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LIVRE VIII.

Vénus, toujours irritée contre Télémaque, demande sa perte à Jupi ter; mais les destins ne permettant pas qu'il périsse, la déesse va solliciter de Neptune les moyens de l'éloigner d'Ithaque, où le conduisait Adoam. Aussitôt Neptune envoie au pilote Achamas une divinité trompeuse, qui lui enchante les sens et le fait entrer à pleines voiles dans le port de Salente, au moment où il croyait arriver à Ithaque. Idoménée, roi de Salente, fait à Télémaque et à Mentor l'accueil le plus affectueux: il se rend avec eux au temple de Jupiter, où il avait ordonné un sacrifice pour le succès d'une guerre contre les Manduriens. Le sacrificateur, consultant les en- . trailles des victimes, fait tout espérer à Idoménée, et l'assure qu'il devra son bonheur à ses deux nouveaux hôtes.

PENDANT que Télémaque et Adoam s'entretenaient de la sorte, oubliant le sommeil, et n'apercevant pas que la nuit était déjà au milieu de sa course, une divinité ennemie et trompeuse les éloignait d'Ithaque, que leur pilote Achamas cherchait en vain. Neptune, quoique favorable aux Phéniciens, ne pouvait supporter plus longtemps que Télémaque eût échappé à la tempête qui l'avait jeté contre les rochers de l'île de Calypso. Vénus était encore plus irritée de voir ce jeune homme qui triomphait, ayant vaincu l'Amour et tous ses charmes. Dans le transport de sa douleur, elle quitta Cythère, Paphos, Idalie et tous les honneurs qu'on lui rend dans l'île de Chypre: elle ne pouvait plus demeurer dans ces lieux où Télémaque avait méprisé son empire. Elle monte vers l'éclatant Olympe, où les dieux étaient assemblés auprès du trône de Jupiter. De ce lieu, ils aperçoivent les astres qui roulent sous leurs pieds; il voient le globe de la terre comme un petit amas de boue; les mers immenses ne leur paraissent que comme des gouttes d'eau dont ce morceau de boue est un peu détrempé : les plus grands royaumes ne sont à leurs yeux qu'un peu de sable qui couvre la surface de cette boue; les peuples in

nombrables et les plus puissantes armées ne sont que comme des fourmis qui se disputent les unes aux autres un brin d'herbe sur ce morceau de boue. Les immortels rient des affaires les plus sérieuses qui agitent les faibles mortels, et elles leur paraissent des jeux d'enfants. Ce que les hommes appellent grandeur, gloire, puissance, profonde politique, ne paraît à ces suprêmes divinités que misère et faiblesse.

C'est dans cette demeure, si élevée au-dessus de la terre, que Jupiter a posé son trône immobile: ses yeux percent jusque dans l'abîme, et éclairent jusque dans les derniers replis des cœurs: ses regards doux et sereins répandent le calme et la joie dans tout l'univers. Au contraire, quand il secoue sa chevelure, il ébranle le ciel et la terre. Les dieux mêmes, éblouis des rayons, de gloire qui l'environnent, ne s'en approchent qu'avec tremblement.

Toutes les divinités célestes étaient dans ce moment auprès de lui. Vénus se présenta avec tous les charmes qui naissent dans son sein; sa robe flottante avait plus d'éclat que toutes les couleurs dont Iris se pare au milieu des sombres nuages, quand elle vient promettre aux mortels effrayés la fin des tempêtes, et leur annoncer le retour du beau temps. Sa robe était nouée par cette fameuse ceinture sur laquelle paraissent les grâces; les cheveux de la déesse étaient attachés par derrière négligemment avec une tresse d'or. Tous les dieux furent surpris de sa beauté, comme s'ils ne l'eussent jamais vue; et leurs yeux en furent éblouis, comme ceux des mortels le sont, quand Phébus, après une longue nuit, vient les éclairer par ses rayons. Ils se regardaient les uns les autres avec étonnement, et leurs yeux revenaient toujours sur Vénus; mais ils apercurent que les yeux de cette déesse étaient baignés de larmes, et qu'une douleur amère était peinte sur son visage.

Cependant elle s'avançait vers le trône de Jupiter, d'une démarche douce et légère, comme le vol rapide d'un oiseau qui fend l'espace immense des airs. Il la regarda avec tomplaisance; il lui fit un doux souris ; et, se levant, il

l'embrassa. Ma chère fille, lui dit-il, quelle est votre peine! Je ne puis voir vos larmes sans en être touché: ne craignez point de m'ouvrir votre cœur ; vous connaissez ma tendresse et ma complaisance.

Vénus lui répondit d'une voix douce, mais entrecoupée de profonds soupirs: Ö père des dieux et dos hommes, vous qui voyez tout, pouvez-vous ignorer ce qui fait ma peine? Minerve ne s'est pas contentée d'avoir renversé jusqu'aux fondements la superbe ville de Troie, que je défendais, et de s'être vengée de Paris, qui avait préféré ma beauté à la sienne; elle conduit par toutes les terres et par toutes les mers le fils d'Ulysse, ce cruel destructeur de Troie. Télémaque est accompagné par Minerve; c'est ce qui empêche qu'elle ne paraisse ici en son rang avec les autres divinités. Elle a conduit ce jeune téméraire dans l'ile de Chypre pour m'outrager. Il a méprisé ma puissance; il n'a pas daigné seulement brûler de l'encens sur mes autels: il a témoigné avoir horreur des fêtes que l'on célèbre en mon honneur; il a fermé son cœur à tous mes plaisirs. En vain Neptune, pour le punir, à ma prière, a irrité les vents et les flots contre lui: Télémaque, jeté par un naufrage horrible dans l'ile de Calypso, a triomphé de l'Amour même, que j'avais envoyé dans cette île pour attendrir le coeur de ce jeune Grec. Ni sa jeunesse, ni les charmes de Calypso et de ses nymphes, ni les traits enflammés de l'Amour, n'ont pu surmonter les artifices de Minerve. Elle l'a arraché de cette île: me voilà confondue, un enfant triomphe de moi !

Jupiter, pour consoler Vénus, lui dit: Il est vrai, ma fille, que Minerve défend le cœur de ce jeune Grec contre toutes les flèches de votre fils, et qu'elle lui prépare une gloire que jamais jeune homme n'a méritée. Je suis fâché qu'il ait méprisé vos autels; mais je ne puis le soumettre à votre puissance. Je consens, pour l'amour de vous, qu'il soit encore errant par mer et par terre, qu'il vive loin de sa patrie, exposé à toutes sortes de maux et de dangers; mais les destins ne permettent, ni qu'il périsse, ni que sa

vertu succombe dans les plaisirs dont vous flattez les hommes. Consolez-vous donc, ma fille : soyez contente de tenir dans votre empire tant d'autres héros et tant d'immortels.

En disant ces paroles, il fit à Vénus un souris plein de grâce et de majesté. Un éclat de lumière, semblable aux plus perçants éclairs, sortit de ses yeux. En baisant Vénus avec tendresse, il répandit une odeur d'ambroisie dont tout l'Olympe fut parfumé. La déesse ne put s'empêcher d'être sensible à cette caresse du plus grand des dieux: malgré ses larmes et sa douleur, on vit la joie se répandre sur son visage; elle baissa son voile pour cacher la rougeur de ses joues, et l'embarras où elle se trouvait. Toute l'assemblée des dieux applaudit aux paroles de Jupiter; et Vénus, sans perdre un moment, alla trouver Neptune pour concerter avec lui les moyens de se venger de Télémaque.

Elle raconta à Neptune ce que Jupiter lui avait dit. Je savais déjà, répondit Neptune, l'ordre immuable des destins: mais si nous ne pouvons abîmer Télémaque dans les flots de la mer, du moins n'oublions rien pour le rendre malheureux, et pour retarder son retour à Ithaque. Je ne puis consentir à faire périr le vaisseau phénicien dans lequel il est embarqué. J'aime les Phéniciens, c'est mon peuple; nulle autre nation de l'univers ne cultive comme eux mon empire. C'est par eux que la mer est devenue le lien de la société de tous les peuples de la terre. Ils m'honorent par de continuels sacrifices sur mes autels; ils sont justes, sages et laborieux dans le commerce; ils répandent partout la commodité et l'abondance. Non, déesse, je ne puis souffrir qu'un de leurs vaisseaux fasse naufrage; mais je ferai que le pilote perdra sa route, et qu'il s'éloignera d'Ithaque où il veut aller.

Vénus, contente de cette promesse, rit avec malignité, et retourna, dans son char volant, sur les prés fleuris d'Idalie, où les Grâces, les Jeux et les Ris, témoignèrent leur joie de la revoir, dansant autour d'elle sur les fleurs qui parfument ce charmant séjour.

Neptune envoya aussitôt une divinité trompeuse, semblable aux songes, excepté que les songes ne trompent que pendant le sommeil, au lieu que cette divinité enchante les sens des hommes qui veillent. Ce dieu malfaisant, environné d'une foule innombrable de Mensonges ailés qui voltigent autour de lui, vint répandre une liqueur subtile et enchantée sur les yeux du pilote Achamas, qui considérait attentivement à la clarté de la lune le cours des étoiles, et le rivage d'Ithaque, dont il découvrait déjà assez près de lui les roches escarpés. Dans ce même moment, les yeux du pilote ne lui montrèrent plus rien de véritable. Un faux ciel et une terre feinte se présentèrent à lui. Les étoiles parurent comme si elles avaient changé leur course, et qu'elles fussent revenues sur leurs pas; tout l'Olympe semblait se mouvoir par des lois nouvelles. La terre même était changée : une fausse Ithaque se présentait toujours au pilote pour l'amuser, tandis qu'il s'éloignait de la véritable. Plus il s'avançait vers cette image trompeuse du rivage de l'île, plus cette image reculait; elle fuyait toujours devant lui, et il ne savait que croire de cette fuite. Quelquefois il s'imaginait entendre déjà le bruit qu'on fait dans un port. Déjà il se préparait, selon l'ordre qu'il en avait reçu, à aller aborder secrètement dans une petite île qui est auprès de la grande, pour dérober aux amants de Pénélope, conjurés contre Télémaque, le retour de celui-ci. Quelquefois il craignait les écueils dont cette côte de la mer est bordée; et il lui semblait entendre l'horrible mugissement des vagues qui vont se briser contre ces écueils: puis tout à coup il remarquait que la terre paraissait encore éloignée. Les montagnes n'étaient à ses yeux, dans cet éloignement, que comme de petits nuages qui obscurcissent quelquefois l'horizon pendant que le soleil se couche. Ainsi Achamas était étonné; et l'impression de la divinité trompeuse, qui charmait ses yeux, lui faisait éprouver un certain saisissement qui lui avait été jusqu'alors inconnu. Il était même tenté de croire qu'il ne veillait pas, et qu'il était dans l'illusion

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