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aïeul! La mort me feroit plus douce que la foibleffe honteufe où je me vois.

A PEINE avois-je ainfi parlé, que ma douleur s'adoucifloit, & que mon cœur, enivré d'une folle paffion, fecouoit prefque toute pudeur; puis je me voyois plongé dans un abime de remords. Pendant ce trouble je courois errant çà & là dans le facré bocage, femblable à une + biche que le chaffeur a bleffée: elle court au-travers des vaftes forêts pour foulager fa douleur; mais la fleche qui l'a percée dans le flanc la fuit partout: elle porte partout avec elle le trait meurtrier. Ainfi je courois en vain pour m'oublier moi-même, & rien n'adouciffoit la plaie de mon cœur.

EN ce moment j'aperçus affez loin de moi, dans l'ombre épaiffe de ce bois, la figure du fage Mentor: mais fon vifage me parut fr pâle, fi trifte & auftere, que je n'en pus reffentir aucune joie. Eft-ce donc vous, o mon cher ami, mon unique efperance? Eft-ce vous? Quoi donc eft ce vous-même ? Une image trompeuse ne vient-elle pas abufer mes yeux? Eft-ce vous, Mentor? N'eft-ce point votre ombre encore fenfible à mes maux? N'êtes-vous point au rang des ames heureufes qui jouïffent de leur vertu, & à qui les Dieux donnent des plaifirs purs dans une éternelle paix aux Champs Elyzées? Parlez, Mentor, vivez-vous encore? Suis-je affez heureux pour vous pofféder, ou bien n'est-ce qu'une ombre de mon ami? En difant ces paroles, je courois vers lui tout transporté jufqu'à perdre

Qualis conjecta cerva fagitta,

Quam procul incautam nemora inter Creffia fixit
Pahor agens telis, liquitque volatile ferrum
Nefcius: illa fugâ fylvas faltufque peragrat

Dictaos; baret lateri lethalis arundo.

Virg. Æn.. IV. v, 69e

perdre la refpiration: il m'attendoit tranquilement fans faire un pas vers moi. O Dieux, vous le favez, quelle fut ma joie, quand je fentis que mes mains le touchoient! Non, ce n'eft pas une vaine ombre; je le tiens, je l'embraffe, mon cher Mentor! c'eft ainfi que je m'écriai. J'arrofai fon vifage d'un torrent de larmes; je demeurois attache à fon cou fans pouvoir parler. Il me regardoit triftement avec des yeux pleins d'une tendre compaffion.

ez,

ENFIN je lui dis: Helas! d'où yenez-vous ? En quels dangers ne m'avez-vous point laiffé pendant votre abfence, & que ferois-je maintenant fans vous! Mais fans répondre à mes queftions: Fuyez, me dit-il d'un ton terrible; fuyhâtez-vous de fuir. Ici la terre ne porte pour fruit que du poifon; l'air qu'on refpire eft empefté; les hommes contagieux ne fe parlent que pour fe communiquer un venin mortel. La volupté lâche & infame, qui eft le plus horrible des maux fortis de la boëte de Pandore, amolit les cœurs, & ne fouffre ici aucune vertu. Fuyez que tardez-vous? Ne regardez pas même derriere vous en fuyant; effacez jufqu'au moindre fouvenir de cette ifle exécrable.

IL

Pandore étoit une femme merveilleufe fabriquée par Vulcain.'' Son caractere étoit un affemblage des dons que tous les Dieux lui firent: & c'eft de là que vient fon nom. Jupiter, irrité contre Prométhée qui avoit derobé le feu du ciel, envoya cette créature extraordinaire à Epiméthée frere de Prométhée, avec une boëte fatale au genre humain: car Epiméthée l'aïant ouverte, toutes fortes de maux & de maladies fe répandirent sur la terre. Audax Iapeti genus

Ignem fraude malâ gentibus intulit.
Poft ignem ætheria domo

Subductum, macies, & nova febrium

Terris incubuit cobors,

Semotique prius tarda neceffitas

Lethi corripuit gradum. Hor. 1. I. Od. 3.

Voyez toute l'hiftoire de Pandore dans Hefiod, I, I. oper, & dier

IL dit, & auffi-tôt je fentis comme un nuage épais qui fe diffipoit fur mes yeux, & qui me laifloit voir la pure lumiere. Une joie douce & pleine d'un ferme courage renaiffoit dans mon cœur cette joie étoit bien differente de cette autre joie molle & folâtre dont mes fens avoient été empoisonnés. L'une eft une joie d'ivreffe & de trouble, qui eft entrecoupée de paffions furieufes & de cuifans remords: l'autre est une joie de raifon, qui à quelque chofe de bienheureux & de celefte. Elle est toujours pure & égale, rien ne peut l'épuifer: plus on s'y plonge, plus elle eft douce; elle ravit l'ame fans la troubler. Alors je verfai des larmes de joie, & je trouvois que rien n'étoit fi doux que de pleurer ainfi. O heureux, difois-je, les hommes Ο à qui la vertu fe montre dans toute fa beauté ! Peut-on la voir fans l'aimer? Peut-on l'aimer fans être heureux ?

MENTOR me dit: Il faut que je vous quite: je pars dans ce moment; il ne m'eft pas permis de m'arréter. Où allez-vous donc, lui répondis-je? En quelle terre inhabitable ne vous fuivrai-je point? Ne croyez pas pouvoir m'échaper; je mourrai plutôt fur vos pas. En difant ces paroles, je le tenois ferré de toute ma force, C'eft en vain, me dit-il, que vous efperez de me retenir. Le cruel Métophis me vendit à des Ethiopiens où Arabes. Ceux-ci étant allés à Damas en Syrie pour leur commerce, voulurent fe defaire de moi, croyant en tirer une grande fomme d'un nommé Hazaël, qui cherchoit un esclave Grec, pour connoître les mœurs de

P Bâtie par Uts, fils ainé d'Aram, fuivant l'opinion unanime des Anciens. Sam. Bochart, Phal. 1. II. c. 8. C'eft une des plus belles & des plus opulentes villes du Levant, fituge dans la Phénicie.

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de la Grece, & pour s'inftruire de nos fciences. En effet Hazaël m'acheta cherement. Ce que je lui ai apris de nos mœurs, lui a donné la curiofité de paffer dans l'ifle de Crete pour étudier les fages loix de Minos. Pendant notre navigation les vents nous ont contraints de re lâcher dans l'ifle de Cypre: en attendant un vent favorable, il eft venu faire fes offrandes au temple: le voilà qui en fort; les vents nous apellent; déja nos voiles s'enflent. Adieu, mon cher Telémaque; un efclave qui craint les Dieux doit fuivre fidelement fon maître. Les Dieux ne me permettent plus d'être à moi: fi j'étois à moi, ils le favent, je ne ferois qu'à vous feul. Adieu, fouvenez-vous des travaux d'Ulyffe & des larmes de Pénelope: fouvenez-vous des juftes Dieux. O Dieux, protecteurs de l'innocence, en quelle terre fuis-je contraint de laiffer Telémaque!

Non, non, lui dis-je, mon cher Mentor, il ne dépendra pas de vous de me laiffer ici. Plutôt mourir que de vous voir partir fans moi. Ce maître Syrien eft-il impitoyable? Eft-ce une tigreffe dont il a fucé les mamelles dans fon enfance? + Voudra-t-il vous arracher d'entre mes bras? Il faut qu'il me donne la mort, ou qu'il fouffre que je vous fuive. Vous m'exhortez

*

Vous

• Κρήτη τις γαῖ ἐςὶ, μέσῳ ἐνὶ οἴνοπι πόνζα, Καλὰ καὶ πίειρα, πριῤῥυτα.

Homer. Odyff. 1. XIX. v. 172. Fils de Jupiter d'Europe, fille d'Agénor Roi de Phemicie. Il étoit Roi de Crete ou Candie; parcequ'il étoit fort équitable, on a feint que Pluton l'avoit choifi pour être juge dans les enfers.

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Hyrcanaque admorunt ubera tygres.

Virg. Æn. 1. IV. v. 367

Quis te noftris complexibus arcet?

Id. ib. l. V. v. 7424

vous-même à fuir, & vous ne voulez pas que je fuye en fuivant vos pas. Je vais parler à Hazaël il aura peut-être pitié de ma jeunesse & de mes larmes puifqu'il aime la fageffe & qu'il va fi loin la chercher, il ne peut point avoir un cœur feroce & infenfible. Je me jetterai à fes pieds; j'embrafferai fes genoux: je ne le laifferai point aller, qu'il ne m'ait accordé de vous fuivre. Mon cher Mentor, je me ferai efclave avec vous; je lui offrirai de me donner à lui, S'il me refuse, c'est fait de moi; je me delivrerai de la vie.

DANS ce moment Hazaël apella Mentor. Je me profternai devant lui: il fut furpris de voir un inconnu en cette. pofture. Que voulez-vous, me dit-il? La vie, répondis-je: car je ne puis vivre, fi vous ne fouffrez que je fuive Mentor: qui eft à vous. Je fuis le fils du grand Ulyffe, le plus fage des Rois de la Grece, qui ont ren-. verfé la fuperbe ville de Troye, fameufe dans toute l'Afie. Je ne vous dis pas ma naiffance: pour me vanter, mais feulement pour vous infpirer quelque pitié de mes malheurs. J'ai cherché mon pere dans toutes les mers, aïant avec moi cet homme, qui étoit pour moi un autre pere. La fortune pour comble de maux me l'a enlevé; elle l'a fait, votre efclave: fouffrez que je le fois auffi. S'il eft vrai que vous aimiez la juftice, & que vous alliez en Crete pour aprendre les loix du bon Roi Minos, n'endurciffez point votre coeur contre mes foupirs & contre mes larmes. Vous voyez le fils d'un Roi, qui eft réduit à demander la fervitude comme fon unique reffource. Autrefois j'ai voulu mourir en Sicile pour éviter l'esclavage: mais mes premiers malheurs n'étoient que de foibles effais des outrages de la fortune; maintenant je crains

de

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