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un fi beau chemin pour fuir l'Amour, & pour. revoir votre chere patrie? Calypfo elle-même eft contrainte de vous chaffer; le vaiffeau eft tout prêt. Que tardons-nous à quiter cette ifle, où la vertu ne peut habiter?

EN difant ces paroles, Mentor le prit par la main, & l'entrainoit vers le rivage. Telémaque fuivoit à peine, regardant toujours derriere foi. Il confideroit Eucharis qui s'éloignoit de lui. Ne pouvant voir fon vifage, il regardoit fes beaux cheveux noués, fes habits flotans, & fa noble, démarche. Il auroit voulu baifer les traces de fes pas. Lors même qu'il la perdit de vue, il prétoit encore l'oreille, s'imaginant entendre fa voix. * Quoiqu'abfente, il la voyoit. † Elle étoit peinte & comme vivante devant fes yeux; il croyoit même parler à elle, ne fachant plus où il étoit, & ne pouvant écouter Mentor.

ENFIN revenant à lui comme d'un profond fommeil, il dit à Mentor: Je fuis refolu de vous fuivre mais je n'ai pas encore dit adieu à Eucharis. J'aimerois mieux mourir que de l'abandonner ainfi avec ingratitude. Attendez que je la revoye encore une derniere fois, pour lui faire un éternel adieu. Au moins fouffrez que je lui dife: O Nymphe, les Dieux cruels, les Dieux jaloux de mon bonheur me contraignent de partir. Mais ils m'empécheront plutôt § de vivre que de me fouvenir à jamais de vous. O mon

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pere,

Illum abfens abfentem auditque videtque.
Virg. Æn. Ì. ÎV. v. 83.

+ Conjugis ante oculos, ficut præfentis, imago eft.

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Ovid. Trift. 1. III. eleg. 4.
Te loquor abfentem, te vox mea nominat unam.
Id. ib. eleg. 3.

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Nec me meminiffe pigebit Eliza,
Dum memor ipfe mei, dum fpiritus bos reget artus.
Virg. Æn. 1. IV. v. 335.

pere, ou laiffez-moi cette derniere confolation, qui eft fi jufte, ou arrachez-moi la vie dans ce moment. Non, je ne veux ni demeurer dans cette ifle, ni m'abandonner à l'Amour. L'Amour. n'eft point dans mon cœur, je ne fens que de l'amitié & de la reconnoiffance pour Eucharis. Il me fuffit de lui dire encore une fois adieu; & je pars avec vous fans retardement.

QUE j'ai pitié de vous, répondit Mentor! Votre paffion eft fi furieufe que vous ne la fentez pas. Vous croyez être tranquile, & vous demandez la mort. Vous ofez dire que vous n'êtes point vaincu par l'amour, & vous ne pouvez vous arracher à la Nymphe que vous aimez. Vous ne voyez, vous n'entendez qu'elle. Vous êtes aveugle & fourd à tout le refte. Un homme que la fievre rend frénétique, dit: Je ne fuis point malade. O aveugle Telémaque: Vous étiez prêt à renoncer à Pénelope qui vous attend, à Ulyffe que vous verrez, à Ithaque où vous devez régner, à la gloire & à la haute destinée que les Dieux vous ont promise par tant de merveilles qu'ils ont faites en votre faveur. Vous re nonciez à tous ces biens, pour vivre defhonnoré auprès d'Eucharis. Direz-vous encore que l'amour ne vous attache point à elle? Qu'est-ce donc qui vous trouble? Pourquoi voulez-vous mourir? Pourquoi avez-vous parlé devant la Déeffe avec tant de tranfports? Je ne vous accufe point de mauvaife foi; mais je déplore votre aveuglement. Fuyez, Telémaque, fuyez. On ne peut vaincre l'Amour qu'en fuyant. Contre un tel ennemi, la vrai courage confifte à craindre & à fuir; mais à fuir fans deliberer, & fans fe donner à foi-même le tems de regarder jamais derriere foi. Vous n'avez pas oublié lés foins que vous m'avez coutés depuis votre en

fance,

fance, & les perils dont vous êtes forti par mes confeils. Ou croyez-moi, ou fouffrez que je vous abandonne. Si vous faviez combien il m'est douloureux de vous voir courir à votre perte; fi vous faviez tout ce que j'ai fouffert pendant que je n'ai ofé vous parler: la mere qui vous mit au monde fouffrit moins dans les douleurs de l'enfantement. Je me fuis tû ; j'ai dévoré ma peine; j'ai étouffé mes foupirs pour voir fi vous reviendriez à moi. O mon fils, mon cher fils, foulagez mon coeur; rendez-moi ce qui m'eft plus cher que mes entrailles. Rendez-moi Telémaque que j'ai perdu: rendez-vous à vous-même. Si la fageffe en vous furmonte l'amour, ję vis & je vis heureux. Mais fi l'amour vous en traine malgré la fageffe, Mentor ne peut plus vivre.

PENDANT que Mentor parloit ainfi, il continuoit fon chemin vers la mer; & Telémaque, qui n'étoit pas encore affez fort pour le fuivre de lui-même, l'étoit déja affez pour fe laiffer mener fans refiftance. Minerve toujours cachée fous la figure de Mentor, couvrant invisiblement Te lémaque de fon Egide, & répandant autour de lui un rayon divin, lui fit fentir un courage qu'il n'avoit point encore éprouvé, depuis qu'il étoit dans cette ifle. Enfin ils arriverent dans un endroit de l'ifle où le rivage de la mer étoit efcarpé. C'étoit un rocher toujours battu par l'onde écumante. Ils regarderent de cette hauteur fi le vaiffeau que Mentor avoit préparé, étoit encore dans la même place; mais ils aperçurent un trilte fpectacle.

L'AMOUR étoit vivement piqué de voir que ce vieillard inconnu, non feulement étoit infenfible à fes traits, mais encore qu'il lui enlcvoit Telémaque. Il pleuroit de dépit, & alla trou

ver

2

-ver Calypfo errante dans les fombres forêts. Elle ne put le voir fans gémir, & elle fentit qu'il rouvroit toutes les plaies de fon cœur. L'Amour lui dit Vous êtes Deeffe, & vous vous laiffez vaincre par un foible Mortel, qui eft captif dans votre ile! Pourquoi le hiffez vous fortir? O malheureux Amour, répondit-elle, je ne veux plus écouter tes pernicieux confeils. C'eft toi qui m'as tirée d'une douce & profonde paix, pour me précipiter dans un abime de malheurs. C'en eft fait. J'ai juré par les ondes du Styx, que je laiflerois partir Telémaque. Jupiter même, le pere des Dieux, avec toute fa puiffance n'oferoit contrevenir à ce redoutable ferment. Telémaque, fors de mon ifle: fors auffi, pernicieux enfant; tu m'as fait plus de mal que lui.

L'AMOUR, effuyant fes larmes, fit un fouris moqueur & malin. En verité, dit-il, voilà un grand embaras! Laiffez-moi faire; fuivez votre. ferment; ne vous opofez point au départ de Telémaque. Ni vos Nymphes, ni moi n'avons juré par les ondes du Styx de le laiffer partir. Je leur infpirerai le deflein de brûler ce vaiffeau que Mentor a fait avec tant de précipitation. Sa diligence qui vous a furpris fera inutile. Il fera furpris lui-même à fon tour, & il ne lui reftera plus aucun moyen de vous arracher Teléma

que.

CES paroles flateufes firent gliffer l'efperance & la joie jufqu'au fond des entrailles de Calypfo. Ce qu'un Zéphir fait par fa fraîcheur fur le, bord d'un ruiffeau, pour delaffer les troupeaux languiflans, que l'ardeur de l'Eté confume, ce difcours le fit pour apaifer le defefpoir de la Déeffe. Son vifage devint ferein, fes yeux s'adoucirent; les noirs foucis, qui rongeoient fon cœur, s'enfuirent pour un moment loin d'elle. Elle

s'ar

s'arréta, elle fourit, elle flata le folâtre Amour, & en le flatant elle fe prépara de nouvelles douleurs.

L'AMOUR, Content de l'avoir perfuadée, alla pour perfuader aufli les Nymphes, qui étoient errantes & difperfées fur toutes les montagnes, comme un troupeau de moutons que la rage des loups affamés a mis en fuite loin du Berger. L'Amour les raflemble, & leur dit: Telémaque eft encore en vos mains; hâtez-vous de brûler ce vaiffeau que le témeraire Mentor a fait pour s'enfuir. * Auffi-tôt elles allument des flambeaux; elles accourent fur le rivage; elles frémiffent; elles pouffent des hurlemens; elles fecouent leurs cheveux épars comme des Bacchantes. Déja la flâme vole; elle dévore le vaiffeau, qui eft d'un bois fec & enduit de refine; des tourbillons de fumée & de flâme s'élevent dans les nues.

TELEMAQUE & Mentor aperçoivent ce feu de deflus le rocher, & entendent les cris des Nymphes. Telémaque fut tenté de s'en réjouïr; car fon cœur n'étoit pas encore gueri, & Mentor remarquoit que fa paffion étoit comme un feu mal éteint, qui fort de tems en tems de deffous la cendre, & qui repouffe de vives étincelles. Me voilà donc, dit Telémaque, rengagé dans mes liens. Il ne nous refte plus aucune efperance de quiter cette ifle.

MENTOR Vit bien que Telémaque alloit retomber dans toutes fes foibleffes, & qu'il n'y avoit pas un feul moment à perdre. Il aperçut de loin au milieu des flots un vaiffeau arrété, qui n'oTOM. I.

H

Tum verò attonitæ monftris, a&tæque furore
Conclamant rapiuntque focis penetralibus ignem.
Pars fpoliant aras, frondem ac virgulta facefque
Conjiciunt: furit immiffis Vulcanus habenis

Tranfira per remos & pietas abjete puppes.

Virg. Æn. 1. V. v. 659

foit

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