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PENDANT qu'ils oublioient ainfi les dangers, une foudaine tempête troubla le ciel & la mer. *Les vents déchainés mugiffoient avec fureur dans les voiles: † les ondes noires batoient les . flancs du navire, qui gémiffoit fous leurs coups..

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Tantôt nous montions fur le dos des vagues, enflées: tantôt la mer sembloit fe derober fous le navire, & nous précipiter dans l'abime. Nous apercevions auprès de nous des rochers, contre lefquels les flots irrités fe brifoient avec un bruit horrible. Alors je compris par experience ce que j'avois fouvent ouï dire à Mentor, que les hommes mous & abandonnés aux plaifirs, manquent de courage dans les dangers. e Tous nos Cypriens abatus pleuroient comme des femmes. Je n'entendois que des cris pitoyables, que des regrets fur les delices de la vie, que de vaines promeffes aux Dieux, pour leur faire des facrifices, fi on pouvoit arriver au port... Personne ne confervoit affez de prefence d'efprit, ni pour ordonner les manoeuvres, ni pour les faire. Il me parut que je devois, en fauvant ma vie, fauver celle des autres. Je pris le gouvernail en main, parceque le Pilote troublé par le vin, comme une Bacchante, étoit hors d'état de

---- Stridens Aquilone procella

Velum adverfa ferit. Virg. Æn. l. I. v. 102.
Sæpe dat ingentem fluctu latus ilia fragorem..

con

Ovid. Met. 1. XI. v. 50S. .

Hi fummo in fluctu pendent, his unda debifcens

Terram inter fluctus aperit. Virg. Æn, l. I. v. 106.

e Les Cypriens étoient les plus efféminés de tous les Grecs; & tandis que les autres peuples defendoient genereufement leur. liberté contre l'Empereur des Perfes, ils payoient à ce Prince un lâche tribut.

f Les Bacchantes étoient des femmes, qui facrifioient à Bacchus de trois en trois ans, de nuit, fur le mont Citheron proche de Thebes, fur d'autres montagnes de Thrace. Elles tenoient des bâtons couverts de lierre, apellés thyrses ; & fembloient pofsfédées d'une fureur divine,

connoître le danger du vaiffeau: j'encourageai les matelots effrayés; je leur fis abaifler les voiles. Ils ramerent vigoureufement: nous paffames au-travers des écueils, & nous vimes de près toutes les horreurs de la mort.

CETTE avanture parut comme un fonge à tous ceux qui me devoient la confervation de leur vie; ils me regardoient avec étonnement. Nous arrivames en l'ifle de Cypre* au mois du Printems qui eft confacré à Vénus. Cette faifon, difoient les Cypriens, convient * à cette Déeffe; car elle femble animer toute la Nature, & faire naître les plaifirs comme les fleurs.

EN arrivant dans l'ifle, je fentis un air doux, qui rendoit les corps lâches & pareffeux, mais qui infpiroit une humeur enjouée & folâtre. Je remarquai que la campagne naturellement fertile & agréable, étoit prefque inculte, tant les habitans étoient ennemis du travail. Je vis de tous côtés des femmes & de jeunes filles vainement parées, qui alloient, en chantant les louanges de Vénus, fe devouer à fon temple. La beauté, les graces, la joie, les plaifirs éclatoient également fur leurs vifages; mais les graces y étoient trop affectées. On n'y voyoit point une noble fimplicité, & une pudeur aimable qui fait le plus grand charme de la beauté. L'air de moleffe, Part de compofer leurs vifages, leur parure vaine, leur démarche languiffante, leurs regards qui femblaient chercher ceux des hommes, leurs

* C'eft le mois d'Avril :

Venimus ad quartum, quo tu celeberrima, menfem ::
Et vatem & menfem fcis, Venus, effe tuos.
Ovid. Faft. 1. IV. v. 13.

*Nec Veneri tempus, quam ver, erat aptius ullum.
Vere nitent terræ: vere remiffus ager.

Nunc herba ruptâ tellure cacumina tollunt.

Id. ib. v. 12-5.

leurs jaloufies entre elles pour allumer de grandes paffions; en un mot tout ce que je voyois dans ces femmes, me fembloit vil & méprifable. A force de me vouloir plaire, elles me dégoûtoient.

ON me conduifit au temple de la Déeffe. Elle en a plufieurs dans cette ifle; car elle est particulierement adorée à Cythere", à Idalie, & à Paphos : c'eft à Cythere que je fus conduit. Le temple est tout de marbre; c'est un parfait periftile. Les colonnes font d'une groffeur & d'une hauteur qui rendent cet édifice très majeftueux. Au-deflus de l'architrave & de la frife, font à chaque face de grands frontons, où l'on voit en bas-relief toutes les plus agréables avantures de la Déeffe. A la porte du temple eft fans ceffe une foule de peuples, qui viennent faire leurs offrandes. On n'égorge jamais dans l'enceinte du lieu facré aucune victime: on n'y brûle point comme ailleurs la graifle des géniffes & des taureaux; on n'y répand jamais leur fang. On prefente feulement devant l'autel les bêtes qu'on offre, & on n'en peut offrir aucune qui ne foit jeune, blanche, fans defaut & fans

a Junon dit à Vénus dans Virgile:

tache..

Eft Paphos Idaliumque tibi, funt alta Cythera.
Æn. 1. X. v. 86..

Cythere, aujourd'hui Cerigo, eft une ifle fituée entre la Morée & l'ile de Candie. Vénus, fous le nom d'Uranie, y avoit un temple très celebre, au raport de Paufanias. C'eft en cette ifle que les Poëtes ont feint qu'elle étoit abordée, au fortir de la mer. Sam. Bochart derive fon nom de Cythere du "mot Phénicien cetbare, qui fignifie pierres, à caufe que cette ifle eft pleine de rochers. Chan. I. F. c. 22. Mais dans cet endroit du Telémaque il s'agit d'un lieu de l'ifle de Cypre confacré à Vénus, & apellé Cythere..

Ville & bois de l'ifle de Cypre, dont Sam. Bochart, Chan. 1. I. c. 3. derive le nom d'Idala, qui fignifie lieu confacré à la Déeffe.

Bâtie par Paphus, qui lui donna fon nom. Vénus y avoit un temple selebre. Voy. Tacit. Hift. I. II.

tache. On les couvre de bandelettes de pourpre brodées d'or; leurs cornes font dorées & ornées de bouquets de fleurs odoriferantes. Après qu'elles ont été presentées devant l'autel, on les renvoye dans un lieu écarté, où elles font égorgées. pour les feftins des Prêtres de la Déeffe.

ON offre auffi toutes fortes de liqueurs parfumées, & du vin plus doux que le nectar. Les Prêtres font revétus de longues robes blanches. avec des ceintures d'or, & des franges de même. au bas de leurs robes. On brûle nuit & jour fur les autels les parfums les plus exquis de * Ï'Orient, & ils forment une espece de nuage qui monte vers le ciel. Toutes les colonnes du temple font ornées de feftons pendans; tous les vafes qui fervent au facrifice font d'or. Un bois facre de mirtes environne le bâtiment. Il n'y a que de jeunes garçons & de jeunes filles d'une rare beauté, qui puiflent prefenter les victimes aux Prêtres, & qui ofent allumer le feu des autels: mais l'impudence & la diffolution des→ honnorent un temple fi magnifique.

D'ABORD j'eus horreur de ce que je voyois: mais infenfiblement je commençois à m'y accoutumer. Le vice ne m'effrayoit plus; toutes les compagnies m'infpiroient je ne fais quelle incli-nation pour le defordre. On fe moquoit_de. mon innocence; ma retenue & ma pudeur fervoient de jouet à ces peuples effrontés. On n'oublioit

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Templum illi, centumque Sabao

Thure calent ara, fertifque recentibus balant.

Virg. Æn. 1. I. v. 416.

a Le mirte étoit confacré à Vénus. Virgile dit d'Enée $ Sic fatus, velat maternâ tempora myrto.

Æn. 1. V. v. 72.

8 Toutes ces defcriptions font copiées d'après les anciens Hiftoriens. Il y avoit, au raport de Strabon, plus de douze Gents Courtifannes dans un feul temple de Vénus.

blioit rien pour exciter toutes mes paffions,
Pour me tendre des piéges, & pour réveiller en
moi le goût des plaifirs. Je me fentois affoiblir
tous les jours; la bonne éducation que j'avois re-
çue ne me foutenoit prefque plus; toutes mes
bonnes refolutions s'évanouilloient. Je ne me fen--
tois plus la force de refifter au mal qui me prefloit
de tous côtés; j'avois même une mauvaise hon-
te de la vertu. J'étois comme un homme qui
nage dans une riviere profonde & rapide: *d'a-
bord il fend les eaux & remonte contre le tor-
rent; mais fi les bords font efcarpés, & s'il ne
peut fe repofer fur le rivage, il fe laffe enfin peu
à peu, & fa force l'abandonne: fes membres é-
puifés s'engourdiffent, & le cours du fleuve l'en-,
traine. Ainfi mes yeux commençoient à s'obf-
curcir; mon cœur tomboit en defaillance: je
ne pouvois plus rapeller ni ma raison, ni le
fouvenir des vertus de mon pere. Le fonge, où
je croyois avoir vu le fage Mentor defcendu aux
Champs Elyzées, achevoit de me décourager:
une fecrette & douce langueur s'emparoit de
moi. J'aimois déja le poifon flateur, qui fe glif
foit de veine en veine, & qui pénétroit jusqu'à
la moëlle de mes os. Je pouffois néanmoins en-
core de profonds foupirs; je verfois des larmes
ameres; je rugiffois comme un lion dans ma fu
reur. O malheureufe jeuneffe, difois-je! O
Dieux, qui vous jouez cruellement des hommes,
pourquoi les faites-vous paffer par cet âge qui
eft un tems de folie, ou de fievre ardente? O!
que ne fuis-je couvert de cheveux blancs, cour
bé & proche du tombeau, comme Laërte mon
aïeul!

Non aliter quàm qui adverso vix flumine lembum
Remigiis fubigit, fi brachia forte remifit,

Atque illum in præceps prono rapit alveus_amni.)

Virg. Georg. l. I. v. 2017.

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