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le calme de la mer, * la lumiere tremblante de la lune répandue fur la face des ondes, le fombre azur du ciel femé de brillantes étoiles, fervoient à rendre ce spectacle encore plus beau.

TELEMAQUE d'un naturel vif & fenfible goûtoit tous ces plaifirs; mais il n'ofoit y livrer fon cœur. Depuis qu'il avoit éprouvé avec tant de honte dans l'ifle de Calypfo, combien la jeuneffe eft promte à s'enflamer, tous les plaifirs mêmes les plus innocens lui faifoient peur. Tout lui étoit fufpect. Il regardoit Mentor; il cherchoit fur fon vifage & dans fes yeux ce qu'il devoit penfer de tous ces plaifirs.

MENTOR étoit bien-aife de le voir dans cet embaras, & ne faifoit pas femblant de le remarquer. Enfin touché de la moderation de Telémaque, il lui dit en fouriant: Je comprends ce que vous craignez ; vous êtes louable de cette crainte: mais il ne faut pas la pouffer trop loin. Perfonne ne souhaitera jamais plus que moi que vous goûtiez des plaisirs, mais des plaifirs qui ne vous paffionnent, ni ne vous amoliffent point. Il vous faut des plaifirs qui vous delaffent, & que vous goûtiez en vous poffédant; mais non pas des plaifirs qui vous entrainent. Je vous souhaite des plaifirs doux & moderés, qui ne vous ôtent point la raifon, & qui ne vous rendent jamais femblable à une bête en fureur. Maintenant il eft à propos de vous delaffer de toutes vos peines. Goûtez avec complaifance pour Adoam les plaifirs qu'il vous offre. Réjouiffez-vous, Telémaque, réjouïflez-vous. La SAGESSE n'a rien d'auftere, ni d'affecté. C'eft elle qui donne les vrais plaifirs: elle feule les fait affaiffonner pour les rendre purs & durables. Elle fait mêler les jeux &

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Splendet tremulo fub lumine pontus.
Virg. Æn. 1. VII. v. 9.

& les ris avec les occupations graves & ferieufes; elle prépare le plaifir par le travail, & elle delafle du travail par le plaifir. La fagefle n'a point de honte de paroître enjouée, quand il le faut.

EN difant ces paroles, Mentor prit une lyre, & en joua avec tant d'art, qu'Achitoas jaloux laiffa tomber la fienne de dépit. Ses yeux s'allumoient, fon vifage troublé changea de couleur: tout le monde eût aperçu fa peine & fa honte, fi la lyre de Mentor n'eût enlevé l'ame de tous les affiftans. A peine ofoit-on refpirer, de peur de troubler le filence, & de perdre quelque chofe de ce chant divin; on craignoit toujours qu'il ne finît trop tôt. La voix de Mentor n'avoit aucune douceur efféminée; mais elle étoit flexible, forte, & elle paffionnoit jufqu'aux moindres chofes.

IL chanta d'abord les louanges de Jupiter, * pere & Roi des Dieux & des hommes, † qui d'un figne de fa tête ébranle l'Univers. Puis il reprefenta Minerve qui fort de fa tête, c'est-à-dire, la fageffe, que ce Dieu forme au dedans de luimême, & qui fort de lui pour inftruire les hommes dociles. Mentor chanta ces verités d'une voix fi touchante, & avec tant de religion, que toute l'affemblée crut être tranfportée au plus haut de l'Olympe à la face de Jupiter, dont les regards font plus perçans que fon tonnerre. Enfuite il chanta le malheur du jeune i Narciffe, qui deve

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Divum pater atque hominum rex.
Virg. Æn. 1. II. v. 648. & al.
Πατὴρ ἀνδρῶν τε θεῶν]ε. Homer. Οdyft. l. I. v. 28. & al
Qui nutu concutit orbem. Ovid. Met. I. II. v. 850.
Et totum nutu tremefecit olympum.

1441

1110

Virg. Æn. 1. IX. v. 106. & l. X. v. 115. i Narciffe étoit un jeune homme fort beau, fils de Céphife & de Liriope, qui méprisa Echo & les autres Nymphes qui l'ai

moient.

1

devenant folement amoureux de fa propre beau→ té, qu'il regardoit fans ceffe au bord d'une fontaine, fe confuma lui-même de douleur, & fut changé en une fleur qui porte fon nom. Enfin il chanta auffi la funefte mort du bel Adonis, qu'un fanglier déchira, & que Vénus paffionnée pour lui ne put ranimer en faifant au ciel des plaintes ameres.

k

Tous ceux qui l'écouterent ne purent retenir leurs larmes, & chacun fentoit je ne fais quel plaifir en pleurant. Quand il eut ceffe de chanter, les Phéniciens étonnés fe regardoient les uns les autres. L'un difoit: C'est Orphée ; c'eft ainfi qu'avec une lyre il aprivofoit les bêtes farouches, & enlevoit les bois & les rochers; c'est ainfi qu'il enchanta 1 Cerbere, qu'il fufpendit les tourmens d'Ixion & des Danaïdes, & qu'il toucha l'inexorable Pluton, pour tirer des enfers la belle Eurydice. Un autre s'écrioit: Non, c'eft Linus fils d'Apollon. Un autre répondit: Vous

Vous

Voyez toute cette avanture dans Ovide, Met. I. III. k Adonis étoit fils de Cinira Roi de Cypre de Mirrha. Il fut fort aimé de Vénus qui le changea en anémone rouge après fa mort.

Voy. Ovide, Met. 1. X

1 Cerbere, chien à trois têtes que les Poëtes mettent à l'entrée des enfers.

Cerberus bac ingens latratu regna trifauci
Perfonat, adverfo recubans immanis in antro.

Virg. Æn. 1. VI. v. 417.

Quin ipfæ ftupuere domus, atque intima lethi
Tartara, caeruleofque implexo crinibus_angues
Eumenides: tenuitque inbians tria Cerberus ora:
Atque Ixionei vento rota conftitit orbis.

Id. Georg. l. IV. v. 481..
Talia dicentem, nervofque ad verba moventem,
Exangues flebant animae: nec Tantalus undam
Captavit refugam; ftupuitque Ixionis orbis;
Nec carpfere jecur volucres; urnifque vacarunt
Belides; inque tuo fedifti, "Sifyphe, faxo.
Ovid. Met. 1. X. v. 40.

vous trompez, c'est Apollon lui-même. Telémaque n'étoit guere moins furpris que les autres; car il ignoroit que Mentor fût avec tant de perfection chanter & jouer de la lyre. Achitoas, qui avoit eu le loifir de cacher fa jaloufie, commença à donner des louanges à Mentor. Mais il rougit en le louant, & il ne put achever fon difcours. Mentor, qui voyoit fon trouble, prit la parole, comme s'il eût voulu l'interrompre, & & tâcha de le confoler, en lui donnant toutes les louanges qu'il meritoit. Achitoas ne fut point confolé; car il fentoit que Mentor le furpaffoit encore plus par fa modeitie, que par les charmes de fa voix.

CEPENDANT Telémaque dit à Adoam: Je me fouviens que vous m'avez parlé d'un voyage. que vous fites dans la Bétique, depuis que nous fumes partis d'Egypte. m La Bétique eft un pays dont on raconte tant de merveilles, qu'à peine peut-on les croire. Daignez m'aprendre fi tout ce qu'on en dit eft vrai. Je ferai bien-aife, dit Adoam, de vous dépeindre ce fameux pays digne de votre curiofité, & qui furpaffe tout ce que la Renommée en publie. Auffi-tôt il commença ainfi :

LE fleuve Bétis coule dans un pays fertile, & fous un ciel doux qui est toujours ferein. Le pays a pris le nom de ce fleuve qui fe jette dans le grand Océan, affez près des colonnes d'Hercule, & de cet endroit, où la mer furieuse rompant fes digues fépara autrefois la Terre de Tar

fis

m Rien ne reffemble, mieux à la defcription que Strabon fait de l'Espagne. Toutes ces fleurs ne font point nées dans l'imagination du Poëte; il avoit puifé dans les plus belles fources. de l'Antiquité.

• Ce fleuve, nommé auffi autrefois Tarteffus, eft aujour d'hui le Guadalquivir. Voy. Sam. Bochert, Chan, I, I. c. 34.

fis d'avec la grande Afrique. Ce pays femble avoir conferve les delices de l'âge d'or. Les hivers y font tiedes, & les rigoureux Aquilons n'y foufflent jamais. L'ardeur de l'Eté y est toujours temperée par des Zephirs rafraichiffans, qui viennent adoucir l'air vers le milieu du jour. Ainfi toute l'année n'eft qu'un heureux himen du Printems & de l'Automne, qui femblent fe donner la main. La terre, dans les vallons & dans les compagnes unies, y porte chaque année une double moiffon. Les chemins y font bordés de lauriers, de grenadiers, de jafmins, & d'autres arbres toujours verds & toujours fleuris. Les montagnes font couvertes de troupeaux qui fourniffent des laines fines, recherchées de toutes les nations connues. Il y a plufieurs mines d'or & d'argent dans ce beau pays. Mais les habitans, fimples & heureux dans leur fimplicité, ne daignent pas feulement compter l'or & l'argent parmi leurs richefles. Ils n'eftiment que ce qui fert veritablement aux befoins de l'homme.

QUAND nous avons commencé à faire notre commerce chez ces peuples, nous avons trouvé l'or & l'argent parmi eux employés aux mêmes ufages que le fer, par exemple, pour des

focs

C'étoit le nom que portoit, ou l'Espagne entiere, ou la partie de l'Espagne apellée Bétique, ou une ifle, ou une ville de cette Province. Sam. Bochart, Phal. 1. III. c. 7.

Strabon prouve que c'est dans cet heureux pays qu'Homere a placé les Champs Elyzées. En effet tout ce que ce pere des Poëtes dit des Champs Elyzćes convient à la Bétique, & à la peinture qu'en fait ici l'Auteur, qui femble avoir traduit ces vers du Poëte Grec:

Οὐ νιφετός, ἔτ ̓ ἀρ' χειμῶν πολὺς, ἔτέ ποτ' ὄμβρα Αλλ' αἰεὶ Ζεφύροιο λιγυπνέοντας δήτας

Ὠκεανὸς ἀνίησιν, αναψύχειν ἀνθρώπες.

Odyff. 1. IV. v. 566.' '

Voyez Plin. Hift. Nat. 1. XXXIII. où ces mines font

exactement décrites.

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