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Je ne vois point d'autres moyens de fauver votre vie & la mienne.

JE répondis à Narbal: Laiffez perir un malheureux que le deftin veut perdre. Je fais mourir, Narbal, & je vous dois trop pour vous entrainer dans mon malheur. Je ne puis me refoudre à mentir. Je ne fuis point Cyprien, & je ne faurois dire que je le fuis. Les Dieux voyent ma fincerité: c'eft à eux à conferver ma vie par leur puiflance, s'ils le veulent; mais je ne veux point la fauver par un menfonge.

NARBAL me répondit: Ce menfonge, Telémaque, n'a rien qui ne foit innocent; les Dieux mêmes ne peuvent le condamner. Il ne fait aucun mal à perfonne: il fauve la vie à deux innocens; il ne trompe le Roi que pour l'empécher de faire un grand crime. Vous pouffez trop loin l'amour de la vertu, & la crainte de bleffer la religion.

: IL fuffit, lui difois-je, que le menfonge foit menfonge, pour n'être pas digne d'un homme qui parle en prefence des Dieux, & qui doit tout à la verité. CELUI qui bleffe la verité, offense les Dieux, & fe bleffe foi-même: car il parle contre fa confcience. Ceffez, Narbal, de me propofer ce qui eft indigne de vous & de moi. Si les Dieux ont pitié de nous, ils fauront bien nous delivrer. S'ils veulent nous laifler perir, nous ferons en mourant les victimes de la verité, & nous laifferons aux hommes l'exemple de preferer la vertu fans tache à une longue vie: la mienne n'eft déja que trop longue, étant fi malheureufe. C'eft vous feul, o mon cher Narbal, pour qui mon cœur s'attendrit. Faloit-il que votre amitié pour un malheureux Etranger vous füt fi funefte?

Nous

Nous demeurames longtems dans cette efpece de combat. Mais enfin nous vimes arriver un homme qui couroit hors d'haleine: c'étoit un autre Officier du Roi, qui venoit de la part d'Aftarbé. Cette femme étoit belle comme une Déeffe. Elle joignoit aux charmes du corps tous ceux de l'efprit; elle étoit enjouée, flateuse, infinuante. Avec tant de charmes trompeurs, elle avoit, comme les Sirenes, un cœur cruel & plein de malignité: mais elle favoit cacher fes fentimens corrompus par un profond artifice. Elle avoit fu gagner le coeur de Pygmalion par fa beauté, par fon efprit, par fa douce voix * & par l'harmonie de fa lyre. Pygmalion, aveuglé par un violent amour pour elle, avoit abandonné la Reine Topha fon épouse. Il ne fongeoit qu'à contenter les paffions de l'ambitieufe Aftarbé. L'amour de cette femme ne lui étoit gueres moins funefte que fon infame avarice: mais quoiqu'il eût tant de paffion pour elle, elle n'avoit pour lui que du mépris & du dégoût. Elle cachoit fes vrais fentimens, & elle faifoit femblant TOM. I.

de

Les Sirenes, moitié femmes & moitié poiffons, avec des ailes, étoient filles du Fleuve Achelous & de la Mufe Calliope. Elles habitoient près de Pelore promontoire de Sicile:

---- Rapidis Acheloïdes alis

Sublata, Siculi latus obfedere Pelori. Claudian. 1. III. v. 254. Leur nom eft derivé du mot Punique fir, qui fignifie cantique. Voy. Sam. Bochart, Chan. I. I. c. 27. Elles étoient dangereufes à caufe de leur voix enchantereffe, comme le dit Homere:

*Οςις ειδείη πελάσῃ καὶ φθόγγον ακέση Σειρήνων, τῷ δ ̓ ἔτι γυνὴ καὶ νήπια τέκνα Οίκαδε νοςήσαντι παρίςα, ἐδὲ γάνυν). Odyff. 1. XII. v. 41. Ulyffe ne refifta aux charmes de leur voix qu'en fe faifant lier au mât de fon vaiffeau, & en bouchant avec de la cire jes oreilles de fes compagnons. Id, ib.

* Dulces docta modes & citharæ fciens. Hor. 1. III. Od. g.

de ne vouloir vivre que pour lui, dans le tems même qu'elle ne pouvoit le fouffrir.

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IL y avoit à Tyr un jeune Lydien, nommé Malachon, d'une merveilleufe beauté, mais mou, efféminé, noyé dans les plaifirs. Il ne fongeoit qu'à conferver la delicateffe de fon teint, qu'à peigner fes cheveux blonds flotans fur fes épaules, qu'à fe parfumer, qu'à donner un tour gracieux aux plis de fa robe; enfin qu'à chanter fes amours fur fa lyre. Aftarbé le vit, elle l'aima, & en* devint furieufe. Il la méprifa, parcequ'il étoit paffionné pour une autre femme. D'ailleurs il craignit de s'expofer à la cruelle jaloufie du Roi. Aftarbé, fe fentant méprifée, s'abandonna à fon reffentiment. Dans fon defefpoir elle s'imagina qu'elle pouvoit faire paffer Malachon pour l'Etranger que le Roi faifoit chercher, & qu'on difoit qui étoit venu avec Narbal. En effet elle le perfuada à Pygmalion & corrompit tous ceux qui auroient pu le détromper. Comme il n'aimoit point les hommes vertueux, & qu'il ne favoit point les difcerner, il n'étoit environné que de gens intereflés, artificieux, prêts à exécuter fes ordres injuftes & fanguinaires. De telles gens craignoient l'autorité d'Aftarbé, & ils lui aidoient à tromper le Roi, de peur de déplaire à cette femme hautaine, qui avoit toute fa confiance. Ainfi Malachon, quoique connu pour Crétois dans toute la ville, paffa pour le jeune Etranger que Narbal avoit amené d'Egypte; il fut mis en prison.

ASTARBE', qui craignoit que Narbal n'allat parler

C'est à dire, efféminé.

On eût pu lui dire comme à Paris:

Nequicquam, Veneris præfidio ferox,
Pectes cæfariem. Hor. 1. I. Od. 15.

Ut vidi, ut perii, ut me malus abftulit error.

Virg. Eclog. VIII. v. 48.

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parler au Roi, & ne découvrît fon imposture, envoya en diligence à Narbal cet Officier, qui lui dit ces paroles: Aftarbé vous defend de découvrir au Roi quel eft votre Etranger; elle ne Vous demande que le filence, & elle faura bien faire enforte que le Roi foit content de vous. Cependant hâtez-vous de faire embarquer avec les Cypriens le jeune Etranger que vous avez amené d'Egypte, afin qu'on ne le voye plus dans la ville. Narbal, ravi de pouvoir ainfi fauver fa vie & la mienne, promit de fe taire; & l'Officier, fatisfait d'avoir obtenu ce qu'il demandoit, s'en retourna rendre compte à Aftarbé de fa commiffion.

NARBAL & moi nous admirames la bonté des Dieux qui récompenfoient notre fincerité, & qui ont un foin fi touchant de ceux qui hafardoient tout pour la vertu. Nous regardions a vec horreur un Roi livré à l'avarice & à la volupté. Celui qui craint avec tant d'excès d'être trompé, difions-nous, merite de l'être, & l'eft prefque toujours groffierement. I fe defie des gens de bien, & s'abandonne à des fcelerats: il eft le feul qui ignore ce qui fe paffe. Voyez Pygmalion; il est le jouet d'une femme fans pudeur. Cependant les Dieux fe fervent du menfonge des méchans pour fauver les bons, qui aiment mieux perdre la vie que de mentir.

EN même tems nous aperçumes que les vents changeoient, & qu'ils devenoient favora bles aux vaiffeaux de Cypre. Les Dieux fe déclarent, s'écria Narbal; ils veulent, mon cher Telémaque, vous mettre en fureté. Fuyez cette terre cruelle & maudite. Heureux, qui pouroit vous fuivre jufques dans les rivages les plus inconnus! Heureux, qui pouroit vivre & mourir avec vous! Mais un deftin févere m'at

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tache à cette malheureuse patrie: il faut fouffrir avec elle. Peut-être faudra-t-il être enfeveli dans fes ruïnes. N'importe; pourvu que je dife toujours la verité, & que mon cœur_n'aime que la juftice. Pour vous, o mon cher Telémaque, je prie les Dieux, qui vous conduisent comme par la main, de vous accorder le plus précieux de tous les dons, qui eft la vertu pure & fans tache, jufqu'à la mort. Vivez, retournez en Ithaque, confolez Pénelope; delivrez-la de fes témeraires Amans. Que vos yeux puiffent voir, que vos mains puiffent embraffer le fage Ulyffe, & qu'il trouve en vous un fils égal à fa fageffe! Mais dans votre bonheur fouvenez-vous du malheureux Narbal, & ne ceffez jamais de m'aimer.

QUAND il eut achevé ces paroles, je l'arrofai de mes larmes fans lui répondre. De profonds foupirs m'empéchoient de parler. Nous nous embraffions en filence. Il ne mena jufqu'au vaiffeau: il demeura fur le rivage; & quand le vaiffeau fut parti, nous ne ceffions de nous regarder, tandis que nous pumes nous voir.

Fin du troifieme Livre.

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