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vous à votre patrie? L'ambition de régner vous fera-t-elle oublier Pénelope, qui vous attend comme fa derniere efperance, & le grand Ulyffe, que les Dieux avoient refolu de vous rendre? Ces paroles percerent mon cœur, & me foutinrent contre le vain defir de régner. Cependant un profond filence de toute cette tumultucuse affemblée me donna le moyen de parler ainfi : O illuftres Crétois, je ne merite point de vous commander. L'oracle qu'on vient de raporter marque bien, que la race de Minos ceflera de régner, quand un Etranger entrera dans cette ifle, & y fera régner les loix de ce fage Roi; mais il n'est pas dit que cet Etranger régnera. Je veux croire que je fuis cet Etranger marqué par l'oracle; j'ai accompli la prédiction; je fuis venu dans cette ifle ; j'ai découvert le vrai fens des loix, & je fouhaite que mon explication terve à les faire régner avec l'homme que vous choifirez. Pour moi je prefere ma patrie, la pauvre petite ifle d'Ithaque, aux cent villes de Crete, à la gloire & à l'opulence de ce beau Royaume. Souffrez que je fuive ce que les Deftins ont marqué. Si j'ai combattu dans vos Jeux, ce n'étoit pas dans l'efperance de régner ici: c'étoit pour meriter votre eftime & votre compaflion; c'étoit afin que vous me donnaffiez les moyens de retourner promptement au lieu de ma naifiance. a J'aime mieux obéir à mon pere Ulyffe, & confoler ma mere Pénelope, que de régner fur tous les peuples de l'Univers. O Crétois, vous voyez le fond de mon cœur; il faut que je vous quite; mais la mort feule poura finir ma reconnoiffance. Qui, jusqu'au dernier foupir Telémaque aimera les

a Sentiment bien opofé à celui que Cefar avoit puisé dans Euripide: Qu'il eft beau de s'éloigner de l'équité pour une couronne !

les Crétois, & s'intereffera à leur gloire comme à la fienne propre.

A PEINE eus-je parlé, qu'il s'éleva un bruit fourd femblable à celui des vagues de la mer, qui s'entrechoquent dans une tempête. Les uns di--foient: Eft-ce quelque Divinité fous une figure humaine? D'autres foutenoient qu'ils m'avoient vu en d'autres pays, & qu'ils me reconnoiffoient. D'autres s'écrioient: Il faut le con-traindre de régner ici. Enfin je repris la parole, & chacun fe hâta de fe taire, ne fachant fi je n'allois point accepter ce que j'avois refufé d'a-bord. Voici les paroles que je leur dis:

SOUFFREZ, O Crétois, que je vous dife ce? que je penfe. Vous êtes le plus fage de tous les peuples: mais la fagefle demande, ce me femble, une précaution qui vous échape. < Vous devez choifir, non pas l'homme qui raifonne le mieux fur les loix, mais celui qui les pratique avec la plus conftante vertu. Pour moi je fuis jeune; par conféquent fans experience; expofé à la violence des paflions, & plus en état de m'inftruire en obéïffant pour commander un jour, que de commander maintenant. Ne cherchez donc pas un homme qui ait vaincu les autres dans les Jeux

* Credo quidem, nec vana fides, genus effe Deorum. Virg. Æn. 1. IV. v. 12.

d'ef

b C'étoit une penfée, commune à ceux qui voyoient quelque perfonne extraordinaire, parcequ'Homere dit que, quand les Dieux veulent paroître, ils ne peuvent choifir une figure plus convenable à leur majesté que celle de l'homme. On lit dans Herodote, que Pififtrate fut fe faire ouvrir les portes de la citadelle d'Athenes, en fe faifant introduire par une femme d'une éclatante beauté, qui fe difoit la Déeffe Minerve.

Il y a beaucoup de diftance d'un grand Philofophe à un grand Roi. Jaques I. Roi d'Angleterre, avoit étudié l'art de régner dans les plus fages Politiques de l'Antiquité. L'Hiftoire l'a cependant mis au rang des Princes médiocres. Platon, avec toutes fes belles idées de gouvernement, n'eut pourtant que de très foibles fuccès à la Cour de Denis de Syracufe.

d'efprit & de corps, mais qui fe foit vaincu* luimême. Cherchez un homme, qui ait vos loix écrites dans le fond de fon cœur, & dont toute la vie foit la pratique de ces loix: que fes actions plutôt que fes paroles vous le faflent choifir.

Tous les vieillards charmés de ce difcours, & voyant toujours croître les aplaudiflemens de l'affemblée, me dirent: Puifque les Dieux nous ôtent l'efperance de vous voir régner au milieu de nous, du moins aidez-nous à trouver un Roi qui fafle régner nos loix. Connoiflez-vous quelqu'un qui puifle commander avec cette moderation? Je connois, leur dis-je d'abord, un homme de qui je tiens tout ce que vous estimez en moi: c'eft fa fageffe & nos pas la mienne qui vient de parler; & il m'a infpiré toutes les réponfes que vous venez d'entendre.

main.

D'a

EN même tems toute l'aflemblée jetta les yeux fur Mentor, que je montrois, le tenant par la Je racontois les foins qu'il avoit eus de mon enfance; les perils dont il m'avoit delivré; les malheurs qui étoient venu fondre fur moi, dès que j'avois ceflé de tuivre fes conieils. bord on ne l'avoit point regardé, à caufe de fes habits fimples & négligés, de fa contenance modefte, de fon filence prefque continuel, de fon air froid & refervé. Mais quand on s'apliqua à. le regarder, on découvrit dans fon vifage je ne fais quoi de ferme & d'élevé; on remarqua la vivacité de fes yeux, & la vigueur avec laquelle il faifoit jufqu'aux moindres actions. On le queftionna; il fut admiré; on refolut de le faire Roi.

Il s'en defendit fans s'émouvoir: il dit

qu'il

* Magnus animo, major imperio fui, quippe fe vicit. Plin. a. Cet aveu est bien digne de Telémaque: Eft enim benignum, ut arbitror, & plenum ingenui pudoris, fateri per ques profeceris. Plin. Præfat. in Hift. Nat.

qu'il preferoit les douceurs d'une vie privée à l'éclat de la Royauté; que les meilleurs Rois étoient malheureux, en ce qu'ils ne faifoient prefque jamais les biens qu'ils vouloient faire, & qu'ils faifoient fouvent, par la furprise des flateurs, les maux qu'ils ne vouloient pas. Il ajouta que, fi la fervitude eft miferable, la Royauté ne l'eft pas moins, puifqu'elle eft une fervitude déguifée.

Quand on eft Roi, difoit-il, on dépend de tous ceux dont on a befoin pour fe faire obéïr. Heureux celui qui n'eft point obligé de commander! Nous ne devons qu'à notre feule patrie, quand elle nous confie l'autorité, le facrifice de notre liberté pour travailler au bien public.

ALORS les Crétois ne pouvant revenir de leur furprife, lui demanderent quel homme ils devoient choifir. Un homme, répondit-il, qui vous connoifle bien, puifqu'il faudra qu'il vous gouverne, & qui craigne de vous gouverner. Celui qui defire la Royauté ne la connoît pas: & comment en remplira-t-il les devoirs, ne les connoiffant point? Il la cherche pour lui, & vous devez defirer un homme qui ne l'accepte que pour l'amour de vous.

Tous les Crétois furent dans un étrange étonnement, de voir deux Etrangers qui refufoient la Royauté recherchée par tant d'autres; ils voulurent favoir avec qui ils étoient venus. Nauficrates, qui les avoit conduits depuis le port jufqu'au Cirque, où l'on celebroit les Jeux, leur montra Hazaël, avec lequel Mentor & moi étions venus de l'ifle de Cypre. Mais leur étonnement fut encore bien plus grand, quand ils furent que Mentor avoit été efclave d'Hazaël; qu'Ha

d Les Princes les plus imperieux ont beaucoup à fouffrir de ceux qui leur font néceffaires. Louis XI. effuyoit les mauvaifes humeurs de Coquetier fon Médecin, dont il n'ofoit pas fe defaire.

qu'Hazaël, touché de la fageffe & de la vertu de fon efclave, en avoit fait fon confeil & fon meilleur ami; que cet efclave, mis en liberté, étoit le même qui venoit de refufer d'être Roi; & qu'Hazael étoit venu de Damas en Syrie, pour sinftruire des loix de Minos; tant l'amour de la fagefle remplifloit fon cœur.

LES vieillards. dirent à Hazaël: Nous n'ofons vous prier de nous gouverner; car nous jugeons que vous avez les mêmes penfées que Mentor. Vous méprifez trop les hommes pour vouloirvous charger de les conduire; d'ailleurs vous êtes trop détaché des richefles & de l'éclat de la Royauté, pour vouloir acheter cet éclat par les peines attachées au gouvernement des peuples. Hazaël répondit: Ne croyez pas, o Crétois, que je méprife les hommes. Non, non, je fais combien il eft grand de travailler à les rendre bons & heureux; mais ce travail eft rempli de peines & de dangers. L'eclat qui y eft attaché eft faux, & ne peut éblouïr que des ames vaines. La vie eft courte; les grandeurs irritent plus les paffions qu'elles ne peuvent les contenter. C'eft pour aprendre à me pafler de ces faux biens, & non: pas pour y parvenir, que je fuis venu de fi loin. Adieu. Je ne fonge qu'à retourner dans une vie paifible & retirée, où la fagefle nouriffe mon cœur, & où les efperances, qu'on tire de la vertu pour une autre meilleure vie après la mort, me confolent dans les chagrins de la vieilleffe. Si j'avois quelque chofe à fouhaiter, ce ne feroit pas d'être Roi: ce feroit de ne me féparer jamais de ces deux hommes que vous voycz.

ENFIN les Crétois s'écrierent parlant à Mentor: Dites-nous, o le plus fage & le plus grand de tous les Mortels, dites-nous donc qui eft-ceque nous pouvons choifir pour notre Roi? Nous

ne

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