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places; leurs cheveux étoient blancs; plufieurs n'en avoient prefque plus. On voyoit reluire fur leurs vifages graves une fageffe douce & tranquile; ils ne fe prefloient point de parler; ils ne difoient que ce qu'ils avoient refolu de dire. Quand ils étoient d'avis differens, ils étoient fi moderés à foutenir ce qu'ils penfoient de part & d'autre, qu'on auroit cru qu'ils étoient tous d'une même opinion. La longue experience des chofes paffées, & l'habitude du travail, leur donnoient de grandes vues fur toutes chofes; mais ce qui perfectionnoit le plus leur raifon, étoit le calme de leurs efprits delivrés des folles paffions & des caprices de la jeuneffe. La fageffe toute feule agifloit en eux, & le fruit de leur longue vertu étoit d'avoir fi bien dompté leurs humeurs, qu'ils goûtoient fans peine le doux & noble plaifir d'écouter la raifon. En les admirant, je fouhaitai que ma vie pût s'accourcir pour arriver tout-à-coup à une fi eftimable vieilleffc. Je trouvois la jeuneffe malheureuse d'être fi impétueufe & fi éloignée de cette vertu fi éclairée & fi tranquile.

LE premier d'entre ces vieillards ouvrit le livre des loix de Minos. C'étoit un grand livre qu'on tenoit d'ordinaire renfermé dans une caffette d'or avec des parfums. Tous ces vieillards le baiferent avec refpect; car ils difent qu'après les Dieux, de qui les bonnes loix viennent, rien ne doit être fi facré aux hommes que les loix deftinées à les rendre bons, fages & heureux. Ceux

P C'eft ainfi qu'Alexandre confervoit les ouvrages d'Homere: Itaque Alexander... inter fpolia Darii unguentorum fcrinio capto, quod erat auro gemmifque ac margaritis pretiofum, varios ejus ufus amicis demonftrantibus: primò bereute, inquit, librorum Homeri cuftodia detur; ut pretiofiffimum bumani animi opus quam maximè diviti opere fervaretur. Plin. Hift. Nat. 1. VII. fr 29.

Ceux qui ont dans leurs mains les loix pour gouverner les peuples, doivent toujours le laitier gouverner eux-mêmes par les loix. C'eft la loi & non pas l'homme qui doit régner. Tel étoit le difcours de ces Sages. Enfuite celui qui prefidoit propofa trois questions, qui devoient être décidées par les maximes de Minos.

LA premiere question étoit, de favoir quel eft le plus libre de tous les hommes. Les uns répondirent, que c'étoit un Roi qui avoit fur fon peuple un empire abfolu, & qui étoit victorieux de tous fes ennemis. D'autres foutinrent que c'étoit un homme fi riche, qu'il pouvoit contenter tous fes defirs. D'autres dirent que c'étoit un homme qui ne fe marioit point, & qui voyageoit pendant toute fa vie en divers pays, fans être jamais affujetti aux loix d'aucune nation. D'autres s'imaginerent que c'étoit un Barbare qui, vivant de fa chaffe au milieu des bois, étoit indépendant de toute police & de tout befoin. D'autres crurent que c'étoit un homme nouvellement affranchi, parcequ'en fortant des rigueurs de la fervitude, il jouïfloit plus qu'aucun autre des douceurs de la liberté. D'autres enfin s'aviferent de dire que c'étoit un homme mourant, parceque la mort le delivroit de tout, & que tous les hommes ensemble n'avoient plus aucun pouvoir fur lui.

QUAND mon rang fut venu, je n'eus pa's de peine à répondre, parceque je n'avois pas oublié ce que Mentor m'avoit dit fouvent. Le plus libre de tous les hommes, répondis-je, eft celui qui peut être libre dans l'esclavage même. En quelque pays & en quelque condition qu'on foit, To м. 1.

F

on*

Comme Grotius, qui par le moyen de l'étude donnoit, difoit-il, à fon efprit la liberté qu'on refufoit à fon corps. De verit. Relig. Chrift. initio.

on eft très libre, pourvu qu'on craigne les Dieux, & qu'on ne craigne qu'eux. En un mot l'homme veritablement libre eft celui qui, dégagé de toute crainte & de tout defir, n'eft foumis qu'aux Dieux & à la raifon. Les vieillards s'entreregarderent en fouriant, & furent furpris de voir que ma réponse fût précisément celle de Mi

nos.

ENSUITE on propofa la feconde queftion en ces termes: Qui eft le plus malheureux de tous les hommes? Chacun difoit ce qui lui venoit dans l'efprit. L'un difoit, c'eft un homme qui n'a ni biens, ni santé, ni honneur. Un autre difoit, c'est un homme qui n'a aucun ami. D'autres foutenoient que c'eft un homme qui a des enfans ingrats & indignes de lui. Il vint un Sage de l'ifle de Lefbos, qui dit: Le plus malheureux de tous les hommes eft celui qui croit l'être; car le malheur dépend moins des chofes qu'on fouffre que de l'impatience avec laquelle on augmente fon malheur. A ces mots toute l'affemblée fe récria; on aplaudit, & chacun crut que ce fage Lefbien remporteroit le prix fur cette queftion. Mais on me demanda ma pensée, & je répondis, fuivant les maximes de Mentor: Le plus malheureux de tous les hommes eft un Roi qui croit être heureux, en rendant les autres hommes miferables. Il eft doublement malheureux par fon aveuglement: ne connoiffant pas fon malheur, il ne peut s'en guerir; il craint même

Je crains Dieu, cher Abner, & n'ai point d'autre crainte.
Rac. Athal. act. I.

v C'est la feptieme des plus grandes ifles de la mer Méditerranée, fuivant les anciens Hiftoriens : ce qui s'accorde avec fon nom derivé du mot Phénicien efbu, c'est à dire feptieme. On la nommoit anciennement Ifa. Voy. Sam. Bochart, Chan. 1. I. c. IX. On l'apelle aujourd'hui Mételin, du nom de fa capitale.

même de le connoître. La verité ne peut percer la foule des flateurs pour aller jufqu'à lui. Il eft tirannifé par fes paffions; il ne connoît point fes devoirs ; il n'a jamais goûté le plaifir de faire le bien, ni fenti les charmes de la pure vertu. Il est malheureux & digne de l'être; fon malheur augmente tous les jours; il court à fa perte, & les Dieux fe préparent à le confondre par une punition éternelle. Toute l'aflemblée avoua que j'avois vaincu le fage Lefbien, & les vieillards déclarerent que j'avois rencontré le vrai fens de

Minos.

POUR la troifieme queftion, on demanda lequel des deux eft preferable: D'un côté, un Roi conquerant & invincible dans la guerre ; de l'autre, un Roi fans experience de la guerre, mais propre à policer fagement les peuples dans la paix. La plupart répondirent que le Roi invincible dans la guerre étoit preferable. A quoi fert, difoient-ils, d'avoir un Roi qui fache bien gouverner en paix, s'il ne fait pas defendre le pays quand la guerre vient? Les ennemis le vaincront, & réduiront fon peuple en fervitude. D'autres foutenoient au contraire que le Roi pacifique fe roit meilleur, parcequ'il craindroit la guerre & l'éviteroit par fes foins. D'autres difoient qu'un Roi conquerant travailleroit à la gloire de fon peuple auffi-bien qu'à la fienne, & qu'il rendroit fes Sujets maîtres des autres nations, au lieu qu'un Roi pacifique les tiendroit dans une honteufe lâcheté. On voulut favoir mon fentiment. Je répondis ainfi :

UN Roi, qui ne fait gouverner que dans la paix ou dans la guerre, & qui n'est pas capable de conduire fon peuple dans ces deux états, n'eft qu'à demi Roi. Mais fi vous comparez un Roi qui ne fait que la guerre, à un Roi

F 2

fave

fage qui, fans favoir la guerre, eft capable de la foutenir dans le befoin par fes Géneraux, je le trouve preferable à l'autre. Un Roi enticrement tourné à la guerre voudroit toujours la faire, pour étendre fa domination & fa propre gloire; il ruïneroit fon peuple. A quoi fcrt-il à un peuple que fon Roí fubjugue d'autres nations, fi on eft malheureux fous fon regne? D'ailleurs les longues guerres entrainent toujours après elles beaucoup de defordres : les victorieux mêmes fe dereglent pendant ce tems de confufion.. Voyez ce qu'il en coute à la Grece pour avoir triomphé de Troye; elle a été privée de fes Rois pendant plus de dix ans. Lors que tout eft en feu par la guerre, les loix, l'agriculture, les arts languiflent. Les meilleurs Princes mêmes, pendant qu'ils ont une guerre à foutenir, font contraints de faire le plus grand des maux, qui eft de tolerer la licence, & de fe fervir des méchans. Combien y a-t-il de fcelerats qu'on puniroit pendant la paix, & dont on a befoin de récompenfer l'audace dans les defordres de la guerre? Jamais aucun peuple n'a eu un Roi conquerant, fans avoir beaucoup à fouffrir de fon ambition. Un conquerant, enivré de fa gloire, ruïne prefque autant fa nation. victorieufe que les autres nations vaincues. Un Prince, qui n'a point les qualités nécefaires pour la paix, ne peut faire goûter à fes Sujets les fruits d'une guerre heureufement finie. Il eft comme un homme qui defendroit fon champ contre fon voifin, & qui ufurperoit celui de fon voisin même; mais qui ne fauroit ni labourer, ni femer, pour recueillir aucune moiffon. Un tel homme femble né pour détruire, pour ravager, pour renverser le Monde, & non pour rendre le peuple heureux par un fage gouver

nement.

t

VENONS

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