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I

DOMENE'E, qui craignoit le départ de Telémaque & de Mentor, ne fongeoit qu'à le retarder. Il reprefenta à Mentor, qu'il ne pouvoit régler fans lui un differend, qui s'étoit élevé entre Diophanès, Prêtre de Jupiter Confervateur, & Heliodore, Prêtre d'Apollon, fur les prefages qu'on tire du vol des oifeaux & des entrailles des victimes. Pourquoi, lui dit Mentor, vous mêleriez-vous des chofes facrées?

a Ce mot fignifie, à qui Jupiter fe révele. 6 Comme qui diroit, den du Soleil.

Laiffez

Laiffez-en la décifion aux Etruriens, qui ont la tradition des plus anciens oracles, & qui font inf pirés, pour être les interpretes des Dieux. Employez feulement votre autorité à étouffer ces difputes dès leur naiflance: Ne montrez ni par tialité, ni prévention. Contentez-vous d'apuyer la décifion, quand elle fera faite. Souvenez-vous qu'un Roi doit être foumis à la religion, & qu'il ne doit jamais entreprendre de la régler. La religion vient des Dieux; elle eft au-deffus des Rois. Si les Rois fe mêlent de la religion, au lieu de la protéger, ils la mettent en fervitude. Les Rois font fi puiffans, & les autres hommes font fi foibles, que tout fera en peril d'être alteré au gré des Rois, fi on les fait entrer dans les questions qui regardent les chofes facrées. Laiffez donc en pleine liberté la décifion aux amis des Dieux, & bornez-vous à réprimer ceux qui n'obéïront pas à leur jugement, quand il aura été prononcé.

ENSUITE Idoménée fe plaignit de l'embaras où il étoit fur un grand nombre de procès entre divers Particuliers, qu'on le preffoit de juger. Décidez, lui répondit Mentor, toutes les queftions nouvelles, qui vont à établir des maximes génerales de jurifprudence, & à interpréter les loix; mais ne vous chargez jamais de juger les caufes particulieres. Elles viendroient toutes en foule vous affiéger._Vous feriez l'unique juge de tout votre peuple. Tous les autres juges, qui font fous vous, deviendroient inutiles. Vous feriez accablé, & les petites affaires vous deroberoient aux grandes, fans que vous puffiez fuffire à ré-L gler le détail des petites. Gardez-vous donc bien de vous jetter dans cet embaras. Renvoyez les affaires des Particuliers aux juges ordinaires. Ne faites que ce que nul autre ne peut faire pour.

K.5.

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yous foulager. Vous ferez alors les veritables fonctions de Roi.

ON me prefle encore, difoit Idoménée, de faire certains mariages. Les perfonnes d'une naiffance diftinguée, qui m'ont fuivi dans toutes les guerres, & qui ont perdu de très grands biens en me fervant, voudroient trouver une espece de récompenfe en époufant certaines filles riches. Je n'ai qu'un mot à dire, pour leur procurer ces établiflemens.

IL eft vrai, répondit Mentor, qu'il ne vous en couteroit qu'un mot. Mais ce mot lui-même vous couteroit trop cher. Voudriez-vous ôter aux peres & aux meres la liberté & la confolation de choisir leurs gendres, & par conféquent leurs heritiers? Ce feroit mettre toutes les familles dans le plus rigoureux esclavage. Vous vous rendriez refponfable de tous les malheurs domestiques de vos citoyens. Les mariages ont affez d'épines, fans leur donner encore cette amertume. Si vous avez des ferviteurs fideles à récompenfer, donnez-leur des terres incultes. Ajoutez-y des rangs & des honneurs proportionnés à leur condition & à leurs fervices. Ajoutezy, s'il le faut, quelque argent pris par vos épargnes fur les fonds destinés à votre dépense. Mais ne payez jamais vos dettes en facrifiant les filles riches, malgré leur parenté.

IDOMENE'E paffa bientôt de cette question à une autre. Les Sibarites 2, difoit-il, se plaignent de ce que nous avons ufurpé des terres qui leur apartiennent, & de ce que nous les avons données,

comme

a Les Sibarites étoient les peuples de l'ancienne Sibari, ville de la grande Grece en Italie, qui étoit fi puiffante, qu'elle avoit fous fa domination vingt-cinq autres villes avec leurs dépendances. Cette ville fut ruïnée par les Grotoniates, & l'on en voit encore les ruïnes fous le nom de Sibari rouinata dans la Calabre Citerieure.

comme des champs à defricher, aux Etrangers que nous avons attirés depuis peu ici. Céderai-je à ces peuples? Si je le fais, chacun croira qu'il n'y a qu'à former des prétentions fur nous.

IL n'eft pas jufte, répondit Mentor, de croire les Sibarites dans leur propre cause. Mais il n'eft pas jufte auffi de vous croire dans la vôtre. Qui croirons nous donc, repartit Idoménée? Il ne faut croire, pourfuivit Mentor, aucune des deux Parties. Mais il faut prendre pour arbitre un peuple voifin, qui ne foit fufpect d'aucun côté. Tels font les Sipontins. Ils n'ont aucun interêt contraire au vôtre. Mais fuis-je obligé, répondit Idoménée, à croire quelque arbitre? Ne fuis-je pas un Roi? Un Souverain est-il obligé de fe foumettre à des Etrangers fur l'étendue de fa domination?

MENTOR reprit ainfi le difcours: Puifque vous voulez tenir ferme, il faut que vous jugiez que votre droit eft bon. D'un autre côté les Sibarites ne relâchent rien. Ils foutiennent que leur droit eft certain. Dans cette opofition de fentimens, il faut qu'un arbitre choifi par les Parties vous accommode, ou que le fort des armes décide. Il n'y a point de milieu. Si vous entriez dans une République, où il n'y eût ni Magiftrats, ni Juges, & où chaque famille fe crût en droit de fe faire justice à elle-même par violence fur toutes fes prétentions contre fes voifins, vous déploreriez le malheur d'une telle nation, & vous auriez horreur de cet affreux defordre, où toutes les familles s'armeroient les unes contre les autres. Croyez-vous que les Dieux regardent avec moins d'horreur le monde entier, qui ett lá République univerfelle, fi chaque peuple, qui n'y

Peuples de l'ancienne Apulie, fur la côte, dont la Capis tale étoit Siponte, Sipus, ou Sipuntum.

n'y eft que comme une grande famille, fe croit en plein droit de fe faire par violence juftice à foimême fur toutes fes prétentions contre les autres peuples voifins? Un Particulier, qui poffede un champ comme l'heritage de fes ancêtres, ne peut s'y maintenir que par l'autorité des loix, & par le jugement des Magiftrats. Il feroit très féverement puni comme un féditieux, s'il vouloit conferver par la force ce que la justice lui a donné. Croyez-vous que les Rois puiffent d'abord employer la violence, pour foutenir leurs prétentions, fans avoir tenté toutes les voies de douceur & d'humanité? La juftice. n'eft-elle pas encore plus facrée, & plus inviolable pour les Rois par raport à des pays entiers, que pour les familles par raport à quelques champs labourés? Sera-t-on injufte & ravifleur, quand on ne prend que quelques arpens de terre? Sera-t-on jufte, fera-t-on Heros, quand on prend des Provinces? Si on fe prévient, fi on fe flate, fi on s'aveugle dans les petits interêts des Particuliers, ne doiton pas encore plus craindre de se flater & de s'aveugler fur les grands interêts d'Etat? Se croirat-on foi-même, dans une matiere où l'on a tant de raifon de fe defier de foi? Ne craindra-t-on point de fe tromper dans des cas, où l'erreur d'un feul homme a des conféquences affreuses? L'erreur d'un Roi, qui fe flate fur ses prétentions, cause fouvent des ravages, des famines, des maffacres, des pertes, des dépravations de mœurs, dont les effets funeftes s'étendent jufques dans les liecles les plus reculés. Un Roi, qui affemble toujours tant de flateurs autour de lui, ne craindrat-il point d'être flaté en ces occafions? S'il convient de quelque arbitre pour terminer le differend, il montre fon équité, fa bonne foi, fa moderation, Il publie les folides raifons fur lefquelles

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