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& qu'ainfi vous finiriez en deux jours cette guer re fi formidable. Mais ne vaut-il pas mieux perir, que de vaincre par de tels moyens! Faut-il repoufler la fraude par la fraude? Sera-t-il dit que tant de Rois ligués pour punir l'impie Adrafte de fes tromperies, feront trompeurs comme lui? S'il nous eft permis de faire comme Adrafte, il n'eft point coupable, & nous avons tort de le vouloir punir. Quoi ! l'Hefperie entiere, foutenue de tant de colonies Greques, & de Heros revenus du fiége de Troye, n'a-t-elle point d'autres armes contre la perfidie & les parjures d'Adrafte que la perfidie & le parjure? Vous avez juré par les chofes les plus facrées, que vous laifferiez Vénufe en dépôt dans les mains des Lucaniens. La garnifon Lucanienne, dites-vous, eft corrompue par l'argent d'Adrafte. Je le crois comme vous. Mais cette garnifon est toujours à la folde des Lucaniens. Elle n'a point refufé de leur obéir. Elle a gardé au moins en aparence la neutralité. Adrafte ni les fiens ne font jamais entrés dans Vénufe. Le traité fubfifte. Votre ferment n'eft point oublié des Dieux. Ne garderat-on les paroles données, que quand on manquera de prétextes plaufibles pour les violer? Ne ferat-on fidele & religieux pour les fermens, que quand on n'aura rien à gagner en violant fa foi? Si l'amour de la vertu & la crainte des Dieux ne vous touchent plus, au moins foyez touchés de votre réputation & de votre interêt. Si vous montrez aux hommes cet exemple pernicieux, de manquer de parole & de violer votre ferment, pour terminer une guerre, quelles guerres n'exciterez-vous point par cette conduite impie? Quel voifin ne fera pas contraint de craindre tout de vous & de vous détefter? Qui poura deformais, dans les néceflités les plus preffantes, fe

fier

fier à vous? Quelle fureté pourez-vous donner quand vous voudrez être finceres, & qu'il vous importera de perfuader à vos voifins votre fincerité? Sera-ce un traité folemnel? Vous en aurez foulé un aux pieds. Sera-ce un ferment? Hé! ne faura-t-on pas que vous comptez les Dieux pour rien, quand vous efperez tirer du parjure quelque avantage. La paix n'aura donc pas plus de fureté que la guerre à votre égard. Tout ce qui viendra de vous, fera reçu comme une guerre, ou feinte, ou déclarée. Vous ferez les ennemis perpétuels de tous ceux qui auront le malheur d'être vos voifins. Toutes les affaires qui demandent de la réputation, de la probité & de la confiance, vous deviendront impoffibles. Vous n'aurez plus de reffource pour faire croire ce que vous promettrez.

VOICI, ajouta Telémaque, un interêt encore plus preffant qui doit vous fraper, s'il vous refte quelque fentiment de probité, & quelque prévoyance fur vos interêts. C'eft qu'une conduite fi trompeufe attaque par le dedans toute votre ligue, & va la ruïner. Votre parjure va faire triompher Adrafte.

A CES paroles toute l'affemblée émue lui demandoit comment il ofoit dire, qu'une action qui donneroit une victoire certaine à la ligue, pouvoit la ruïner? Comment, leur répondit-il, pourez-vous vous confier les uns aux autres, fi une fois vous rompez l'unique lien de la fociété & de la confiance, qui eft la bonne foi? Après que vous aurez pofé pour maxime, qu'on peut violer les regles de la probité & de la fidelité pour un grand interêt, qui d'entre vous poura fe fier à un autre, quand cet autre poura trouver un grand avantage à lui manquer de parole & à le tromper? Où en ferez-vous? Quel est celui

d'entre

d'entre vous qui ne voudra point prévenir les artifices de fon voifin par les fiens? Que devient une ligue de tant de peuples, lorsqu'ils font convenus entre eux par une deliberation commune, qu'il eft permis de furprendre fon voisin & de violer la foi donnée? Quelle fera votre defiance mutuelle, votre division, votre ardeur à vous détruire les uns les autres! Adrafte n'aura plus besoin de vous attaquer. Vous vous déchirerez affez vous-mêmes. Vous justifierez ses perfidies. O Rois fages & magnanimes, o vous, qui commandez avec tant d'experience fur des peuples innombrables, ne dédaignez pas d'écouter les confeils d'un jeune homme. Si vous tombiez dans les plus affreufes extrémités, où la guerre précipite quelquefois les hommes, il faudroit vous preferver par votre vigilance & par les efforts de votre vertu; car le vrai courage ne fe laifle jamais abattre. Mais fi vous aviez une fois rompu la barriere de l'honneur & de la bonne foi, cette perte eft irréparable. Vous ne pouriez plus rétablir ni la confiance néceffaire au fuccès de toutes les affaires importantes, ni ramener les hommes aux principes de la vertu, après que vous leur auriez apris à les méprifer.. Que craignez-vous? N'avez-vous pas affez de courage pour vaincre fans tromper? Votre vertu jointe aux forces de tant de peuples, ne vous fuffit-elle pas! Combattons, mourons, s'il le faut, plutôt que de vaincre fi indignement. Adrafte, l'impie Adrafte eft dans nos mains, pourvu que nous ayons horreur d'imiter fa lâcheté & fa mauvaise foi,

LORSQUE Telémaque acheva ce difcours, il fentit que la douce perfuafion avoit coulé de fes levres, & avoit paflé jufqu'au fond des coeurs. Il remarqua un profond filence dans l'aflemblée.

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Chacun

Chacun penfoit, non à lui, ni aux graces de fes paroles, mais à la force de la verité, qui fe faifoit fentir dans la fuite de fon raifonnement. L'étonnement étoit peint fur les vifages. Enfin on entendit un murmure fourd, qui fe répandoit peu à peu dans l'aflemblée. Les uns regardoient les autres, & n'ofoient parler les premiers. On attendoit que les Chefs de l'armée se déclaraflent, & chacun avoit de la peine à retenir fes fentimens. Enfin le grave Neftor prononça ces pales:

DIGNE fils d'Ulyffe, les Dieux vous ont fait parler, & Minerve, qui a tant de fois infpiré votre pere, a mis dans votre cœur le confeil fage & génereux que vous avez donné. Je ne regarde point votre jeuneffe; je ne confidere que Minerve dans tout ce que vous venez de dire. Vous avez parlé pour la vertu. Sans elle les plus grands avantages font de vraies pertes; fans elle on s'attire bientôt la vengeance de fes ennemis, la defiance de fes Alliés, l'horreur de tous les gens de bien, & la jufte colere des Dieux. Laiffons donc Vénufe entre les mains des Lucaniens, & ne fongeons plus qu'à vaincre Adrafte par notre courage.

IL dit; & toute l'affemblée aplaudit à fes fages paroles. Mais en aplaudiffant, chacun étonné tournoit les yeux vers le fils d'Ulyffe, & on croyoit voir reluire en lui la fagefle de Minerve qui l'infpiroit.

IL s'éleva bientôt une autre queftion dans le Confeil des Rois, où il n'acquit pas moins de gloire. Adrafte, toujours cruel & perfide, envoya

dans

b C'est l'idée que Mr. de Cambrai avoit de l'éloquence. Il la vouloit fi fimple, fi dénuée d'ornemens, qu'elle fît oublier l'Orateur. Auffi preferoit-il Démofthene à Ciceron, parceque celui-ci fait paroître fon art, & que l'autre le cache.

dans le camp un transfuge nommé Acante, qui devoit empoifonner les plus illuftres Chefs de l'armée. Surtout il avoit ordre de ne rien épargrer pour faire mourir le jeune Telémaque, qui étoit déja la terreur des Dauniens. Telémaque, qui avoit trop de courage & de candeur pour être enclin à la defiance, reçut fans peine avec amitié ce malheureux, qui avoit vu Ulyffe en Sicile, & qui lui racontoit les avanture's de ce Heros. Ille nouriffoit & tâchoit de le confoler dans fon malheur; car Acante fe plaignoit d'a voir été trompé & traité indignement par Adraf te. Mais c'étoit nourir & réchauffer dans fon fein une vipere venimeufe toute prête à faire une bleffure mortelle. On furprit un autre transfuge nommé Arion, qu'Acante envoyoit vers Adrafte, pour lui aprendre l'état du camp des Alliés, & pour lui affurer qu'il empoifonneroit le lendemain les principaux Rois avec Telémaque, dans un feftin que celui-ci lui devoit donner. Arion pris avoua fa trahifon. On foupçonna qu'il étoit d'intelligence avec Acante, parcequ'ils é toient bons amis. Mais Acante, profondément diffimulé & intrépide, fe defendoit avec tant d'art, qu'on ne pouvoit le convaincre, ni décou vir le fond de la conjuration.

PLUSIEURS des Rois furent d'avis qu'il faloit dans le doute facrifier Acante à la fureté publique. Il faut, difoient-ils, le faire mourir. La vie d'un feul homme n'eft rien, quand il s'agit d'affurer celle de tant de Rois. Qu'importe qu'un innocent periffe, quand il s'agit de conferver ceux qui reprefentent les Dieux au milieu des hommes.

QUELLE maxime inhumaine! quelle politique barbare! répondit Telémaque. Quoi vous êtes fi prodigues du fang humain ! O vous qui

Quoi ? vous

êtes

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