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nombre, si c'est nombre, qui n'auroit pas grand moyen de nous troubler. Mais toute cette aultre presse, où va elle? soubs quelle enseigne se iecte elle a quartier? Il advient de la leur comme des aultres medecines foibles et mal appliquees : les humeurs qu'elle vouloit purger en nous, elle les a eschauffees, exasperees et aigries par le conflict; et si, nous est demeuree dans le corps : elle n'a sceu nous purger par sa foiblesse, et nous a cependant affoiblis; en maniere que nous ne la pouvons vuider non plus, et ne recevons de son operation que des douleurs longues et intestines.

Si est ce que la fortune, reservant tousiours son auctorité au dessus de nos discours, nous presente auculnesfois la necessité si urgente, qu'il est besoing que les loix lui facent quelque place: et, quand on resiste à l'accroissance d'une innovation qui vient par violence à s'introduire, de se tenir en tout et par tout en bride et en regle contre ceulx qui ont la clef des champs, ausquels tout cela est loisible qui peult advancer leur desseing, qui n'ont ny loy ny ordre que de suyvre leur advantage, c'est une dangereuse obligation et inequalité.

Aditum nocendi perfido præstat fides1.

d'autant que la discipline ordinaire d'un estat, qui est en sa santé, ne pourveoit pas à ces accidents extraordinaires; elle presuppose un corps qui se tient en ses principaulx membres et offices, et un commun con

1 Se fier à un perfide, c'est ouvrir la porte à la trahison. SÉNEQUE, OEdip., act. III, v. 686.

sentement à son observation et obeïssance. L'aller legitime est un aller froid, poisant et contrainct, et n'est pas pour tenir bon à un aller licencieux et effrené. On sçait qu'il est encores reproché à ces deux grands personnages, Octavius et Caton, aux guerres civiles, l'un de Sylla, l'aultre de Cesar, d'avoir plustost laissé encourir toutes extremitez à leur patrie, que de la secourir aux despens de ses loix, et que de rien remuer : car, à la verité, en ces dernieres necessitez où il n'y a plus que tenir, il seroit à l'adventure plus sagement faict de baisser la teste et prester un peu au coup, que, s'aheurtant, oultre la possibilité, à ne rien relascher, donner occasion à la violence de fouler tout aux pieds; et vauldroit mieulx faire vouloir aux loix ce qu'elles peuvent, puis qu'elles ne peuvent ce qu'elles veulent. Ainsi feit celuy qui ordonna qu'elles dormissent vingt et quatre heures'; et celuy qui remua pour cette fois un iour du calendrier; et cet aultre qui du mois de iuin feit le second may, Les Lacedemoniens mesmes, tant religieux observateurs des ordonnances de leur païs, estants pressez de leur loy qui deffendoit d'eslire par deux fois admiral un mesme personnage, et de l'aultre part leurs affaires requerants de toute necessité que Lysander prinst de rechef cette charge, ils feirent bien un Aracus admiral, mais Lysander surintendant de la marine: et de mesme subtilité, un de leurs ambassadeurs, estant envoyé vers les Atheniens pour obtenir le changement de quelqu'ordonnance, et Pericles luy alle

1 Agésilas.

2 Alexandre le Grand,

guant qu'il estoit deffendu d'oster le tableau où une loy estoit une fois posee, luy conseilla de le tourner seulement, d'autant que cela n'estoit pas deffendu. C'est ce dequoy Plutarque loue Philopomen, qu'estant nay pour commander, il sçavoit non seulement commander selon les loix, mais aux loix mesmes, quand la necessité publicque le requeroit.

CHAPITRE XXIII.

DIVERS EVENEMENTS DE MESME CONSEIL.

Iacques Amyot, grand aumosnier de France, me recita un iour cette histoire à l'honneur d'un prince des nostres (et nostre estoit il à tresbonnes enseignes, encores que son origine feust estrangiere '), que durant nos premiers troubles, au siege de Rouan', ce prince ayant esté adverti, par la royne mere du roy, d'une entreprinse qu'on faisoit sur sa vie, et instruict particulierement, par ses lettres, de celuy qui la debvoit conduire à chef, qui estoit un gentilhomme angevin, ou manceau, frequentant lors ordinairement pour cet effect la maison de ce prince, il ne communiqua à personne cet advertissement: mais se promenant l'endemain au mont saincte Catherine, d'où se faisoit nostre batterie à Rouan (car c'estoit au temps que nous la tenions assiegee), ayant à ses costez ledit seigneur grand aumosnier et un aultre evesque, il 1 Le duc de Guise, surnommé le Balafré.

En 1562.

apperceut ce gentilhomme qui luy avoit esté remarqué, et le feit appeller. Comme il feut en sa presence, il luy dict ainsi, le veoyant desia paslir et fremir des alarmes de sa conscience : « Monsieur de tel lieu, vous vous doubtez bien de ce que ie vous veulx, et vostre visage le montre. Vous n'avez rien à me cacher; car ie suis instruict de vostre affaire si avant, que vous ne feriez qu'empirer vostre marché d'essayer à le couvrir. Vous sçavez bien telle chose et telle (qui estoyent les tenants et aboutissants des plus secrettes pieces de cette menee): ne faillez, sur vostre vie, à me confesser la verité de tout ce desseing. » Quand ce pauvre homme se trouva prins et convaincu (car le tout avoit esté descouvert à la royne par l'un des complices), il n'eut qu'à ioindre les mains et requerir la grace et misericorde de ce prince, aux pieds duquel il se voulut iecter; mais il l'en garda, suyvant ainsi son propos1: «Venez ça; vous ay ie aultrefois faict desplaisir? ay ie offensé quelqu'un des vostres par haine particuliere? Il n'y a pas trois semaines que ie vous cognoy; quelle raison vous a peu mouvoir à entreprendre ma mort? » Le gentilhomme respondit à cela, d'une voix tremblante, que ce n'estoit aulcune occasion particuliere qu'il en eust, mais l'interest de la cause generale de son party, et qu'aulcuns luy avoient persuadé que ce seroit une execution pleine de pieté, d'extirper, en quelque maniere que ce feust, un si puissant ennemy de leur religion. « Or, suyvit

1 Tout ceci se trouve dans un livre intitulé la Fortune de la Cour, composé par le sieur de Dampmartin, ancien courtisan du règne de Henri III, Hv. II, pag. 139. COSTE,

ce prince, ie vous veulx montrer combien la religion que ie tiens est plus doulce que celle dequoy vous faictes profession. La vostre vous a conseillé de me tuer sans m'ouïr, n'ayant receu de moy aulcune offense; et la mienne me commande que ie vous pardonne, tout convaincu que vous estes de m'avoir voulu tuer sans raison. Allez vous en, retirez vous; que ie ne vous veoye plus icy: et, si vous estes sage, prenez doresnavant en vos entreprinses des conseillers plus gents de bien que ceulx là. »

L'empereur Auguste, estant en la Gaule, receut certain advertissement d'une coniuration que luy brassoit L. Cinna: il delibera de s'en venger, et manda pour cet effect au lendemain le conseil de ses amis. Mais la nuict d'entre deux, il la passa avecques grande inquietude, considerant qu'il avoit à faire mourir un eune homme de bonne maison et nepveu du grand Pompeius, et produisoit en se plaignant plusieurs divers discours : « Quoy doncques, disoit il, sera il vray que je demeureray en crainte et en alarme, et que ie laurray mon meurtrier se promener ce pendant à son ayse? S'en ira il quitte, ayant assailly ma teste, que i'ay sauvee de tant de guerres civiles, de tant de battailles par mer et par terre3, et aprez avoir estably la

Des dieux que nous servons connais la différence:
Les tiens t'ont commandé le meurtre et la vengeance,
Et le mien, quand ton bras vient de m'assassiner,
M'ordonne de te plaindre et de te pardonner.

VOLTAIRE, Alzire.

2 Voyez SÉNÈQUE, dans son traité de la Clémence, I, 9, d'où cette histoire a été transportée ici mot pour mot. On connaît l'imitation de Corneille.

3 Je ne conçois pas comment Auguste pouvait se dire à lui-même

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