, et fit assez de bruit pour causer de l'effroi à Catherine II. L'ambassadeur que toutes les puissances du Nord entretenoient en commun auprès des philosophes de Paris, le fameux Grimm (1), fut chargé de séduire, puis d'intimider

(1) Grimm étoit véritablement un ambassadeur accrédité auprès des philosophes, parce que les philosophes étoient une puissance

M. de Rulhière pour obtenir le sacrifice de son ouvrage : ce fut en vain. On assure qu'en France

dont les cabinets étrangers avoient intérêt de ménager l'alliance; ils en furent servis avec zèle, ainsi qu'on peut le voir dans la correspondance imprimée des philosophes. (Note de l'auteur.)

* A cette note nous ajouterons la notice suivante: « Grimm ( Frédéric-Melchior), est mort à Gotha, le 19 décembre 1807. Il étoit né à Ratisbonne, le 26 décembre 1723. Après avoir achevé ses études, il se chargea de diriger celles des fils de M. de Schomberg, ministre du roi de Pologue, et accompagna ces jeunes seigneurs à Paris. Il s'y lia bientôt avec Diderot, avec le baron d'Holbach, et devint un des plus chauds adeptes du parti philosophique. Il étoit fort assidu dans la maison de ce baron, qui étoit, comme on sait, le rendez-vous de tous les ennemis de la religion, et d'où partoient tous les jours tant d'écrits où l'impiété se montroit à découvert. On crut même que Grimm avoit travaillé à plusieurs de ces écrits, et qu'il aidoit d'Holbach dans la composition de tant de mauvaises brochures. Quoi qu'il en soit, cette société ne fut point inutile à notre allemand, et le parti se chargea de faire sa fortune. Après la mort de Thiriot, on mit Grimm sur Jes rangs pour être correspondant du roi de Prusse à Paris, et Voltaire vouloit lui procurer cette place; mais Frédéric, qui se dégoûtoit quelquefois des philosophes, ne voulut apparemment pas d'un agent qui auroit peut-être été moins le sien que le leur. On se retourna vers l'impératrice de Russie, auprès de laquelle il falloit bien aussi que le parti eût un affidé. Diderot, dans le voyage qu'il fit à Pétersbourg en 1773, amena Grimm avec lui; et lui obtint les bonnes graces de l'impératrice, à qui Voltaire l'avoit sûrement aussi recommandé. Avec de si hautes protections l'adepte devint le favori des princes, et entra en correspondance avec les têtes couronnées, qui s'imaginoient alors n'avoir rien de mieux à faire que de prodiguer leurs faveurs à des gens qui venoient pourtant de leur déclarer une guerre si implacable dans le Système de la nature. Il devint même, en 1776, ministre de Saxe-Gotha en France, et il occupa cette place jusqu'à la révolution. Le duc de Gotha le recueillit alors à sa cour, où Grimm dû trouver une société qui lui convint; car Weishaupt y étoit alors réfugié, et la conformité des principes put lier les deux philosophes. En 1766, Grimm devint ministre de Russie près le cercle de Basse-Saxe, poste qu'il occupa jusqu'à ses dernières années. Mais devenu vieux et infirme, il se retira de nouveau à Go ha.

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