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fruits de la terre par leur travail. Cette multiplication fi douce & fi paifible augmente plus fon Royaume, qu'une conquête. On n'a rejetté de cette ville que les arts fuperflus, qui détournent les pauvres de la culture de la terre pour les vrais befoins, & qui corrompent les riches, en les jettant dans le fafte & dans la molefle. Mais nous n'avons fait aucun tort aux beaux arts, ni aux hommes qui ont un vrai génie pour les cultiver. Ainfi Idoménée eft beaucoup plus puiflant qu'il ne l'étoit, quand vous admiriez fa magnificence. Cet éclat éblouïffant cachoit une foibleffe & une mifere qui euffent bientôt renversé fon Empire. Maintenant il a un plus grand nombre d'hommes, & il les nourit plus facilement. Ces hommes accoutumés au travail, à la peine & au mépris de la vie, par l'amour des bonnes loix, font tous prêts à combattre pour defendre les terres cultivées de leurs propres mains. Bientôt cet Etat, que vous croyez déchu, fera la merveille de l'Hefperie.

SOUVENEZ-Vous, o Telémaque, qu'il y a deux chofes pernicieufes dans le gouvernement des peuples, auxquelles on n'aporte prefque jamais aucun remede. La premiere eft une autorité injufte & trop violente dans les Rois. La feconde eft le luxe qui corrompt les mœurs. Quand les Rois s'accoutument à ne connoître plus d'autres loix que leurs volontés abfolues, & qu'ils ne mettent plus de frein à leurs paffions, ils peuvent tout. Mais à force de tout pouvoir, ils fapent les fondemens de leur puiffance. Ils n'ont plus de regles certaines, ni de maximes de gouvernement. Chacun à l'envi les flate. Ils n'ont plus de peuples. Il ne leur refte que des efclaves dont le nombre diminue chaque jour. Qui leur dira la verité? Qui donnera des bor

nes

nes à ce torrent? Tout cede, les Sages s'enfuyent, fe cachent & gémiffent. Il n'y a qu'une révolution foudaine & violente, qui puiffe ramener dans fon cours naturel cette puiffance débordée. Souvent même le coup qui pouroit la moderer l'abat fans reffource. Rien ne menace tant d'une chute funette, qu'une autorité qu'on pouffe trop loin. Elle est semblable à un arc trop tendu qui fe rompt enfin tout-à-coup, fi on ne le relâche. Mais qui eft-ce qui ofera le relâcher? Idoménée étoit gâté jufqu'au fond du cœur par cette autorité fi flateuse. Il avoit été renverfé de fon trône; mais il n'avoit pas été détrompé. Il a falu que les Dieux nous ayent envoyés ici pour le defabufer de cette puiflance aveugle & outrée, qui ne convient point à des hommes. Encore a-t-il falu des efpeces de miracles pour lui ouvrir les yeux.

L'AUTRE mal prefque incurable eft le luxe. Comme la trop grande autorité empoifonne les Rois, le luxe empoifonne toute une nation. On dit que le luxe fert à nourir les pauvres aux dépends des riches, comme fi les pauvres ne pouvoient pas gagner leur vie plus utilement, en multipliant les fruits de la terre, fans amolir les riches par des raffinemens de volupté. Toute une nation s'accoutume à regarder comme des néceffités de la vie, les chofes les plus fuperflues. Ce font tous les jours de nouvelles néceffités. " qu'on invente, & on ne peut plus fe paffer des chofes qu'on ne connoiffoit point trente ans auparavant. Ce luxe s'apelle bon goût, perfection des arts, & politeffe de la nation. Ce vice qui en attire une infinité d'autres, eft loué comme

une

a l'erum eft profectò, quod obfervato rerum ufu fapientes viri dixere, multis egere qui multa babent; magnamque indigentiam nafci non ex inopiâ magnâ, fed ex magnâ copiâ. Gellius.

une vertu. Il répand fa contagion depuis le Roi jusques aux derniers de la lie du peuple. Les proches parens du Roi veulent imiter fa_magnificence; les Grands celle des parens du Roi; les gens médiocres veulent égaler les Grands: car qui eft-ce qui fe fait juftice? Les petits veulent paffer pour médiocres. Tout le monde fait plus qu'il ne peut, les uns par fafte, & pour se prévaloir de leurs richeffes; les autres par mauvaise honte, & pour cacher leur pauvreté. Ceux même qui font affez fages pour condamner un fi grand defordre, ne le font pas affez pour ofer lever la tête les premiers, & pour donner des exemples contraires. Toute une nation fe ruïne : toutes les conditions fe confondent. La paffion d'acquerir du bien, pour foutenir une vaîne dépenfe, corrompt les ames les plus pures. Il n'eft plus queftion que d'être riche. La pauvreté eft une infamie. Soyez favant, habile, vertueux : inftruifez les hommes, gagnez des batailles, fauvez la patrie, facrifiez tous vos interêts; vous êtes meprifé, fi vos talens ne font relevés par le fafte. Ceux même qui n'ont pas de bien veulent paroître en avoir; ils en déperfent comme s'ils en avoient. On emprunte, on trompe, on ufe de mille artifices indignes pour parvenir. Mais qui remédiera à ces maux? Il faut changer le goût & les habitudes de toute une nation. Il faut lui donner de nouvelles loix. Qui le poura entreprendre, fi ce n'eft un Roi Philofophe qui fache, par l'exemple de fa propre moderation, faire honte à tous ceux qui aiment une dépenfe faftueuse, & encourager les Sages qui fe

ront

Tout Bourgeois veut bâtir comme les grands Seigneurs ;
Tout petit Prince a des Ambaffadeurs;
Tout Marquis veut avoir des Pages.
La Font, 1. I. fab. 3.

ront bien-aises d'être autorifés dans une honnête frugalité?

TELEMAQUE, écoutant ce discours, étoit comme un homme qui revient d'un profond fommeil. Il fentoit la verité de ces paroles, & elles fe gravoient dans fon cœur, comme un favant Sculpteur imprime les traits qu'il veut fur le marbre; enforte qu'il lui donne de la tendreffe, de la vie & du mouvement. Telémaque ne répondit rien. Mais repaffant tout ce qu'il venoit d'entendre, il parcouroit des yeux les chofes qu'on avoit changées dans la ville. Enfuite il dit à Mentor:

Vous avez fait d'Idoménée le plus fage de tous les Rois. Je ne le connois plus ni lui ni fon peuple. J'avoue même que ce que vous avez fait ici eft infiniment plus grand que les victoires que nous venons de remporter. Le hafard & la force ont beaucoup de part au fuccès de la guerre. Il faut que nous partagions la gloire des combats avec nos foldats. Mais tout votre ouvrage ne vient que d'une feule tête. Il a falu que vous ayez travaillé feul contre un Roi & contre tout fon peuple pour les corriger. Les fuccès de la guerre font toujours funeftes & odieux. Ici tout eft l'ouvrage d'une fageffe celefte. Tout eft doux, tout eft pur, tout eft aimable, tout marque une autorité qui eft au-deffus de l'homme. Quand les hommes veulent de la gloire, que ne la cherchent-ils dans cette aplication à faire du bien? O! qu'ils s'entendent mal en gloire, d'en efperer une folide, en ravageant la terre & en répandant le fang humain? Mentor montra fur fon vifage une joie fenfible, de voir Telémaque fi defabufé des victoires & des conquêtes, dans un âge où il étoit fi naturel qu'il fût enivré de la gloire qu'il avoit acquife,

EN

ENSUITE Mentor ajouta: Il eft vrai que tout ce que vous voyez ici eft bon & louable. Mais fachez qu'on pouroit faire des chofes encore meilleures. Idoménée modere fes paffions, & 1 s'aplique à gouverner fon peuple avec juftice. Mais il ne laiffe pas de faire encore bien des fautes, qui font des fuites malheureufes de fes fautes anciennes. Quand les hommes veulent quiter le mal, le mal femble encore les pourfuivre. Longtems il leur refte de mauvaises habitudes, un naturel affoibli, des erreurs invéterées, & des préventions prefque incurables. Heureux ceux qui ne fe font jamais égarés! Ils peuvent faire le bien plus parfaitement. Les Dieux, o Telémaque, vous demanderont encore plus qu'à Idoménée, parceque vous avez connu la verité dès votre jeuneffe, & que vous n'avez jamais été livré aux féductions d'une trop grande profperité.

IDOMENE'E, continuoit Mentor, eft fage & éclairé, mais il s'aplique trop au détail, & ne médite pas affez le gros de fes affaires, pour former des plans. L'habileté d'un Roi, qui eft audeffus des hommes, ne confifte pas à faire tout par lui-même. C'eft une vanité groffiere que d'efperer d'en venir à bout, ou de vouloir perfuader au monde qu'on en eft capable. Un Roi doit gouverner en choififfant & en conduifant ceux qui gouvernent fous lui. Il ne faut pas qu'il faffe Te détail; car c'eft faire la fonction de ceux qui ont à travailler fous lui. Il doit feulement s'en faire rendre compte, & en favoir affez pour entrer dans ce compte avec difcernement. C'est merveilleufement gouverner, que de choifir & d'apliquer felon leurs talens les gens qui gouvernent. Le fuprême & parfait gouvernement confifte à gouverner ceux qui gouvernent. Il faut les obferver, les éprouver, les moderer, les corriger, les

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