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VOILA, fans aller chercher d'autre cause, cequi leur donne l'empire de la mer, & qui fait fleurir dans leur port un fi utile.commerce. Si la divifion & la jaloufie fe mettoient entr'eux; s'ils commençoient à s'amolir dans les delices & dans l'oifiveté; fi les premiers de la nation méprifoient le travail & l'économie; fi les arts cefloient d'être en honneur dans leur ville; s'ils manquoient de bonne foi envers les Etrangers; s'ils alteroient tant foit peu les regles d'un commerce: libre; s'ils négligeoient leurs manufactures, & s'ils ceffoient de faire les grandes avances qui font néceffaires pour rendre leurs marchandifes parfaites chacune dans fon genre, vous verriez bientôt tomber cette puiffance que vous admirez.

MAIS expliquez-moi, lui difois-je, les vrais moyens d'établir un jour à Ithaque un pareil commerce. Faites, me répondit-il, comme on fait ici: recevez bien & facilement tous les Etrangers; faites-leur trouver dans vos ports la fu reté, la commodité, la liberté entiere; ne vous laiffez jamais entrainer ni par l'avarice, ni par Forgueil. Le vrai moyen de gagner beaucoup eft de ne vouloir jamais trop gagner, & de favoir perdre à propos. Faites-vous aimer par tous les Etrangers; fouffrez même quelque chofe d'eux: craignez d'exciter la jaloufie par votre hauteur; foyez conftant dans les regles du com merce; qu'elles foient fimples & faciles; accou tumez vos peuples à les fuivre inviolablement; puniffez féverement la fraude & même la négli gence, ou le fafte des Marchands1, qui ruïnent le

1 Un grand commerce introduit toujours le luxe, & le luxe. en fe répandant parmi le peuple, détruit prefque toujours cegrand commerce. La politique Romaine avoit voulu parer cet inconvénient par les loix fomptuaires; mais elles furent le plus mal obfervées: il n'y avoit pas toujours des Catons pour Cenfeurs.

le commerce en ruïnant les hommes qui le fontSurtout n'entreprenez jamais de géner le commerce, pour le tourner felon yos vues. Il eft. plus convenable que le Prince ne s'en mêle point, & qu'il en laifle tout le profit à fes Sujets qui en ont la peine; autrement il les découragera. Il en tirera affez d'avantages par les grandes richeffes qui entreront dans fes Etats. Le commerce est comme certaines fources; fi vous voulez détourner leur cours, vous les faites tarir. Il n'y a que le profit & la commodité qui attirent les Etrangers chez vous. Si vous leur rendez le commerce moins commode & moins utile, ils fe retirent infenfiblement, & ne reviennent plus, parceque d'autres peuples, profitant de votre impru dence, les attirent chez eux, & les accoutument à fe paffer de vous. Il faut même vous avouer, que depuis quelque tems la gloire de Tyr eft bien obfcurcie. O! fi vous l'aviez vue, mon cher Telémaque, avant la regne de Pygmalion, vous auriez été bien plus étonné. Vous ne trouvez plus ici maintenant que les triftes reftes d'une grandeur qui menace ruïne. O malheureufe Tyr, en quelles mains es-tu tombée! Autrefois la mer t'aportoit le tribut de tous les peuples de la terre.

PYGMALION craint tout & des Etrangers & & de fes Sujets. Au lieu d'ouvrir, fuivant notre ancienne coutume, fes ports à toutes les nations les plus éloignées, dans une entiere liberté, il veut favoir le nombre des vaiffeaux qui arrivent, leur pays, le nom des hommes qui y font, leur genre de commerce, la nature & le prix de leurs marchandises, & le tems qu'ils doivent demeurer ici. Il fait encore pis, car il ufe de fupercherie pour furprendre les Marchands, & pour confifquer leurs marchandifes. Il inquiete les Mar

chands

chands qu'il croit les plus opulens: il établit fous divers prétextes de nouveaux impôts: il veut entrer lui-même dans le commerce, & tout le monde craint d'avoir affaire avec lui. Ainfi le commerce languit. Les Etrangers oublient peu à peu le chemin de Tyr, qui leur étoit autrefois fi connu; & fi Pygmalion ne change de conduite, notre gloire & notre puiffance feront bientôt transportées à quelque autre peuple mieux gouverné que nous.

JE demandai enfuite à Narbal comment les Tyriens s'étoient rendus fi puiflans fur la mer, car je voulois n'ignorer rien de tout ce qui fert au gouvernement d'un Royaume. Nous avons, me répondit-il, les forêts du Liban qui nous fourniffent les bois des vaiffeaux, & nous les refervons avec foin pour cet ufage; on n'en coupe jamais que pour les befoins publics. Pour la conftruction des vaiffeaux, nous avons l'avantage d'avoir des ouvriers habiles. Comment, lui difois-je, avez-vous pu trouver ces ouvriers? It me répondit: Ils fe font formés peu à peu dans le pays. Quand on récompenfe bien ceux qui excellent dans les arts, on eft fûr d'avoir bientôt des hommes qui les menent à leur derniere perfection: car les hommes, qui ont le plus de fagefle & de talent, ne manquent point de s'adonner aux arts aufquels les grandes récompenfes font attachées. Ici on traite avec m ́honneur tous ceux qui réuffiffent dans les arts & dans les sciences utiles à la navigation. On confidere un bon Géometre; on eftime fort un habile Aftronome; on comble de biens un Pilote qui furpaffe

Honos alit artes, dit Ciceron.

m A Athenes, ceux qui excelloient dans quelque art, ou qui rendoient quelque fervice à la République, étoient entretenus dans le Prytanée. On avoit attaché beaucoup de gloire à cette récompense.

paffe les autres dans fa fonction. On ne méprife point un bon Charpentier; au contraire il eft bien payé & bien traité : les bons rameurs même ont des récompenfes fûres & proportionnées à leurs fervices; on les nourit bien; on a foin d'eux quand ils font malades; en leur abfence on a foin de leurs femmes & de leurs enfans.. S'ils periffent dans un naufrage, on dédommage leur famille; on renvoye chez eux ceux qui ont fervi un certain tems. Ainfi on en a autant qu'on en veut. Le pere eft ravi d'élever fon fils dans un fi bon métier, & dès fa plus tendre jeuneffe il fe hâte de lui enfeigner à manier la rame, à tendre les cordages & à méprifer les tempêtes. C'eft ainfi qu'on mene les hommes fans contrainte par la récompenfe & par le bon ordre. L'autorité feule ne fait jamais bien; la foumiffion des inferieurs ne fuffit pas: il faut gagner les cœurs, & faire trouver aux hommes leur avantage dans les chofes où l'on veut fe fervir de leur induftrie.

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APRES ce difcours, Narbal me mena vifiter tous les magafins, les arfenaux & tous les métiers qui fervent à la conftruction des navires. Je demandois le détail des moindres chofes, & j'écrivois tout ce que j'avois apris, de peur d'oublier quelque circonftance utile.

CEPENDANT Narbal, qui connoiffoit Pygmalion & qui m'aimoit, attendoit avec impatience mon départ, craignant que je ne fuffe découvert par les efpions du Roi, qui alloient nuit & jour par toute la ville: mais les vents ne nous permettoient pas encore de nous embarquer. Pendant que nous étions occupés à vifiter cu rieufement le port, & à interroger divers Marchands, nous vimes venir à nous un Officier de Pygmalion, qui dit à Narbal: Le Roi vient d'aprendre Homines refiftere legibus, dit Phedre, meritis capi

prendre d'un des Capitaines des vaiffeaux qui font revenus d'Egypte avec vous, que vous avez amené un Etranger qui paffe pour Cyprien. Le Roi veut qu'on l'arrête, & qu'on fache certainement de quel pays il eft; vous en répondrez fur votre tête. Dans ce moment je m'étois un peu éloigné, pour regarder de plus près les proportions que les Tyriens avoient gardées dans la conftruction d'un vaiffeau prefque neuf, qui étoit, difoit-on, par cette proportion exacte de foutes fes parties, le meilleur voilier qu'on eût jamais vu dans le port, & j'interrogeois l'ouvrier qui avoit réglé cette proportion.

NARBAL furpris & effrayé, répondit: Je vais chercher cet Etranger qui eft de l'ifle de Cypre. Mais quand il eut perdu de vue cet Officier, il courut vers moi pour m'avertir du danger où j'étois. Je ne l'avois que trop prévu, me dit-il, mon cher Telémaque; nous fommes perdus. Le Roi, que fa defiance tourmente jour & nuit, foupçonne que vous n'êtes pas de l'ifle de Cypre; il ordonne qu'on vous arrête; il me veut faire perir, fi je ne vous mets entre fes mains. Que ferons-nous? O Dieux, donneznous la fageffe pour nous tirer de ce peril. It faudra, Telémaque, que je vous mene au Palais du Roi. Vous foutiendrez que vous êtes Cyprien de la ville d'Amathonte, fils d'un Statuaire de Vénus. Je déclarerai que j'ai connu autrefois votre pere; & peut-être que le Roi, fans aprofondir davantage, vous laiflera partir. Je

Bâtie par les Phéniciens, & nommée ainfi d'Amath fils de Chanaan, ou des Phéniciens mêmes apellés Amathufii. Les habitans adoroient Adonis. Sam. Bochart, Chan. I. I. c. 3.

Les Poëtes font partagés fur l'origine de cette Déeffe, qu'ils font tous Déeffe de l'amour. Les uns difent qu'elle eft fille de Jupiter & de Dioné; & les autres, qu'elle est née de Récume de la mer.

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