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ENFIN dans mon trouble je ne pus m'empé-cher de lui dire que Philoclès m'étoit devenu fufpect. Il en parut furpris: il me reprefenta fa conduite droite & modérée; il m'exagera fes fervices; en un mot il fit tout ce qu'il faloit pour me perfuader qu'il étoit trop bien avec lui. D'un autre côté Timocrate ne perdit pas un moment pour me faire remarquer cette intelligence, & pour m'obliger à perdre Philoclès, pendant que je pouvois encore m'aflurer de lui. Voyez, mon cher Mentor, combien les Rois font malheureux, & expofés à être le jouet des autres hommes, lors même que les autres hommes paroiffent tremblans à leurs pieds.

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JE crus faire un coup d'une profonde politique, & déconcerter Protefilas, en envoyant secrettement à l'armée navale Timocrate pour faire mourir Philoclès. Protefilas pouffa jufqu'au bout fa diffimulation, & me trompa d'autantmieux, qu'il parut. plus naturellement comme un homme qui fe laifloit tromper. Timocrate partit donc, & trouva Philoclès affez embaraflé dans fa defcente. Il manquoit de tout ; car Protefilas ne fachant fi la lettre fupofée pouroit faire perir fon ennemi, vouloit avoir en même tems une autre reflource prête, par le mauvais fuccès d'une entreprise dont il m'avoit fait tant efperer, & qui ne manqueroit pas de m'irriter contre Philoclès. Celui-ci foutenoit cette guerre fi difficile par fon courage, par fon génie, & par l'amour que les troupes avoient pour lui. Quoique tout le monde reconnût dans l'armée,

que

C'eft ainfi que le grand Capitaine Gonzalve de Cordoue, affiégé dans Barlette par l'armée Françoife, mais preffé plus vivement encore par la pefte & par la famine, trouvoit dans lui-même des reffources fuperieures à ces fléaux, & faifoit entrer dans le cœur de fes foldats ces grands fentimens qu'on royoit ne devoir être que dans le fien.

que cette defcente étoit témeraire & funefte pour les Crétois, chacun travailloit à la faire réuffir, comme s'il eût eu fa vie & fon bonheur attachés au fuccès. Chacun étoit content de hafarder fa vie à toute heure, fous un Chef fi fage & fi apliqué à fe faire aimer.

TIMOCRATE avoit tout à craindre, en voulant faire perir ce Chef au milieu d'une armée qui l'aimoit avec tant de paffion. Mais l'ambition furieufe eft aveugle. Timocrate ne trouvoit rien de difficile pour contenter Protefilas, avec. lequel il s'imaginoit me gouverner abfolument après la mort de Philoclés. Protefilas ne pouvoit fouffrir un homme de bien, dont la feule vue étoit un reproche fecret de fes crimes, & qui pouvoit en m'ouvrant les yeux renverfer fes projets.

TIMOCRATE s'affura de deux Capitaines qui étoient fans ceffe auprès de Philoclès. Il leur promit de ma part de grandes récompenfes, & eniuite il dit à Philoclès, qu'il étoit venu pour hui dire par mon ordre des chofes fecrettes, qu'il ne devoit lui confier qu'en prefence de ces deux Capitaines. Philoclès fe renferma avec eux & avec Timocrate. Alors Timocrate donna un coup de poignard à Philoclès. Le coup gliffa, & n'enfonça guere avant. Philoclès fans s'étonner lui arracha lei poignard, & s'en fervit contre lui & contre les deux autres. En même tems il cria on accourut, on enfonça la porte; on dégagea Philoclès des mains de ces trois hommes, qui étant troublés l'avoient attaqué foiblement. Ils furent pris, & on les auroit d'abord déchirés, tant l'indignation de l'armée étoit grande, fi Philoclès n'eût arrété la multitude. Enfuite il prit Tim crate en particulier, & lui demanda avec douceur qui l'avoit obligé à commettre

une

une action fi noire. Timocrate, qui craignoit qu'on ne le fit mourir, fe hâta de montrer l'ordre que je lui avois donné par écrit de tuer Phi-, loclès; & comme les traîtres font toujours lâches, il ne fongea qu'à fauver fa vie, en découvrant à Philoclès toute la trahison de Protefilas.

PHILOCLES, effrayé de voir tant de malice dans les hommes, prit un parti plein de moderation. Il déclara à toute l'armée que Timocra te étoit innocent: il le mit en fureté, & le renvoya en Crete. Il céda le commandement de P'armée à Polimene, que j'avois nommé dans mon ordre écrit de ma main, pour commander quand on auroit tué Philoclès. Enfin il exhorta les troupes à la fidelité qu'elles me devoient, & paffa pendant la nuit dans une légere barque, quile conduifit dans l'ifle de Samos, où il vit tranquilement dans la pauvreté & dans la folitude, travaillant à faire des ftatues pour gagner fa vie, ne voulant plus entendre parler des hommes trompeurs & injuftes, mais furtout des Rois, qu'il croit les plus malheureux & les plus aveugles de tous les hommes.

EN cet endroit Mentor arréta Idoménée. Hé bien, dit-il, futes-vous longtems à découvrir la verité? Non, répondit Idoménée. Je compris peu à peu les artifices de Protefilas & de Timocrate. Ils fe brouillerent même; car les méchans ont bien de la peine à demeurer unis. Leur di vision acheva de me montrer le fond de l'abime où ils m'avoient jetté. Hé bien, reprit Mentor, ne prites-vous point le parti de vous defaire de P'un & de l'autre? Helas! répondit Idoménée; eft-ce que vous ignorez la foibleffe & l'embaras des Princes? Quand ils font une fois livrés à des hommes corrompus & hardis qui ont l'art de fe rendre néceffaires, ils ne peuvent plus efperer au

cune

cune liberté. Ceux qu'ils méprifent le plus, font ceux qu'ils traitent le mieux, & qu'ils comblent de bienfaits. J'avois horreur de Protefilas, & je lui laiffois toute l'autorité. Etrange illufion! Je me favois bon gré de le connoîtré, & je n'avois. pas la force de reprendre l'autorité que je lui avois abandonnée. D'ailleurs je le trouvois commode, complaifant, induftrieux pour flater mes paffions, ardent pour mes interêts. Enfin j'avois une raifon pour m'excufer en moi-même de ma foibleffe. C'est que je ne connoiffois pas de veritable vertu, faute d'avoir fu choifir des gens de bien qui conduififfent mes affaires. Je croyois. qu'il n'y en avoit point fur la terre, & que la probité étoit un beau fantôme. Qu'importe, diTois-je, de faire un grand éclat, pour fortir des mains d'un homme corrompu, & pour tomber dans celles de quelque autre, qui ne fera ni plus. defintereffé, ni plus fincere que lui. Cependant l'armée navale commandée par Polimene revint. Je ne fongeai plus à la conquête de l'ifle de Carpathie, & Protefilas ne put diffimuler fi profondément, que je ne découvrifle combien il étoit affligé de favoir que Philoclès étoit en fureté dans Samos..

MENTOR interrompit encore Idoménée pour lui demander s'il avoit continué, après une fi noire trahison, à confier toutes fes affaires à Protefilas. J'étois, lui répondit Idoménée, trop ennemi des affaires & trop inapliqué pour pouvoir me tirer de fes mains. Il auroit falu renverfer l'ordre que j'avois établi pour ma commodité, & inftruire un nouvel homme. C'est ce que je n'eus jamais la force d'entreprendre. J'aimai mieux fermer les yeux, pour ne pas voir les artifices de Protefilas. Je me confolois feulement, en faifant entendre à certaines perfonnes de confiance, que je n'ignorois pas fa mauvaife

foi. Ainfi je m'imaginois n'y être trompé qu'à demi, puifque je favois que j'étois trompé. Je faifois même de tems en tems fentir à Protefilas que je fuportois fon joug avec impatience. Je prenois fouvent plaifir à le contredire, à blâmer publiquement quelque chofe qu'il avoit fait, & à décider contre fon fentiment. Mais comme il connoiffoit ma lenteur & ma pareffe, il ne s'embarafloit point de tous mes chagrins. Il revenoit opiniatrément à la charge. Il ufoit tantôt de manieres preflantes, tantôt de foupleffe & d'infinuation. Surtout quand il s'apercevoit que j'étois piqué contre lui, il redoubloit fes foins pour me fournir de nouveaux amusemens pro-pres à m'amolir, ou pour m'embarquer en quelque affaire où il eût occafion de fe rendre nécef-faire, & de faire valoir fon zele pour ma réputation.

QUOIQUE je fuffe en garde contre lui, cette maniere de flater mes paflions m'entrainoit toujours. Il favoit mes fecrets; il me foulageoit dans mes embaras. Il faifoit trembler tout le monde par mon autorité. Enfin je ne pus me refoudre à le perdre. Mais en le maintenant dans fa place, je mis tous les gens de bien hors d'état de me representer mes veritables interêts. Depuis ce moment on n'entendit plus dans mes Confeils aucune parole libre. La verité s'éloigna de moi. L'erreur qui prépare la chute des Rois, me punit d'avoir facrifié Philoclès à la cruelle ambition de Protefilas.

Ceux mêmes

f Ce fut precifément la conduite que tint le Roi d'Efpagne Philippe IV. avec le Comte-Duc d'Olivarès, après la perte du Royaume de Portugal. Ce Prince ne favoit ni fouffrir ce Miniftre, ni s'en defaire.

Daigne, daigne, mon Dieu, fur Mathan fur elle
Répandre cet efprit d'imprudence & d'erreur,,
De la chute des Rois funefte avant coureur.

2

Rac. Athal, act. I,

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