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patrie des Chrétiens, me remplit de crainte et de respect. J'allois descendre sur la terre des prodiges, aux sources de la plus étonnante poésie, aux lieux, même humainement parlant, où s'est passé le plus grand événement qui ait jamais changé la face du monde, je veux dire la venue du Messie. J'allois aborder à ces rives que visitèrent comme moi les Godefroi, les Richards, les Joinville, les Couci. Obscur pélerin, oserois-je fouler un sol consacré par tant de pélerins illustres ? Du moins il m'étoit resté la foi et l'honneur: et à ces titres j'aurois pu encore me faire connoitre des antiques croisés.

Nous jetâmes l'ancre devant Yaffa, à une demilieu du rivage, la ville nous restant au sud-est, et le minaret de la mosquée à l'est un quart sudest. Je marque ici les rhumbs du compas pour une raison assez importante. Les vaisseaux latins mouillent ordinairement plus au large, et alors ils sont sur un banc de rochers qui coupent les câbles, tandis que les bâtimens grecs, en se rapprochant de la terre, se trouvent sur un fonds moins dangereux, entre la darse de Yaffa et le banc des rochers.

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Des caïques vinrent de toutes parts pour porter à terre les pèlerins. Je reconnus sur-le-champ. dans les patrons de ces barques, un autre vêtement, un autre air de visage, un langage différent, enfin la race arabe et les habitans de la frontière du désert.

J'envoyai mon domestique grec prévenir les pères de Terre-Sainte de l'arrivée d'un pélerin latin. Je vis bientôt venir un bateau où je dis tinguois de loin trois religieux qui, m'ayant reconnu à mon habit franc, me faisoient des signes

de la main. Ces Pères arrivèrent à bord; quoiqu'ils fussent Espagnols, et qu'ils parlassent un italien difficile à entendre, nous nous serrâmes la main comme de véritables compatriotes. Je descendis avec eux dans la chaloupe; nous entrâmes dans le port par une ouverture pratiquée entre des rochers, et dangereuse même pour un caique. Les Arabes du rivage s'avancèrent dans l'eau jusqu'à la ceinture pour nous charger sur leurs épaules. Il se passa là une scène assez plaisante mon domestique étoit vêtu d'une redingote blanchâtre; le blauc étant la couleur de distinction chez les Arabes, ils jugèrent que mon domestique étoit le scheik. Ils se saisirent de lui, et l'emportèrent en triomphe malgré ses protestations, tandis que, grace à mon habit bleu, je me sauvois obscurément sur le dos d'un mendiant déguenillé.

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Nous nous rendimes à l'hospice des Pères simple maison de bois bâtie sur le port, et jouissant d'une belle vue de la mer. Mes hôtes me conduisirent à la chapelle, que je trouvai illuminée, et où ils remercièrent Dieu de leur avoir envoyé un Frère: touchantes insitutions chrétiennes, par qui le voyageur trouve des amis et des secours dans les pays les plus barbares; institutions que j'ai vantées ailleurs, mais qui ne seront jamais assez admirées!

Les religieux m'installèrent ensuite dans une cellule, où je trouvai une table, un bon lit, de l'encre et du papier, de l'eau fraîche et du linge blanc. Il faut descendre d'un bâtiment grec chargé de deux cents pélerins, pour sentir le prix de tout cela. A huit heures du soir, nous passâmes au réfectoire. On dit en commun le Bénédicite,

précédé du De Profondis souvenir de la mort que le Christianisme mèle à tous les actes de la vie pour les rendre plus graves, comme les anciens le mêloient à leurs banquets pour rendre leurs plaisir plus piquans. On me servit sur une petite table propre et isolée, de la volaille, du poisson, d'excellens fruits, tels que des grenades, des pastèques, des raisins, et des dattes dans leur primeur; j'avais à discrétion le vin de Chypre, le café du Levant. Tandis que j'étois comblé de biens, les Pères mangeoient gaiment un peu de poisson sans sel et sans huile : ils étoient gais avec modestie, familiers avec politesse. Point de questions inutiles, point de vaines curiosités. Tous les propos rouloient sur mon voyage, sur les mesures à prendre pour me le faire achever en sûreté : « Car, me disoient-ils, nous répondons » maintenant de vous à votre patrie. » Ils avoient déjà dépêché un exprès au scheik des Arabes de la montagne de Judée, et autre au Père procureur de << Rama: Nous vous recevons, me disoit le P.François » Munoz, avec un cœur timpide e bianco. » Il étoit inutile que ce religieux espagnol m'assurât de la sincérité de ses sentiments: je les aurois facilement devinés à la pieuse franchise de son front et de ses regards.

Cette réception si chrétienne et si charitable dans une terre où le Christianisme et la charité ont pris naissance; cette hospitalité apostolique dans un lieu où le premier des Apôtres prêcha l'Evangile, me touchoient jusqu'au coenr: je me rappellois que d'autres missionnaires m'avoient reçu avec la même cordialité dans les déserts de l'Amérique. Les religieux de Terre-Sainte ont d'autant plus de mérite, qu'en prodiguant aux pé

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lerins de Jérusalem la charité de Jésus-Christ, ils ont gardé pour eux la croix qui fut plantée sur ces mêmes bords. Ce Père au coeur limpide e' bianco m'assuroit encore qu'il trouvoit la vie qu'il menoit depuis cinquante ans, un vero Paradiso. Veut-on savoir ce que c'est que ce Paradis ? Tous les jours une avanie, la menace des coups de bâton, des fers et de la mort. Il y a quelque temps que ces religieux avoient lavé les linges de l'autel .L'eau, imprégnée d'amidon, en coulant audehors de l'hospice, blanchit une pierre. Un Turc passe, voit cette pierre, et va déclarer au cadi que les Pères ont réparé leur maison. Le cadi se transporte sur les lieux, décide que la pierre, qui étoit noire, est devenue blanche; et sans écouter les religieux,il les oblige à payer dix bourses. La veille même de mon arrivée à Yaffa,le Père procureur de l'hospice avoit été menacé de la corde par un domestique de l'aga en présence de l'aga même. Celui-ci se contenta de rouler paisiblement sa moustache, sans daigner dire un mot favorable au chien. Voilà le véritable Paradis de ces moines, qui, selon quelques voyageurs, sont de petits souverains en Terre-Sainte, et jouissent des plus grands hon

uners.

Le lendemain de mon arrivée à Yaffa, je voulus parcourir la ville et rendre visite à l'aga, qui m'avoit envoyé complimenter. Le vice-procureur me détourna de ce dessein: « Vous ne connoissez pas » ces gens-ci, me dit-il: ce que vous prenez pour >> une politesse est un espionnage. On n'est venu » vous saluer que pour savoir qui vous êtes, si vous » êtes riche, si on peut vous dépouiller. Voulez-vous >> voir l'aga? Il faudra dabord lui porter des pré» sens : il ne manquera pas de vous donner mal

» gré vous une escorte pour Jérusalem. L'aga de >> Ramlé augmentera cette escorte. Les Arabes, » persuadés qu'un riche Franc va en pélerinage >> au Saint-Sépulcre, augmenteront les droits du >> passage, où vous attaqueront sur la route. A la » porte de Jérusalem vous trouverez le eamp du » pacha de Damas, qui est venu, selon l'usage, » lever les contributions, avant de conduire la ca» ravane à la Mecque. Votre appareil donnera de >> l'ombrage à ce pacha, et vous exposera à des » avanies. Arrivé à Jérusalem, on vous deman>> dera trois ou quatres mille piastre pour l'escorte. » Le peuple, instruit de votre arrivée, vous as>> siégera de telle manière qu'eussiez-vous des >> millions, vous ne pourriez satisfaire son avidité. » Les rues seront obstruées sur votre passage, et » vous ne pourrez entrer aux Saints-Lieux qu'en >> courant les risques d'être déchiré. Croyez-moi, » demain nous nous déguiserons en pélerins, nous >> irons ensemble à Ramlé: là, je recevrai la ré»ponse de mes exprès. Si elle est favorable >> vous partirez dans la nuit, et vous arriverez » sain et sauf, et à peu de frais, à Jérusalem. »

Le père appuya son raisonnement de mille exemples, et, en particulier, de celui d'un évêque polonais, à qui un trop grand air de richesse pensa coûter la vie il y a deux ans. Je ne rapporte ceci que pour montrer à quel dégré la corruption, l'amour de l'or, l'anarchie et la barbarie, sont poussés dans ce malheureux pays. D'après ce que j'ai vu de mes yeux, je ne crains point de dire que, sans la vigilance et les soins paternels des religieux chrétiens, la moitié des pélerins périroît dans le voyage de Jérusalem.

Le 3 octobre à quatre heures de l'après-midi,

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