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doit rien, parcequ'il avoit la fierté de ne vouloir rien tenir de moi, & d'afpirer à la réputation d'un homme qui eft au-deffus de tous les honneurs. Il ajouta que ce jeune homme, qui me parloit fi librement fur mes defauts, en parloit aux autres avec la même liberté; qu'il faifoit affez entendre qu'il ne m'eftimoit guere; & qu'en rabaiffant ainfi ma réputation, il vouloit, par Féclat d'une vertu auftere, s'ouvrir le chemin à La Royauté.

D'ABORD je ne pus croire que Philoclès vouhût me détrôner. Il y a dans la veritable vertu une candeur & une ingénuité que rien ne peut contrefaire, & à laquelle on ne fe méprend point, pourvu qu'on y foit attentif. Mais la fermeté de Philoclès contre mes foibleffes commençoit à me laffer. Les complaifances de Protefilas, & fon industrie inépuisable pour m'inventer de nouveaux plaifirs, me faifoient fentir encore plus impatiemment l'aufterité de l'autre.

CEPENDANT Protefilas ne pouvant fouffrir que je ne cruffe pas tout ce qu'il me difoit contre fon ennemi, prit le parti de ne m'en plus parler, & de me perfuader par quelque chofe de plus fort que toutes les paroles. Voici comment il acheva de me tromper,. Il me confeilla d'envoyer Philoclès commander les vaiffeaux, qui. devoient attaquer ceux de Carpathie ; & pour m'y déterminer, il me dit: Vous favez que je ne fuis pas fufpect dans les louanges que je lui donne. J'avoue qu'il a du courage & du génie pour la guerre.. Il vous fervira mieux qu'un autre, & je prefere l'interêt de votre fervice à tous mes reffentimens contre lui.

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Je fus ravi de trouver cette droiture & cette équité Carpathie, aujourd'hui Scarpanto, eft une ifle de la mer Mé. diterranée, à l'entrée de l'Archipel, entre Candie & Rhodes.

équité dans le cœur de Protefilas, à qui j'avois confié l'adminiftration de mes plus grandes affaires. Je l'embraflai dans un tranfport de joie, & je me crus trop heureux d'avoir donné toute ma confiance à un homme qui me paroiffoit ainfi au-deffus de toute paffion & de tout interêt. Mais helas! que les Princes font dignes de compaffion! Cet homme me connoiffoit mieux que je ne me connoiflois moi-même. Il favoit que les Rois font d'ordinaire defians & inapliqués; defians, par l'experience continuelle qu'ils ont de l'artifice des hommes corrompus, dont ils font environnés; inapliqués, parceque les plaifirs les entrainent, & qu'ils font accoutumés à avoir des gens chargés de penfer pour eux, fans qu'ils en prennent euxmêmes la peine. Il comprit donc qu'il ne lui feroit pas difficile de me mettre en defiance & en jaloufie contre un homme qui ne manqueroit pas de faire de grandes actions, furtout l'abfence lui donnant une entiere facilité de lui tendre des piéges.

PHILOCLES en partant prévit ce qui lui pouvoit arriver. Souvenez-vous, me dit-il, que je ne pourai plus me defendre; que vous n'écouterez que mon ennemi; & qu'en vous fervant au peril de ma vie, je courrai rifque de n'avoir d'autre récompenfe que votre indignation. Vous vous trompez, lui dis-je; Protefilas ne parle point de vous comme vous parlez de lui. Il vous loue, il vous eftime, il vous croit digne des plus importans emplois. S'il commençoit à me parler contre vous, il perdroit ma confiance. Ne craignez rien, allez, & ne fongez qu'à me bien fervir. Il partit, & me laiflà dans une étrange fituation.

Il faut vous l'avouer, Mentor: je voyois clairement combien il m'étoit néceflaire d'avoir plu

fieurs hommes que je confultaffe, & que rien n'étoit plus mauvais, ni pour ma réputation, ni pour le fuccès des affaires, que de me livrer à un feul. J'avois éprouvé que les fages confeils de Philoclès m'avoient garanti de plufieurs fautes. dangereuses, où la hauteur de Protefilas m'auroit, fait tomber. Je fentois bien qu'il y avoit dans Philoclès un fond de probité & de maximes équitables, qui ne fe faifoit point fentir de même dans Protefilas. Mais j'avois laiffé prendre à Protefilas un certain ton décifif, auquel je ne pou-, vois prefque plus refifter. J'étois fatigué de me trouver toujours entre deux hommes, que je ne pouvois accorder; & dans cette laffitude j'aimois mieux par foiblefle hafarder quelque chofe aux dépends des affaires, & refpirer en liberté. Je n'euffe ofé me dire à moi-même une fi hon-teufe raifon du parti que je venois de prendre. Mais cette honteufe raifon que je n'ofois déveloper, ne laiffoit pas d'agir fecrettement au fond de mon cœur, & d'être le vrai motif de tout ce que je faifois.

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PHILOCLES furprit les ennemis, remporta une pleine victoire, & fe hâța de revenir pour prévenir les mauvais offices qu'il avoit à craindre. Mais Protefilas, qui n'avoit pas encore eu le tems de me tromper, lui écrivit que je defirois qu'il fit une defcente dans l'ifle de Carpathie, pour profiter de la victoire. En effet, il m'avait per fuadé que je pourois facilement faire la conquête de cette ifle. Mais il fit en forte que plufieurs chofes néceffaires manquerent à Philoclès dans cette entreprise, & il l'affujettit à certains ordres qui cauferent divers contretems dans l'exécution. Cependant il fe fervit d'un Domeftique très corrompu, que j'avois auprès de moi, & qui ob fervoit jufques aux moindres chofes, pour lui en A 5

rendre

rendre compte, quoi-qu'ils paruffent ne fe voir guere, & n'être jamais d'accord en rien.

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CE Domestique, nommé Timocrate, me vint dire un jour en grand fecret, qu'il avoit découvert une affaire très dangereufe. Philoclès, me dit-il, veut fe fervir de votre armée navale pour se faire Roi de l'ifle de Carpathie. Les Chefs des troupes font attachés à lui; tous les foldats font gagnés par fes largeffes, & plus encore par la licence pernicieuse où il les laiffe vivre. If eft enfléde fa victoire. Voilà une lettre qu'il a écrite à un de fes amis fur fon projet de fe faire Roi. On n'en peut plus douter après une preuve fi évidente.

JE lus cette lettre, & elle me parut de la main de Philoclès. Mais on avoit parfaitement imité fon écriture, & c'étoit Protefilas qui l'avoit faite avec Timocrate. Cette lettre me jetta dans une étrange surprise. Je la relifois fans ceffe, & ne pouvois me perfuader qu'elle fût de Philo clès, repaffant dans mon efprit troublé toutes les marques touchantes qu'il m'avoit données de fon defintereffement & de få bonne foi. Cependant que pouvois-je faire? Quel moyen de refifter à une lettre, où je croyois être fûr de reconnoître: l'écriture de Philoclès.

QUAND Timocrate vit que je ne pouvois plus refifter à fon artifice, il le poufla plus loin. Oferai-je, me dit-il, en hefitant, vous faire remarquer un mot qui eft dans cette lettre? Philoclès dit à fon ami, qu'il peut parler en confiance à Protefilas fur une chofe qu'il ne defigne que par un chiffre. Affurément Protefilas eft entré dans le deffein de Philoclès, & ils fe font accommodés à vos dépends. Vous favez que c'eft Protefilas qui vous a preffé d'envoyer Philoclès contre les Carpathiens. Depuis un certain tems il a ceffé

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de vous parler contre lui, comme il le faifoit fou-vent autrefois. Au contraire il le loue, il l'excuse, en toute occafion. Ils fe voyent depuis quelque tems avec affez d'honnêteté. Sans doute Protefilas a pris avec Philoclès des mesures pour partager avec lui la conquête de Carpathie. Vous voyez même qu'il a voulu qu'on fit cette entreprife contre toutes les regles, & qu'il s'expofe à faire perir votre armée navale, pour contenter fon ambition. Croyez-vous qu'il voulût ainfi fervir à celle de Philoclès, s'ils étoient encore mal enfemble? Non, non, on ne peut plus douter que ces deux hommes ne foient réunis pour s'élever enfemble à une grande autorité, & peut-être pour renverser le trône où vous régnez. En vous parlant ainfi, je fais que je m'expofe à leur ref→ fentiment, fi malgré mes avis finceres vous leur: laiffez encore votre autorité dans les mains.. Mais qu'importe, pourvu que je vous dise la ve-rité.

CES dernieres paroles de Timocrate firent une grande impreffion fur moi. Je ne doutai plus de la trahifon de Philoclès, & je me defiai de Protefilas comme de fon ami. Cependant Timocrate me difoit fans ceffe: Si vous attendez que Philoclès ait conquis l'ifle de Carpathie, il ne fe-ra plus tems d'arréter fes deffeins. Hâtez-vous de vous en affurer pendant que vous le pouvez.. J'avois horreur de la profonde diffimulation des hommes. Je ne favois plus à qui me fier. Après avoir découvert la trahifon de Philoclès, je ne voyois plus d'homme fur la terre dont la vertu me pût raffurer. J'étois refolu de faire perir au plutôt ce perfide. Mais je craignois Protefilas, & je ne favois comment faire à fon égard. Je crai-gnois de le trouver coupable, & je craignois aufliį de me fier à lui,

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