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ves: scientifique, littéraire, artistique, libérale ou manuelle.

A mes yeux, propriété personnelle, propriété industrielle et propriété terrienne tirent leur existence de la même origine : l'utilité individuelle légitimée par l'utilité publique. L'incontestable stimulant du travail, c'est la possession incontestée de ses fruits, sous la seule réserve imposée à qui ne les détient pas de ne pouvoir se les approprier qu'après payement préalable de leur valeur vénale, authentiquement constatée.

De là, le droit de préemption universelle, qui est à la propriété ce qu'une extrémité du levier est à l'autre.

Propriété universelle et préemption universelle sont les deux extrémités du levier social, les deux pôles du Monde civilisé, les deux temps du pendule politique.

Qu'est-ce que la préemption, telle que je l'ai déjà exposée ailleurs *? C'est le droit consacré d'expropriation pour cause d'utilité publique, individualisé et universalisé; c'est le droit de l'État souverain, transporté, aux mêmes conditions et par les mêmes considérations, à l'Individu souverain; c'est enfin le droit individuel d'expropriation pour cause d'utilité privée ayant trouvé son contre-poids nécessaire dans le droit individuel d'expropriation pour cause d'utilité publique.

Le droit d'expropriation pour cause d'utilité privée s'exerce sans protestation, pourquoi n'en serait-il pas ainsi du droit d'expropriation pour cause d'utilité publique? Ce dernier serait-il donc moins légitime que le premier?

Le créancier qui a prêté sur hypothèque ou sur gage, s'il n'est pas exactement payé au jour de l'échéance, peut exproprier l'immeuble ou s'approprier le

* Voir l'IMPÔT, par Émile de Girardin, pages 273 et sui

vantes.

gage. Ne serait-ce pas în vain que, pour arrêter cette expropriation forcée, ou cette appropriation suprême, le débiteur dirait au créancier : « Cet immeuble est le patrimoine de mes parents, de père en fils, ces meubles ont appartenu à ma mère, j'y tiens autant qu'à mon honneur, à ma vie, de grâce, ne me les enlevez pas; de grâce, laissez-moi le temps et l'espoir de me libérer!» Devant le créancier, s'il demeure inexorable, devant l'huissier, devant l'avoué, devant le juge, tous également impassibles, vaines supplications! Elles ne seront point entendues. Considérations de famille, invocations du cœur, rien ne sera écouté.

Ou devant ces considérations pieuses et touchantes doit s'arrêter saintement le droit d'expropriation pour cause d'utilité privée, ou il n'y a pas de motif pour que, devant elles, s'arrête le droit d'expropriation pour cause d'utilité publique. Il faut être conséquent et opter:

Si le droit d'expropriation pour cause d'utilité privée est maintenu, il n'existe pas d'objection sérieuse contre le droit d'expropriation pour cause d'utilité publique.

Dans cet ordre d'idées, toute chose qui a une valeur vénale est réputée marchandise. Toute marchandise peut et doit s'acheter au cours. Or, la préemption, telle qu'elle s'exerce, ajoute à la valeur déclarée un DIXIÈME EN SUS. Qui redoute la préemption a donc un moyen fort simple de s'y soustraire, c'est d'estimer la chose qu'il tient à conserver, le prix qu'elle vaut, ou un tel prix que nul ne soit tenté de la préempter. En tout cas, le préempteur peut, à son tour, être le préempté.

La première conséquence de la préemption universelle, c'est d'élever à leur plus haute valeur les propriétés de toute nature, assujetties à l'impôt transformé en assurance générale et spéciale; la seconde conséquence, c'est de rendre la prime d'assurance d'autant plus faible que la richesse publique sera plus considérable; la

troisième conséquence, c'est d'ouvrir à l'activité individuelle un Monde nouveau, c'est de donner à la spéculation l'entière liberté de son essor; la quatrième conséquence, enfin, c'est de résoudre les difficultés, réputées jusqu'à ce jour insolubles, qui s'opposaient à ce que les fruits du travail scientifique, artistique, littéraire, industriel, fussent considérés comme des propriétés, ayant les mêmes droits à la pérennité que la propriété immobilière et mobilière.

Le régime admis de la préemption universelle, il n'y a plus de motifs, ni fondés ni spécieux, il n'y a plus de prétextes, pour que l'inventeur, le savant, l'auteur, l'artiste, ne possèdent pas les œuvres qui sont les leurs, aux mêmes titres et conditions que le cultivateur possède les fruits de la terre qu'il a ensemencée, du pré qu'il a fumé ou de la vigne qu'il a plantée.

Si le détenteur d'un domaine ne sait pas en tirer tout le parti que ce domaine comporte, il pourra être préempté; de même si le détenteur d'une invention ne sait pas l'exploiter, il pourra être préempté; pareillement pour le détenteur d'une œuvre littéraire, auteur ou éditeur. Alors la concurrence qui n'était qu'un champ étroit sur lequel se pressait et se ruait une foule immense et compacte devient un champ libre où chacun peut se mouvoir librement dans le rayon de son aptitude. Des améliorations et des progrès de toute nature, qui rencontraient, dans l'ordre vicieux des choses, d'invincibles obstacles, n'en rencontrent plus. Chaque chose prend d'elle-même son niveau et rien n'arrête plus l'élan de chaque homme. Dès qu'il en est ainsi, le travail abonde, et ses fruits se multiplient en suivant la progression géométrique.

Qu'importerait alors la question de savoir si le sol doit appartenir à la propriété collective ou à la propriété individuelle? Ce ne serait plus qu'une question

oiseuse. Ce qui importe, c'est que, par la loi naturelle du travail et de l'épargne, la terre passant des mains oisives aux mains laborieuses soit définitivement possédée par les plus capables d'en tirer tous les produits dont elle est susceptible, en y appliquant les procédés et les instruments les plus perfectionnés.

Je suppose qu'un nouveau Fulton ait inventé une machine à vapeur labourant la terre aussi facilement, aussi rapidement, que le steamer laboure la mer, mais que cette machine ne puisse être avantageusement employée qu'à la condition d'avoir à parcourir d'immenses espaces; je suppose que cette machine à labourer soit à la charrue en usage, ce que le métier à filer est au rouet, que l'impuissance de soutenir la concurrence sur le marché a condamné à l'abandon; eh bien! dans les conditions de la propriété terrienne, telle qu'elle est morcelée, cette machine serait sans utilité, car elle serait sans emploi; tandis qu'avec la préemption il serait aussi facile de l'appliquer qu'il est facile maintenant de transporter en huit heures, de Paris à la frontière belge, mille voyageurs par le chemin de fer. De riches compagnies se formeraient; elles préempteraient toutes les terres dont elles auraient besoin; puis elles diviseraient leur fonds social en actions qu'elles émettraient. On serait alors actionnaire du sol comme on est actionnaire d'un chemin de fer.

J'entrevois dans l'avenir une époque où l'agriculture se divisera en agriculture à l'eau froide et en agriculture à l'eau chaude, où la terre avant d'être ensemencée, labourée, hersée, subira des préparations analogues à celles que la laine subit avant d'être convertie en drap tissé, tondu et apprêté. Avant de labourer la terre, on la nettoiera, on en extraira les pierres, on la cardera, en quelque sorte, comme on nettoie et comme on carde, avant de les filer, la laine et le coton.

15.

Dès qu'une opération est susceptible d'atteindre une rigoureuse précision, la machine peut s'en charger? l'homme n'a plus qu'à s'effacer; ce qu'il faisait, elle le fera mieux que lui; et si elle ne le fait pas tout de suite, elle le fera plus tard.

L'homme est supérieur aux machines par l'intelligence; les machines sont supérieures à l'homme par la précision. La précision est l'âme des machines, c'est leur génie.

Toutes les opérations où la puissance mécanique intervient ne tardent pas à se lier étroitement et méthodiquement. Un progrès se déduit de l'autre. Il suffit, pour s'en convaincre, d'avoir visité une seule fois une grande filature et d'en avoir suivi une à une toutes les opérations. La terre se traitera comme se traite un tissu. Semer en ligne, et moissonner mécaniquement ne seront plus des difficultés dès que la première difficulté aura été vaincue : celle de régler, à volonté, la profondeur du labour, et de labourer à la vapeur à moins de frais qu'en se servant de bœufs, de vaches ou de chevaux *.

Application de la machine à vapeur à la culture de la terre, jardinage mécanique, voilà ce que j'appelle l'agriculture à l'eau chaude; maintenant ai-je besoin de dire que par l'agriculture à l'eau froide, j'entends l'art des irrigations appliqué, sur la plus vaste échelle, à toutes les terres montueuses, accidentées, qui par la même raison qu'elles seraient impossibles à labourer mécaniquement, se prêteraient admirablement à être converties en prés naturels, ce qui permettrait de nourrir un grand nombre de bestiaux, et de substituer dans une forte proportion l'usage de la viande à l'usage

«La vapeur peut se faire laboureur. » Discours de M. Magne, ministre de l'agriculture; preuve: la piocheuse à vapeur inventée par MM. Barrat frères.

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