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MAIS que ferai-je donc, continua Telémaque d'un ton moderé & docile? Il n'eft plus tems, repartit Mentor, de lui cacher ce qui refte de.. vos avantures. Elle en fait affez pour ne pou→ voir être trompée fur ce qu'elle ne fait pas en→ core; votre referve ne ferviroit qu'à l'irriter. Achevez donc demain de lui raconter tout ce que les Dieux ont fait en votre faveur, & aprenez une autre fois à parler plus fobrement de tout ce qui peut vous attirer quelque louange. Telé→ maque reçut avec amitié un fi bon confeil, &. ils fe coucherent.

AUSSITOT que Phébus ? eut répandu fes pre-miers rayons fur la terre t, Mentor entendant la voix de la Déeffe qui apelloit fes Nymphes dans le bois, éveilla Télémaque. Il eft tems, lui dit-il, de vaincre le fommeil. Allons, retournez à Calypfo; mais defiez-vous de fes douces paroles. Ne lui ouvrez jamais votre cœur ; craignez le poifon flateur de fes louanges. Hier elle vous élevoit au-deffus de votre fage pere, de l'invincible Achille, du fameux Thefée, d'Her cule devenu immortel. Sentites-vous combien cette louange eft exceffive? Crutes-vous ce qu'el le difoit? Sachez qu'elle ne le croit pas ellemême. Elle ne vous loue qu'à caufe qu'elle vous croit foible, & affez vain pour vous laiffer tromper par des louanges difproportionnées à vos actions.

APRES

? Phébus, Apollon, le Soleil: c'eft le même Dieu. ta avons déja parlé, pag. 42.

Que Phebo pater omnipotens, mihi Phœbus Apollo
Prædixit. Virg. Æn. 1. III. v. 251.

Ce qui eft une imitation d'Homere:

Nous

Ως ἔφατ ̓ εὐχόμενα, το δ ̓ ἔκλυε Φοῖβ@ Απόλλων,

II. 1. I. v. 43. & al.

Poftera cùm primâ luftrabat lampade terras
Orta dies, Virg. Æn. J. VII. v. 148.

APRES ces paroles ils allerent au lieu où la Déeffe les attendoit. Elle fourit en les voyant, & cacha, fous une aparence de joie, la crainte & l'inquiétude qui troubloient fon cœur ; car elle prévoyoit que Telémaque, conduit par Mentor, lui échaperoit de même qu'Ulyffe. Hâtezvous, dit-elle, mon cher Telémaque, de fatiffaire ma curiofité. J'ai cru pendant toute la nuit vous voir partir de Phénicie, & chercher une nouvelle deftinée dans l'ifle de Cypre. Dites-nous donc quel fut ce voyage, & ne perdons: pas un moment. Alors on s'affit fur l'herbe se-mée de violettes, à l'ombre d'un bocage épais..

CALYPSO ne pouvoit s'empêcher de jetter fans ceffe des regards tendres & paffionnés fur: Telémaque, & de voir avec indignation que Mentor obfervoit jufqu'au. moindre mouvement de fes yeux. Cependant toutes les Nymphes en *filence fe panchoient pour préter l'oreille, &. faifoient une espece de demi-cercle pour mieux écouter & pour mieux voir. Les yeux de l'affem- blée étoient immobiles & attachés fur le jeune homme. Telémaque baiffant les yeux, & rougiflant avec beaucoup de grace, reprit ainsi la fuite de fon hiftoire:

A PEINE le doux fouffle d'un vent favorable avoit rempli nos voiles †, que la terre de Phénicie difparut à nos yeux. Comme j'étois avec les Cypriens, dont j'ignorois les mœurs, je me refolus de me taire, de remarquer tout, & d'observer toutes les regles de la difcrétion, pour gagner leur eftime. Mais pendant mon filenceun fommeil doux & puiflant vint me faifir. Mes...

* Conticuere omnes, intentique ora tenebant. ·

Virg. Æn. 1. II. v. 1.

Neptunus pentis implevit vela fecundis.

Id. ib. 1. VII. v. 23.

Mes fens étoient liés & fufpendus; je goûtois une paix & une joie profonde qui enivroit mon cœur. Tout-à-coup je crus voir Vénus, qui fendoit les nues dans fon char volant conduit par deux colombes. Elle avoit cette éclatante beauté, cette vive jeuneffe, ces graces tendres, qui parurent en elle, quand elle fortit de l'écume de l'Océan, & qu'elle éblouït les yeux de Jupiter même. Elle defcendit tout-à-coup d'un vol rapide jufqu'auprès de moi, me mit en fouriant la main fur l'épaule, & me nommant par mon nom, prononça ces paroles: Jeune Grec, tu vas entrer dans mon Empire: tu arriveras bientôt dans cette ifle fortunée, où les plaifirs, les ris & les jeux folâtres naiflent fous mes pas. Là tu brûleras des parfums fur mes autels; là je te plongerai dans un fleuve de delices. Ouvre ton cœur aux plus douces efperances, & gardetoi bien de refifter à la plus puiflante de toutes les Déeffes, qui veut te rendre heureux.

EN même tems j'aperçus l'enfant Cupidon, dont les petites ailes s'agitant le faifoient voler autour de fa mere. Quoiqu'il eût fur fon visage la tendreffe, les graces & l'enjoument de l'enfance, il avoit je ne fais quoi dans fes yeuxperçans, qui me faifoit peur. Il rioit en me regardant; fon ris étoit malin, moqueur & cruel. Il tira de fon carquois d'or la plus aiguë de fes fleches. Il banda fon arc, & alloit me percer, quand Minerve fe montra foudainement pour me couvrir de fon Egide. Le visage de cette Déeffe n'avoit point cette beauté molle, & cette langueur paffionnée, que j'avois remarquées dans le vifage & dans la posture de Vénus. C'étoit au

"C'étoient les oifeaux de Vénus:

Et Veneris dominæ volucres, mea turba, columba:
Propert. 1. III. eleg. 2.

con

contraire une beauté fimple, négligée, modefte; tout étoit grave, vigoureux, noble, plein de force & de majefté. La fleche de Cupidon, ne pouvant percer l'Egide, tomba par terre. Cupidon indigné en foupira amerement; il eut honte de fe voir vaincu. Loin d'ici, s'écria Minerve, loin d'ici, témeraire enfant. Tu ne vaincras jamais que des ames lâches, qui aiment mieux tes honteux plaifirs que la fageffe, la vertu & la gloire. A ces mots l'Amour irrité s'envola, & Vénus remontant vers l'Olympe, je vis longtems fon char avec fes deux colombes dans une nuée d'or & d'azur; puis elle difparut. En baiffant les yeux vers la terre, je ne retrouvai plus Minerve.

IL me fembla que j'étois tranfporté dans un jardin delicieux, tel qu'on dépeint les Champs Elyzées. En ce lieu je reconnus Mentor, qui me dit: Fuyez cette cruelle terre, cette ifle empestée, où l'on ne refpire que la volupté. La vertu la plus courageufe y doit trembler, & ne fe peut fauver qu'en fuyant. Dès que je le vis, je me voulois jetter à fon cou pour l'embraffer; mais je fentois que mes pieds ne pouvoient fe mouvoir, que mes genoux fe deroboient fous moi, & que mes mains, s'efforçant de faifir Mentor, cherchoient une ombre vaine, qui m'échapoit toujours. Dans cet effort je m'éveillai, & je fentis que ce fonge mifterieux étoit un avertiffement divin. Je me fentis plein de

C

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SC'étoit dans la Fable la demeure des ames fortunées :

̓Αλλὰ σ ̓ ἐς Ηλύσιον πεδίον ή πείρατα γαίης
Adávalo veuf. Homer. Odyff. 1. IV. v. 563.
Voyez-en la defcription dans Virgile, En. 1. VI.

Brachiaque intendens, prendique & prendere certans,
Nil nifi cedentes infelix arripit auras.

Ovid. Met. 1. X. v. 58.

c Les ames enivrées de l'amour de la gloire font fuperieures

aux

courage contre les plaifirs, & de defiance contremoi-même, pour détefter la vie molle des Cypriens. Mais ce qui me perça le cœur, fut que: je crus que Mentor avoit perdu la vie, & qu'aïant paffé les ondes du 4 Styx', il habitoit l'heu- reux féjour des ames juftes.

CETTE pensée me fit répandre un torrent de larmes. On me demanda pourquoi je pleurois. Les larmes, répondis-je, ne conviennent que trop à un malheureux Etranger, qui erre fans efperance de revoir fa patrie. Cependant tous les Cypriens, qui étoient dans le vaiffeau, s'abandonnoient à une folle joie. Les rameurs, ennemis du travail, s'endormoient fur leurs rames; le Pilote couronné de fleurs laiffoit le gouver nail, & tenoit en fa main une grande cruche de vin qu'il avoit prefque vuidée. Lui & tous les autres, troublés par la fureur de Bacchus, chantoient à l'honneur de Vénus & de Cupidon, des vers qui devoient faire horreur à tous ceux qui aiment la vertu.

PEN

aux charmes de la volupté. On fait avec quelle noble indifference le Heros de la Grece regarda la femme & les filles de Darius. Scipion l'Africain, chafte jufques dans fes regards, ne voulut point voir la plus belle perfonne de la Cour du Roi Indibilis; mais après lui avoir donné fa rançon pour dot, il la `renvoya à celui à qui elle étoit fiancée.

d Le Styx eft une fontaine au pied de la montagne Nonacris en Arcadie, dont les eaux font venimeufes fi froides, qu'elles font mourir aufh-tôt qu'on les a bues. Les Poëtes feignent, que c'eft un fleuve ou marais d'enfer, par lequel les Dieux jurent avec tant de refpect, qu'ils n'oferoient violer leur fer

ment.

Les Poëtes difent qu'il envelope neuf fois les enfers de fon ende..

Et novies Styx interfufa coercet.

Virg. Georg. l. IV. v. 480. & n. 1. VI. v.
At magnis femper Divis, regique Deorum
Jurari dignata palus, picis horrida rivo,
Fumiferum volvit Styx inter fulphura limum.

Sil, 1. XIII.

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