rare, de veoir quelquesfois les grands personnages, aux haultes entreprinses et importants affaires, se tenir si entiers en leur assiette, que de n'en accourcir pas seulement leur sommeil. Alexandre le Grand, le iour assigné à cette furieuse battaille contre Darius, dormit si profondement et si haulte matinee, que Parmenion feut contrainct d'entrer en sa chambre, et, approchant de son lict, l'appeller deux ou trois fois par son nom pour l'esveiller, le temps d'aller au combat le pressant. L'empereur Othon ayant resolu de se tuer, cette mesme nuict, aprez avoir mis ordre à ses affaires domestiques, partagé son argent à ses serviteurs, et affilé le tranchant d'une espee de quoy il se vouloit donner, n'attendant plus qu'à sçavoir si chascun de ses amis s'estoit retiré en seureté, se print si profondement à dormir, que ses valets de chambre l'entendoient ronfler. La mort de cet empereur a beaucoup de choses pareilles à celle du grand Caton, et mesme cecy: car Caton estant prest à se desfaire, ce pendant qu'il attendoit qu'on luy apportast nouvelles si les senateurs qu'il faisoit retirer s'estoient eslargis du port d'Utique, se meit si fort à dormir qu'on l'oyoit souffler, de la chambre voisine; et celuy qu'il avoit envoyé vers le port l'ayant esveillé pour luy dire que la tormente empeschoit les senateurs de faire voile à leur ayse, il y en renvoya encores un aultre, et se r'enfonçant dans le lict, se remeit encores à sommeiller iusques à ce que ce dernier l'asseura de leur partement'. Encores avons nous de quoy le comparer au faict d'Alexandre, en 1 PLUTARQUE, Vie de Caton d'Utique, c. 19. ce grand et dangereux orage qui le menaceoit par la sedition du tribun Metellus, voulant publier le decret du rappel de Pompeius dans la ville avecques son armee, lors de l'esmotion de Catilina; auquel decret Caton seul resistoit, et en avoient eu Metellus et luy de grosses paroles et grandes menaces áu senat; mais c'estoit au lendemain, en la place, qu'il falloit venir à l'execution, où Metellus, oultre la faveur du peuple et de Cæsar, conspirant lors aux advantages de Pompeius, se debvoit trouver accompaigné de force esclaves estrangiers et escrimeurs à oultrance, et Caton, fortifié de sa seule constance; de sorte que ses parents, ses domestiques et beaucoup de gents de bien en estoient en grand soulcy, et en y eut qui passerent la nuict ensemble sans vouloir reposer, ny boire, ny manger, pour le dangier qu'ils luy veoyoient preparé; mesme sa femme et ses sœurs ne faisoient que pleurer et se tormenter en sa maison: là où luy, au contraire, reconfortoit tout le monde; et, aprez avoir souppé comme de coustume, s'en alla coucher, et dormir de fort profond sommeil iusques au matin, que l'un de ses compaignons au tribunat le veint esveiller pour aller à l'escarmouche. La cognoissance que nous avons de la grandeur de courage de cet homme, par le reste de sa vie, nous peult faire iuger, en toute seureté, que cecy luy partoit d'une ame si loing eslevee au dessus de tels accidents, qu'il n'en daignoit entrer en cervelle, non plus que d'accidents ordinaires. En la battaille navale que Augustus gaigna contre Sextus Pompeius en Sicile, sur le poinct d'aller au combat, il se trouva pressé d'un si profond sommeil, qu'il fallut que ses amis l'esveillassent pour donner le signe de la battaille : cela donna occasion à M. Antonius de luy reprocher, depuis, qu'il n'avoit pas eu le cœur seulement de regarder les yeulx ou- * verts l'ordonnance de son armee, et de n'avoir osé se presenter aux soldats, iusques à ce qu'Agrippa luy veinst annoncer la nouvelle de la victoire qu'il avoit eu sur ses ennemis. Mais quant au ieune Marius, qui feit encore pis, car le iour de sa derniere iournee contre Sylla, aprez avoir ordonné son armee et donné le mot et signe de la battaille, il se coucha dessoubs un arbre à l'ombre pour se reposer, et s'endormit si serré qu'à peine se peut il esveiller de la route et fuitte de ses gents, n'ayant rien veu du combat; ils disent que ce feut pour estre si extremement aggravé de travail et de faulte de dormir, que nature n'en pouvoit plus. Et à ce propos, les medecins adviseront si le dormir est si necessaire, que nostre vie en despende: car nous trouvons bien qu'on feit mourir le roy Perseus de Macedoine prisonnier à Rome, luy empeschant le sommeil ; mais Pline en allegue qui ont vescu long temps sans dormir. Chez Herodote, il y a des nations ausquelles les hommes dorment et veillent par demy annees. Et ceulx qui escrivent la vie du sage Epimenides, disent qu'il dormit cinquante sept ans de suitte. FIN DU TOME PREMIER. TABLE DES MATIÈRES CONTENUES DANS CE VOLUME. AVIS SUR CETTE ÉDITION. MICHEL DE MONTAIGNE.. L'AUCTEUR AU LECTEUR. LIVRE PREMIER. CHAPITRE I. Par divers moyens on arrive à pareille fin. 9 15 CHAPITRE III.-Nos affections s'emportent au delà de nous. CHAPITRE V.-Si le chef d'une place assiegee doibt sortir pour CHAPITRE VI. — L'heure des parlements, dangereuse. CHAPITRE VII.-Que l'intention iuge nos actions. CHAPITRE VIII.-De l'oysifveté. 27 30 35 38 41 CHAPITRE XII -De la constance. CHAPITRE XIII. - Cerimonie de l'entrevue des roys. CHAPITRE XIV. On est puny pour s'opiniastrer à une place sans raison. CHAPITRE XV.-De la punition de la couardise. CHAPITRE XVI.-Un traict de quelques ambassadeurs. CHAPITRE XVII.-De la peur. CHAPITRE XVIII. —Qu'il ne fault iuger de nostre heur qu'aprez 81 113 CHAPITRE XIX.-Que philosopher c'est apprendre à mourir. 85 CHAPITRE XXIII.-Divers evenements de mesme conseil. CHAPITRE XXIV.-Du pédantisme. . . . CHAPITRE XXV.-De l'institution des enfants. CHAPITRE XXVI.-C'est folie de rapporter le vray et le faulx au iugement de nostre suffisance. CHAPITRE XXVIII.-Vingt et neuf sonnets d'Estienne de la 251 258 Boëtie. (A madame de Grammont, comtesse de Guissen.). 278 CHAPITRE XXX.-Des Cannibales. 294 302 CHAPITRE XXXI.—Qu'il fault sobrement se mesler de iuger des ordonnances divines. .. 323 - CHAPITRE XXXII. De fuir les voluptez, au prix de la vie. - CHAPITRE XXXIII. La fortune se rencontre souvent au train 'de la raison. 329 CHAPITRE XXXIV. — D'un default de nos polices. |