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LIVRE XVIII.

Pendant la navigation, Télémaque s'entretient avec Mentcr sur les principes d'un sage gouvernement, et en particulier sur les moyens de connaître les hommes, pour les chercher et les employer selon leurs talents. Pendant cet entretien, le calme de la mer les oblige a relâcher dans une île où Ulysse venait d'aborder. Télémaque le rencontre, et lui parle sans le reconnaître; mais, après l'avoir vu s'embarquer, il ressent un trouble secret dont il ne peut concevoir la cause. Mentor la lui explique, et l'assure qu'il rejoindra bientôt son père: puis il éprouve encore sa patience, en retardant son départ, pour faire un sacrifice à Minerve. Enfin la déesse elle-même, cachée sous la figure de Mentor, reprend sa forme, et se fait connaître. Elle donne à Télémaque ses dernières instructions, et disparaît. Alors Télémaque se hâte de partir, et arrive à Ithaque, où il retrouve son père chez le fidèle Eumée.

DÉJÀ les voiles s'enflent, on lève les ancres; la terre semble s'enfuir; le pilote expérimenté aperçoit de loin la montagne de Leucate, dont la tête se cache dans un tourbillon de frimas glacés, et les monts Acrocérauniens, qui montrent encore un front orgueilleux au ciel, après avoir été si souvent écrasés par la foudre.

Pendant cette navigation, Télémaque disait à Mentor: Je crois maintenant concevoir les maximes de gouvernement que vous m'avez expliquées. D'abord elles me paraissaient comme un songe; mais peu à peu elles se démêlent dans mon esprit, et s'y présentent clairement: comme tous les objets paraissent sombres et en confusion, le matin, aux premières lueurs de l'aurore, mais ensuite ils semblent sortir comme d'un chaos, quand la lumière, qui croît insensiblement, leur rend, pour ainsi dire, leurs figures et leurs couleurs naturelles. Je suis très-persuadé que le point essentiel du gouvernement est de bien discerner les différents caractères d'esprits, pour les choisir et pour les appliquer selon leurs talents; mais il me reste à savoir comment on peut se connaître en hommes.

Alors Mentor lui répondit: Il faut étudier les hommes pour les connaître; et pour les connaître, il en faut voir souvent, et traiter avec eux. Les rois doivent converser avec leurs sujets, les faire parler, les consulter, les éprouver par de petits emplois dont ils leur fassent rendre compte, pour voir s'ils sont capables de plus hautes fonctions. Comment est-ce, mon cher Télémaque, que vous avez appris, à Ithaque, à vous connaître en chevaux? c'est à force d'en voir et de remarquer leurs défauts et leurs perfections avec des gens expérimentés. Tout de même, parlez souvent des bonnes et des mauvaises qualités des hommes, avec d'autres hommes sages et vertueux, qui aient longtemps étudié leurs caractères; vous apprendrez insensiblement comment ils sont faits, et ce qu'il est permis d'en attendre. Qu'est-ce qui vous a appris à connaître les bons et les mauvais poëtes? c'est la fréquente lecture, et la réflexion avec des gens qui avaient le goût de la poésie. Qu'est-ce qui vous a acquis du discernement sur la musique c'est la même application à observer les divers musiciens. Comment peut-on espérer de bien gouverner les hommes, si on ne les connaît pas ? et comment les connaîtrait-on, si on ne vit jamais avec eux? Ce n'est pas vivre avec eux, que de les voir tous en public, où l'on ne dit de part et d'autre que des choses indifférentes et préparées avec art: il est question de les voir en particulier, de tirer du fond de leurs cœurs toutes les ressources secrètes qui y sont, de les tâter de tous côtés, de les sonder pour découvrir leurs maximes. Mais pour bien juger des hommes, il faut commencer par savoir ce qu'ils doivent être; il faut savoir ce que c'est que vrai et solide mérite, pour discerner ceux qui en ont d'avec ceux qui n'en ont pas.

On ne cesse de parler de vertu et de mérite, sans savoir ce que c'est précisément que le mérite et la vertu. Ce ne sont que de beaux noms, que des termes vagues, pour la plupart des hommes, qui se font honneur d'en parler à toute heure. Il faut avoir des principes certains de justice,

de raison, de vertu, pour connaître ceux qui sont raison. nables et vertueux. Il faut savoir les maximes d'un bon et sage gouvernement, pour connaître les hommes qui ont ces maximes, et ceux qui s'en éloignent par une fausse subtilité. En un mot, pour mesurer plusieurs corps, il faut avoir une mesure fixe; pour juger, il faut tout de même avoir des principes constants auxquels tous nos jugements se réduisent. Il faut savoir précisément quel est le but de la vie humaine, et quelle fin on doit se proposer en gouvernant les hommes. Ce but unique et essentiel est de ne vouloir jamais l'autorité et la grandeur pour soi; car cette recherche ambitieuse n'irait qu'à satisfaire un orgueil tyrannique: mais on doit se sacrifier, dans les peines infinies du gouvernement, pour rendre les hommes bons et heureux. Autrement on marche à tâtons et au hasard pendant toute la vie: on va comme un navire en pleine mer, qui n'a point de pilote, qui ne consulte point les astres, et à qui toutes les côtes voisines sont inconnues; il ne peut faire que naufrage.

Souvent les princes, faute de savoir en quoi consiste la vraie vertu, ne savent point ce qu'ils doivent chercher dans les hommes. La vraie vertu a pour eux quelque chose d'âpre; elle leur paraît trop austère et indépendante; elle les effraye et les aigrit: ils se tournent vers la flatterie. Dès lors ils ne peuvent plus trouver ni de sincérité ni de vertu ; dès lors ils courent après un vain fantôme de fausse gloire, qui les rend indignes de la véritable. Ils s'accoutument bientôt à croire qu'il n'y a point de vraie vertu sur la terre ; car les bons connaissent bien les méchants, mais les mé chants ne connaissent point les bons, et ne peuvent pas croire qu'il y en ait. De tels princes ne savent que se défier de tout le monde également: ils se cachent; ils se renferment; ils sont jaloux sur les moindres choses; ils craignent les hommes, et se font craindre d'eux. Ils fuient la lumière; ils n'osent paraître dans leur naturel. Quoiqu'ils ne veuillent pas être connus, ils ne laissent pas do l'être; car la curiosité maligne de leurs sujets pénètre et

devine tout. Mais ils ne connaissent personne: les gens intéressés qui les obsèdent sont ravis de les voir inaccessibles. Un roi inaccessible aux hommes l'est aussi à la vérité: on noircit par d'infâmes rapports, et on écarte de lui tout ce qui pourrait lui ouvrir les yeux. Ces sortes de rois passent leur vie dans une grandeur sauvage et farouche; ou, craignant sans cesse d'être trompés, ils le sont toujours inévitablement, et méritent de l'être. Dès qu'on ne parle qu'à un petit nombre de gens, on s'engage à recevoir toutes leurs passions et tous leurs préjugés: les bons mêmes ont leurs défauts et leurs préventions. De plus, on est à la merci des rapporteurs, nation basse et maligne, qui se nourrit de venin, qui empoisonne les choses innocentes, qui grossit les petites, qui invente le mal plutôt que de cesser de nuire; qui se joue, pour son intérêt, de la défiance et de l'indigne curiosité d'un prince faible et ombrageux.

Connaissez donc, ô mon cher Télémaque, connaissez les hommes, examinez-les, faites-les parler les uns sur les autres; éprouvez-les peu à peu; ne vous livrez à aucun. Profitez de vos expériences, lorsque vous aurez été trompé dans vos jugements: car vous serez trompé quelquefois ; et les méchants sont trop profonds pour ne surprendre pas les bons par leurs déguisements. Apprenez par là à ne juger promptement de personne ni en bien ni en mal; l'un et l'autre est très-dangereux: ainsi vos erreurs passées vous instruiront très-utilement. Quand vous aurez trouvé des talents et de la vertu dans un homme, servez-vous-en avec confiance: car les honnêtes gens veulent qu'on sente leur droiture: ils aiment mieux de l'estime et de la confiance, que des trésors. Mais ne les gâtez pas en leur donnant un pouvoir sans bornes: tel eût été toujours vertueux, qui ne l'est plus parce que son maître lui a donné trop d'autorité et trop de richesses. Quiconque est assez aimé des dieux pour trouver dans tout un royaume deux ou trois vrais amis, d'une sagesse et d'une bonté constante, trouve bientôt par eux d'autres personnes qui leur ressemblent, pour remplir les places inférieures. Par les bons auxquels

on se confie, on apprend ce qu'on ne peut pas discerner par soi-même sur les autres sujets.

Mais faut-il, disait Télémaque, se servir des méchants quand ils sont habiles, comme je l'ai ouï dire souvent ! On est souvent, répondait Mentor, dans la nécessité de s'en servir. Dans une nation agitée et en désordre, on trouve souvent des gens injustes et artificieux qui sont déjà en autorité; ils ont des emplois importants qu'on ne peut leur oter; ils ont acquis la confiance de certaines personnes puissantes qu'on a besoin de ménager: il faut les ménager eux-mêmes, ces hommes scélérats, parce qu'on les craint, et qu'ils peuvent tout bouleverser. Il faut bien s'en servir pour un temps, mais il faut aussi avoir en vue de les rendre peu à peu inutiles. Pour la vraie et intime confiance, gardez-vous bien de la leur donner jamais, car ils peuvent en abuser, et vous tenir ensuite malgré vous par votre secret; chaîne plus difficile à rompre que toutes les chaînes de fer. Servez-vous d'eux pour des négociations passagères: traitez-les bien; engagez-les par leurs passions mêmes à vous être fidèles; car vous ne les tiendrez que par là: mais ne les mettez point dans vos délibérations les plus secrètes. Ayez toujours un ressort prêt pour les rémuer à votre gré; mais ne leur donnez jamais la clef de votre cœur ni de vos affaires. Quand votre État devient paisible, réglé, conduit par des hommes sages et droits dont vous êtes sûr, peu à peu les méchants, dont vous étiez contraint de vous servir, deviennent inutiles. Alors il ne faut pas cesser de les bien traiter; car il n'est jamais permis d'être ingrat, même pour les méchants: mais en les traitant bien, il faut tâcher de les rendre bons; il est nécessaire de tolérer en eux certaines défauts qu'on pardonne à l'humanité: il faut néanmoins peu à peu relever l'autorité, et réprimer les maux qu'ils feraient ouvertement si on les laissait faire. Après tout, c'est un mal que le bien se fasse par les méchants; et quoique ce mal soit souvent inévitable, il faut tendre néanmoins peu à peu à le faire cesser. Un prince sage, qui ne veut que le bon ordre

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