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aïant été repouflé d'une bergerie, s'en retourne dans les fombres forêts, & rentre dans fa caverne, où il aiguife fes dents & fes griffes, attendant le moment favorable pour égorger tous les troupeaux.

TELEMAQUE aïant pris foin de mettre une exacte difcipline dans tout le camp, ne fongea plus qu'à exécuter un deffein qu'il avoit conçu, & qu'il cacha à tous les Chefs de l'armée. Il y avoit déja longtems qu'il étoit agité pendant toutes les nuits par des fonges qui lui reprefentoient fon pere Ulyffe. Cette chere image revenoit toujours fur la fin de la nuit, avant que l'Aurore vînt chaffer du ciel, par fes feux naiflans, les inconftantes étoiles, & de deflus la terre le doux fommeil fuivi des fonges voltigeans. Tantôt il croyoit voir Ulyffe a nud dans une ifle fortunée, fur la rive d'un fleuve, dans une prairie ornée de fleurs, & environné de Nymphes, qui lui jettoient des habits pour fe couvrir. Tantôt il croyoit l'entendre parler dans un Palais tout éclatant d'or & d'ivoire, où des hommes couronnés de fleurs l'écoutoient avec plaifir & admiration. Souvent Ulyffe lui aparoiffoit toutà-coup dans des feftins oû la joie éclatoit parmi les delices, & où l'on entendoit les tendres accords

Me patris Anchifa, quoties bumentibus umbris
Nox operit terras, quoties aftra ignea furgunt,
Admonet in fomnis turbida terret imago.

T

d'une

Virg. Æn. 1. IV. v. 351.

Poftera fydereos Aurora fugaverat ignes.

Ovid. Met. 1. XV. v. 665.

a C'eft l'état où il fe trouva à fon arrivée dans l'ine des Phéaciens. Homer. Ody. 1. VI.

B Voy. dans le 1. VII. de l'Ody. comment il eft traité chez les Phéaciens.

C'est ainsi qu'il eft representé à la table du Roi des Phéaciens, où le Chantre Démodocus charme tous les convives par la douceur de fa voix & le fon de fa lyre. Id. ib. 1. VIII,

d'une voix avec une lyre plus douce que la lyre d'Apollon, & que les voix de toutes les Mufes.

TELEMAQUE en s'éveillant s'attriftoit de ces fonges fi agréables. O mon pere! O mon cher pere Ulyffe! s'écrioit-il. Les fonges les plus affreux me feroient plus doux. Čes images de felicité me font comprendre que Vous êtes déja defcendu dans le féjour des ames bienheureufes, que les Dieux récompenfent de leur vertu par une éternelle tranquilité. Je crois voir les Champs Elyfées. O qu'il eft cruel de n'efperer plus! Quoi donc ! o mon cher pere, je ne vous verrai jamais? Jamais je n'embrafferai celui qui m'aimoit tant, & que je cherche avec tant de peine? Jamais je n'entendrai parler cette bouche d'où fortoit la fagefle? Jamais je ne baiferai ces mains, ces cheres mains, ces mains victorieufes qui ont abattu tant d'ennemis? Elles ne puniront point les infenfés Amans de Pénelope, & Ithaque ne fe relevera jamais de fa ruïne?

O DIEUX ennemis de mon pere, vous m'envoyez ces fonges funeftes, pour arracher toute efperance de mon coeur. C'eft m'arracher la vie. Non, je ne puis plus vivre dans cette incertitude. Que dis-je! helas! je ne fuis que trop certain que mon pere n'eft plus. Je vais chercher fon ombre jufques dans les enfers. Thesée y eft bien + defcendu; Thefée, cet impie qui vouloit

outra

b Ce livre & le fuivant font une imitation du XI. de l'Odýffée, & du VI. de l'Enéïde. La même fable y paroît avec des agrémens nouveaux. Mr. de Cambrai, riche de fon propre fond, n'eft jamais plagiaire, ni fervile imitateur. Il releve la fable par des traits de morale qui manquent aux deux modeles de l'Antiquité.

Si potuit manes arceffere conjugis Orpheus,
Threicia fretus citharâ fidibufque canoris:

Si

T

Outrager les Divinités infernales; & moi j'y vais conduit par la piété. Hercule y defcendit. Je ne fuis pas Hercule; mais il eft beau d'ofer l'imiter. Orphée a bien touché par le récit de fes malheurs le cœur de ce Dieu, qu'on dépeint comme inexorable. Il obtint de lui qu'Eurydice retourneroit parmi les vivans. Je fuis plus dignè de compaffion qu'Orphée; car ma perte eft plus grande. Qui pouroit comparer une jeune fille femblable à tant d'autres, avec le fage Ulyffe admiré de toute la Grece? Allons, mourons, s'il fe faut. Pourquoi craindre la mort, quand on fouffre tant dans la vie? O Pluton! O Proferpine! J'éprouverai bientôt fi yous êtes aufli impitoyables qu'on le dit., O mon pere! Après avoir parcouru en vain les terres & les mers pour vous trouver, je vais enfin voir fi vous n'êtes point dans la fombre demeure des morts. Si les Dieux me refufent de vous poffeder fur la terre, & de jouir de la lumiere du foleil, peut-être ne me refuferont-ils pas de voir au moins votre ombre dans le Royaume de la nuit.

).

EN difant ces paroles, Telémaque arrofoit fon lit de fes larmes. Auffitôt il fe levoit, &. cherchoit par la lumiere à foulager la douleur cuifante que ces fonges lui avoient caufée. Mais c'étoit une fleche qui avoit percé fon cœur, & qu'il portoit partout avec lui. Dans cette peine if entreprit de defcendre aux enfers par un lieu celebre, qui n'étoit pas éloigné du camp. On l'apel

Si fratrem Pollux alternâ morte redemit, Itque reditque viam toties; quid Thefen magnum Quid memorem Alciden? Virg. Æn. 1. VI. v. 119. Il vouloit enlever Proferpine voy. ci-devant pag. 79• Voy. ci-devant pag. 13.

? Mourons; de tant d'horreurs qu'un trépas me delivre. Fft-ce un fi grand malheur que de ceffer de vivre ? La mort aux malheureux ne caufe point d'effroi.

Rac. Phed. Act. III. fc. 3.

l'apelloit Acherontiac, à caufe qu'il y avoit en ce lieu une caverne affreufe de laquelle on defcendoit fur les rives de l'Acheron, par lequel les Dieux mêmes craignent de jurer. La ville étoit fur un rocher, pofée comme un nid fur le haut d'un arbre. Au pied de ce rocher on trouvoit la caverne, de laquelle les timides Mortels n'ofoient aprocher. Les Bergers avoient foin d'en détourner leurs troupeaux. La vapeur souffrée du marais Stygien, qui s'exhaloit fans ceffe par cette ouverture, empeftoit l'air. Tout autour il ne croiñoit ni herbes, ni fleurs. On n'y fentoit jamais les doux Zéphirs, ni les graces naiffantes du Printems, ni les riches dons de l'Automne. La terre aride y languifloit. On y voyoit feulement quelques arbuftes dépouillés, & quelques ciprès funeftes. Au loin même, tout à l'entour, Cerès refufoit aux Laboureurs fes moiffons dorées. Bacchus fembloit en vain y promettre fes doux fruits: les grapes de raifin fe defféchoient au lieu de meurir. Les Naïades triftes ne faifoient point couler une onde pure; leurs flots étoient toujours amers & troubles. Les oifeaux ne chantoient jamais dans cette terre heriffée de ronces & d'épines, & n'y trouvoient aucun bo

cage

Acherontia étoit une ville de la Pouille, fituée fur une montagne à l'extrémité de l'Italie. Au pied de cette montagne eft une caverne où le fleuve Acheron fe précipite avec tant d'im pétuofité, que les Poëtes ont apellé ce lieu une entrée de l'ens fer. C'est par là qu'Hercule y defcendit, & qu'il en tira Cerbere.

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1104

Nam fpiritus extra
Qui furit effufus funeflo fpargitur aftu.
Non bac Autumno tellus viret, aut alit berbas
Cefpite lætus ager: non verno perfona cantu
Mollia difcordi ftrepitu virgulta loquuntur:
Sed chaos & nigro fquallentia pumice faxa
Gaudent ferali circum tumulata cupreffu.

Petron.

Déeffes des rivieres & des fontaines, & filles de Jupiter,

fuivant Homere, Odyff. I. XIII.

cage pour se retirer. Ils alloient chanter leurs amours fous un ciel plus doux. Là on n'entendoit que le croaffement des corbeaux, & la voix lugubre des hiboux. L'herbe même y étoit amere,' & les troupeaux, qui la paiffoient, ne fentoient point la douce joie qui les fait bondir. Le taureau fuyoit la géniffe, & le Berger tout abattu oublioit fa mufette & fa flûte..

DE cette caverne + fortoit de tems en tems une fumée noire & épaifle, qui faifoit une efpece de nuit au milieu du jour. Les peuples voifins redoubloient alors leurs facrifices pour apaifer les Divinités infernales. Mais fouvent les hommes à la fleur de leur âge, & dès leur plus tendre jeuneffe, étoient les feules victimes que ces Divinités cruelles prenoient plaifir à immoler par une funefté contagion.

C'EST-là que Telémaque refolut de chercher le chemin de la fombre demeure de Pluton. Mi- › nerve, qui veilloit fans ceffe fur lui, & qui le couvroit de fon Egide, lui avoit rendu Pluton favorable. Jupiter même, à la priere de Minerve, avoit ordonné à Mercure, qui defcend chaque jour aux enfers pour livrer à Caron un certain nombre de morts, de dire au Roi des ombres qu'il laiffat entrer le fils d'Ulysse dans fon Empire.

TELEMAQUE fe derobe du camp pendant la nuit. Il marche à la clarté de la lune, & il invoque

+

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Talis fefe balitus atris
Faucibus effundens fupera ad convexa ferebat,
Virg. Æn. 1. VI. v. 240.

C'est ce qui a fait dire à Horace:
Tu pias latis anima's reponis,
Sedibus, virgaque levem coerces
Aurea turbam, fuperis Deorum
Gratus & imis.

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1. I. od. 10.

Voce vocans Hecaten cæloque Ereboque potentem.

Virg. Æn. 1. VI. v. 247.

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