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nous nous revêtimes de robes de poil de chèvre, fabriquées dans la Haute-Egypte, et telles que les portent les Bédouins. Nous montȧmes sur de méchantes mulles. Le vice-procureur marchoit à notre tête, prenant le titre d'un pauvre Frère; un Arabe presque nu nous montroit le chemin, et un autre nous suivoit, chassant devant lui un âne chargé de nos bagages. Nous sortimes par les derrières de l'hospice, et nous gagnâmes la porte de la ville à travers les décombres des maisons détruites pendant le dernier siége.

De bonnes nouvelles m'attendoient à Ramlé: j'y trouvai un drogman du couvent de Jérusalem, que le supérieur avoit envoyé, au devant de moi. Le chef Arabe qui devoit me conduire rôdoit à quelque distance dans la campagne; car l'aga de Ramlé ne permettoit pas aux Bedouins d'entrer dans la ville.

La tribu la plus puissante de la montagne de Judée fait sa résidence au village de Jérémie : elle peut à volonté ouvrir et fermer aux voyageurs les chemins de Jérusalem. Le scheik de cette tribu étoit mort depuis quelque temps; il avoit laissé son jeune fils Utman sous la tutelle de son oucle Abou-Gosh: celui-ci avoit deux frères, Dgiaber Ebraïm-Habd-el-Rouman, qui m'accompagnèrent à mon retour*

Nous quittâmes Ramlé le 4, à minuit. Nous achevâmes de traverser la plaine de Saron, et nous entrâmes dans les montagnes de Judée. Quand le jour fut venu, je me trouvai dans un labyrinthe de montagnes de forme conique, toutes semblables entr'elles, et enchaînées l'une à l'autre par la base. J'arrivai à la vallée de Jérémie ; je descendis dans celle de Térébinthe, laissant le château des Maccha

bées sur ma droite. Les rochers, qui jusque-là avoient conservé quelque verdure, se dépouillè rent. Peu à peu toute végétation cessa, et l'amphithéâtre tumultueux des monts prit une teinte rouge et ardente. Parvenu à un col élevé, je découvris tout-à-coup une ligne de murs gothiques. Au pied de ces murs paroissoit un camp de cavalerie turque dans toute la pompe orientale. Le chef Arabe s'écria: El-Qods! la Sainte! (Jérusalem) et s'enfuit au grand galop. (1)

la

Les cris du drogman qui me disoit de resserer notre troupe, parce que nous allions traverser le camp, me tirèrent de l'espèce de stupeur où la vue des lieux saints m'avoit plongé. Nous entrâmes dans Jérusalem par la porte appelée des Pélerins, et dont le véritable nom est la porte de Damas. Nous allâmes descendre au couvent de Saint-Sauveur. 11 faut être dans la position des Pères de TerreSainte pour comprendre tout le plaisir que leur causa mon arrivée, ils se crurent sauvés par seule présence d'un Français. Le gardien ( le père Bonaventure de Nola) me dit : « C'est la Provi❤ » dence qui vous envoie! Vous nous empêcherez » d'être dépouillés, et peut-être assassinés par le » pacha. Vous avez sans doute des firmans de >> route? Permettez-nous de les envoyer au pacha, » il saura qu'un Français est descendu au couvent: >> il nous croira protégés par la France. L'année » dernière il nous contraignit de payer soixante >> mille piastres; d'après l'usage nous ne lui en » devons que quatre mille, encore à titre de sim>ple présent. Il veut cette année nous arracher

(1) Abou-Gosh, quoique sujet du grand-seigneur, avoit peur d'être batonné et avanisé (selon le langage du pays) par le pacha.

Tome V

» la même somme, et nous menace de se porter » aux dernières extrêmités, si nous la refusons. » Nous serons obligés de vendre les vases sacrés = >> car depuis quatre ans nous ne recevons plus au— >>cune aumône de l'Europe: si cela continue, » nous nous verrons dans peu forcés d'abandonner >> la Terre-Sainte, et de livrer aux Mahométans » le tombeau de J. C. »

Je me trouvois trop heureux de pouvoir faire ce que le Père gardien désiroit de moi. Je lui observai toutefois qu'il falloit me laisser aller au Jourdain, avant d'envoyer les firmans, pour ne pas augmenter les difficultés d'un voyage toujours dangereux.

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On envoya sur-le-champ chercher un Turc appelé Ali-Aga, pour me conduire à Bethléem. Cet Ali-Aga étoit fils d'un aga de Ramlé qui avoit eu la tête tranchée par ordre du fameux Djezzar. Ali-Aga étoit né à Jérico, aujourd'hui Rihha, dans la vallée du Jourdain, et il étoit gouverneur de ce village. C'étoit un homme de tête et de courage, dont j'eus beaucoup à me louer. Il commença d'abord par me faire quitter à moi et à mes deux domestiques le vêtement arabe pour reprendre l'habit français: cet habit, jadis si méprisé des Orientaux, inspire aujourd'hui le respect et la crainte. Au reste, la valeur française n'a fait que rentrer en possession de la renommée qu'elle a depuis long-temps dans ce pays. Ce furent des chevaliers de France qui rétablirent le royaume de Jérusalem, et qui cueillirent les palmes de l'Idumée: les Turcs vous montrent encore la fontaine des Chevaliers, la montagne des Chevaliers,la tour des Chevaliers, et l'on voit au calvaire l'épée de Godefroi de Bouillion, qui, dans son vieux

foureau, semble encore garder le Saint-Sépulcre (1).

On nous amena à cinq henres du soir trois bons chevaux; le drogman du couvent se joignit à nous; Ali se mit à notre tête, et nous partimes pour Bethleem, où nous devions coucher au convent, et prendre une escorte de six Arabes bethléémites. Nous sortîmes de Jérusalem par la porte des Pélerins; puis, tournant à gauche et traversant les ravins aux pieds du mont Sion, nous gravimes une montagne sur le plateau de laquelle nous cheminâmes pendant une heure. Nous lais sions Jérusalem au nord derrière nous; nous avions au couchant les montagnes de Judée, et au levant, à une grande distance, les montagnes d'Arabie. Après avoir dépassé le couvent d'Elie, nous joignîmes le camp de Rama, où l'on montre le tombeau de Rachel. Il étoit nuit lorsque uous arrivȧmes à Bethléem. Avec quel plaisir je visitai la crèche du Sauveur, le lieu de l'adoration des Mages, l'oratoire de Saint-Jérome! Lorsque j'eus relevé les différentes inscriptions, et examiné tout ce qu'il y avoit de remarquable, je me remis en

(1) En descendant dans l'île de Rhodes, dit ailleurs le même écrivain, nous trouvâmes uue petite France au milieu de la Grèce : Procedo, et parvam Trojam, simulataque magnis

Pergama, etc.

Nous parcourions avec un respect mêlé d'attendrissement, une longue rue, appelée encore la rue des Chevaliers : elle est bordée de palais gothiques; et les murs de ces palais sont parsemés des armoiries des grandes familles de France et de devises en gaulois. Plus loin, cst une petite chapelle desservie par deux pauvres religieux: elle est dédiée à Saint Louis, dont on retrouve l'image dans tout l'Orient, et dont nous avons vu le lit de mort à Carthage. Les Turcs, qui ont mutilé partout les monumens de la Grèce, ont épargné ceux de la chevalerie: l'honneur chrétien a étonné la bravoure infidelle, et les Saladins ont respecté les Couci.

route pour la mer Morte (1). A peine sortis de Bethléem nous eûmes une légère escarmouche avec une tribu de Bédouins. Bientôt, en nous enfonçant dans le désert, nous découvrimes de hautes tours qui

(1) L'illustre voyageur omet ici le trait suivant qu'il avoit rapporté dans un autre de ses articles, et qu'on sera bien aise de retrouver ici: « Nous étions à Béthléem, prêts à partir pour la mer Morte, lorsqu'on nous dit qu'il y avoit un Père français dans le couvent. Nous desirâmes le voir. On nous présenta un homme d'environ quarante-cinq ans d'une figure tranquille et sérieuse. Ses premiers accens nous firent tressaillir; car nous n'avons jamais entendu chez l'étranger, le son d'une voix française, sans une vive émotion; nous sommes toujours prêts à nous écrier comme Philoctète :

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O que cette parole à mon oreille est chère !

Nous fimes quelques questions à ce religieux. Il nous dit qu'il s'appeloit le Père Clément, qu'il étoit des environs de Mayenne; que se trouvant dans un monastère en Bretagne, il avoit été déporté en Espagne avec une centaine de prêtres comme lui; qu'ayant reçu d'abord l'hospitalité dans un couvent de son Ordre, ses supérieurs l'avoient ensuite envoyé missionnaire en Terre-Sainte. Nous lui demandâmes s'il n'avoit point d'envie de revoir sa patrie, et s'il vouloit écrire à sa famille; il nous répondit avec un sourire amer: « Qui est-ce qui se souvient en France d'un capucin ? Sais» je si j'ai encore des frères et des sœurs? Monsieur, voici ma patrie. J'espère obtenir par le mérite de la Crêche de mon Sauveur, la force de mourir ici, sans importuner personne, et » sans songer à un pays où je suis depuis long-temps oublié. »

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L'attendrissement du Père Clément devint si visible à ces mots, qu'il fut obligé de se retirer. Il courut s'enfermer dans sa cellule, et ne voulut jamais reparoître : notre présence avoit réveillé dans son cœur des sentimens qu'il cherchoit à étouffer. En quel lieu du monde nos tempêtes n'ont-elles point jeté les enfans de Saint-Louis? Quel désert ne les a point vus pleurant leur terra natale? Telles sont les destinées humaines: un Français gémit aujourd'hui sur la perte de son pays, aux mêmes bords dont les souvenirs inspirèrent autrefois le plus beau des cantiques sur l'amour de la Patrie :

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Hélas! ces fils d'Aaron qui suspendirent leur Cinnor aux

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